Plusieurs ordonnances de référé rendues dans le contexte de la crise sanitaire liée au SARS-CoV-2 ont remis sur le devant de la scène les responsabilités civile et pénale de l’employeur. En effet l’employeur est responsable de la santé et de la sécurité de ses salarié·es (article L 4121-1 du Code du travail). La loi prévoit qu’il doit prendre des mesures de prévention et veiller à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances.
Des inspecteurs du travail (à Lille et à Lyon) et des organisations syndicales (Nanterre, Paris, Le Havre) ont été à l’initiative de référés judiciaires qui avaient comme point commun d’interroger le respect de l’obligation de sécurité de l’employeur en période d’épidémie : ordonnances du 3 avril du tribunal judiciaire de Lille (association d’aide à domicile) ; du 9 avril 2020 du TJ de Paris (la Poste) ; du 14 avril du TJ de Nanterre (Amazon) ; du 7 mai 2020 du TJ du Havre (Renault Sandouville) ; du 11 mai 2020 du TJ de Lyon (Le Coursier de Lyon1).
Dans chacune de ces affaires jugées les employeurs sont mis en demeure d’évaluer les risques liés à la COVID19 avec les personnels concernés et les instances CSE/CHSCT, à plusieurs reprises la circulaire de la direction générale du travail du 18 avril 2002 a été rappelée.
Sur l’obligation de mettre à jour le DUERP,
un incontournable
Une crise sanitaire est un changement de circonstances qui doit conduire tout employeur à s’assurer que les mesures qu’il met en œuvre habituellement sont toujours adaptées ou à en prendre de nouvelles pour protéger les salarié·es contre les risques de contamination. L’article R.4121-3 du Code du travail prévoit que le document unique d’évaluation des risques professionnels doit être mis à jour chaque fois que nécessaire et notamment en cas de mise en place de plan de continuité d’activité ou de reprise d’activité.
Dans toutes ces affaires les juges ont rappelé aux employeurs d’évaluer les risques professionnels liés à l’épidémie du COVID-19 et à mettre à jour leurs DUERP2.
Il faut souligner une précision importante relevée dans le jugement d’Amazon : « le seul fait d’affirmer que les gestes barrières permettent une protection efficace ne répond pas à l’obligation d’évaluer préalablement les risques avant de définir des mesures de sécurité et de prévention ». Or dans la plupart des entreprises et des administrations, les employeurs se sont contentés d’afficher les consignes sanitaires et d’exiger de leurs personnels qu’ils les appliquent sans s’interroger sur leur faisabilité !
Les juges ont considéré que les directions de La Poste, d’Amazon, de Renault n’avaient pas non plus évalué les risques psychosociaux résultant spécifiquement de l’épidémie : dans un établissement d’Amazon un inspecteur du travail souligne qu’il est particulièrement nécessaire de rendre compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail…), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue qu’exige le respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salarié·es par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise.
L’évaluation des risques ne se limite pas à l’entreprise et à ses seuls salarié·es comme l’ont rappelé inspecteurs du travail et syndicats dans les entreprises Renault, Coursier de Lyon et Amazon. Les plans de prévention3 et leur mise à jour ont été les grands oubliés dans la période. Ainsi une mise en demeure d’une inspectrice sur un des sites d’Amazon a montré entre autres que les plans de prévention avec les entreprises extérieures de nettoyage, de sécurité, de chargement et de déchargement n’avaient pas été actualisés. De même dans l’usine Renault Sandouville les juges ont relevé seulement deux avenants à deux plans de prévention et l’absence de mise à jour des protocoles de sécurité4 pour les opérations de chargement et de déchargement.
Dans chaque ordonnance de référé il a été rappelé que les organisations syndicales devaient être associées à chaque étape à l’évaluation des risques et à la mise à jour des documents uniques. Dans le cas d’Amazon le juge dénonce l’absence « d’approche pluridisciplinaire en concertation étroite avec les salariés, premiers acteurs de leur sécurité sanitaire ».
Il est aussi souligné que cette évaluation devait se faire à partir des situations réelles de travail (Coursier de Lyon), qu’il fallait définir une organisation du travail, des processus de travail par métier et en fonction des sites et activités (Renault Sandouville). En conséquence cela nécessite de présenter au CSE/CHSCT des documents adaptés aux différentes situations et non des copier/coller des gestes barrières. Dans l’affaire Renault Sandouville le juge a constaté que le document remis au CSE n’était autre qu’un Powerpoint relatif aux gestes barrières applicables sur l’ensemble des sites du groupe et non sur les risques liés au SARS-CoV-2 auxquels les salariés de Sandouville seraient exposés.
Enfin les juges ont également rappelé la nécessité :
- d’informer et de former de façon appropriée tous les salarié·es de l’entreprise, du personnel intérimaire et des prestataires d’entreprises extérieures et pas de se cantonner à la diffusion de messages sur écran ;
- de fournir des équipements de protection individuelle (gants, masques) d’en justifier la mise à disposition permanente et en quantité suffisante (…).
Sur l’exposition au risque biologique,
des appréciations divergentes
Dans l’affaire jugée par le tribunal de Lille le 3 avril, une association d’aide à domicile a été condamnée sous astreinte à mettre en œuvre la réglementation relative au risque biologique (articles R 4421-1 et suivants) qui est beaucoup plus contraignante pour les employeurs, car elle vient s’ajouter aux obligations générales de prévention (articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail).
Le tribunal de Lyon dans l’affaire du Coursier de Lyon comme trois autres jugements lillois concernant des supermarchés et un hypermarché ont abouti à la même conclusion : les salarié·es sont exposé·es à un risque spécifique qui ne résulte pas de leur activité, mais des circonstances dans lesquelles ils ou elles l’exercent. En revanche pour les salarié·es d’Amazon comme ceux de Renault les juges ont écarté ce risque en raison de la nature même de leur activité. Il en est de même d’ailleurs dans une autre affaire jugée le 30 avril 2020 par le TJ d’Aix-en-Provence et qui concernait des salarié·es d’une boulangerie.
À signaler le curieux positionnement du ministère du travail5 qui vraisemblablement pour protéger les entreprises d’obligations plus contraignantes, a classé le SARS-CoV-2 dans le groupe 2 des agents biologiques contrairement à l’avis d’inspecteurs du travail corroboré par les juges pour qui le SARS-CoV-2 doit être classé en groupe 3.
Le ministère du Travail entend ainsi limiter l’exposition au risque biologique aux professionnels de santé, de secours, de soins, d’aide à domicile et d’aide à la personne dès lors que leurs tâches impliquent des contacts de moins d’un mètre avec des personnes.
Sur l’importance de rédiger des écrits, de laisser des traces, de solliciter l’inspection du travail…
Les décisions rendues l’ont été grâce aux actions syndicales et aux interventions de l’inspection du travail : des droits d’alerte déclenchés par les membres des CSE, des droits de retrait exercés par des salariés considérant que les mesures prises par la direction n’étaient pas suffisantes pour les protéger, des mises en demeure de l’inspection du travail enjoignant les employeurs de mettre en œuvre des mesures de prévention du SARS-CoV-2.
Dans son recours contre la Poste Sud PTT a fourni un tableau de l’ensemble des signalements de dangers graves et imminents sur l’ensemble du territoire, fait état de pressions à l’égard des salarié·es, de conditions de sécurité qui ne sont pas maximales…
La nature des éléments et documents apportés par le syndicat, le contenu des rapports des inspecteurs et inspectrices du travail, les actions du syndicat, des instances et des personnels sont déterminants pour l’emporter.
Les enseignements à en tirer
Le premier enseignement de ces ordonnances et non des moindres est le rappel à l’ordre des employeurs quant à leur obligation d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des salarié·es, de procéder à une évaluation des risques et de mettre en œuvre de moyens de prévention appropriés, d’informer et de former les salarié·es, etc. Il faut souligner que pour deux de ces entreprises les juges sont allés plus loin : Amazon a été contrainte sous astreinte (y compris en appel) à limiter son activité aux produits de première nécessité ou indispensables et l’usine Renault Sandouville à suspendre son activité tant qu’elle ne se sera pas conformée aux exigences du juge.
L’évaluation de l’ensemble des risques professionnels et la mise à jour du document unique restent aux yeux de la justice la pierre angulaire d’une politique efficace de prévention et c’est plutôt une bonne nouvelle.
Les gestes barrières recommandés par le gouvernement ne suffisent pas à eux seuls à répondre aux obligations de l’employeur, que l’évaluation des risques en période de Covid-19 et la prise des mesures de prévention qui vont en résulter doivent être adaptées à la spécificité de l’activité dans l’entreprise ou l’administration.
Il est important de souligner que le DUERP est très souvent considéré par les employeurs comme une contrainte supplémentaire, un document de plus, souvent sous-traité quand il existe.
Ces décisions de justice viennent à juste titre rappeler qu’il est un support essentiel de prévention ainsi qu’un outil de contentieux.
On comprend aussi pourquoi le rapport LECOCQ6 pour qui trop de contraintes règlementaires et de contrôles pèsent sur les entreprises propose de supprimer le document unique et de le remplacer par un plan d’action de branche !
Gageons également que ces ordonnances décideront un plus grand nombre d’équipes syndicales à regarder de plus près le document unique de leur entreprise ou service, la nature des risques recensés et des mesures de prévention mises en place par l’employeur pour signaler les risques non répertoriés ou l’inadaptation des mesures envisagées.
Autre enseignement essentiel à tirer de ces décisions est celui d’accentuer le travail de terrain pour exiger de l’employeur qu’il se conforme à ses obligations de sécurité, à mettre en place des mesures adaptées au travail réel des salarié·es. En effet ces jugements montrent l’importance et l’intérêt de rédiger des écrits, de laisser des traces, de solliciter la médecine du travail/de prévention, l’inspection du travail… d’utiliser tous les leviers possibles en les adaptant aux situations rencontrées (enquêtes, droit d’alerte, droit de retrait, déclaration d’accident, expertise…).
En conclusion le travail syndical de terrain est essentiel pour recueillir et formaliser avec les salarié·es concerné·es les situations concrètes de travail, apporter des informations à l’inspecteur du travail, au service de santé au travail, à la CARSAT avant tout recours au droit. L’important est de bien articuler les moyens de l’action syndicale .
1 Entreprise de transport routier régulier de plis et colis pour les particuliers et les entreprises
2 Document unique d’évaluation des risques professionnels
3 Le plan de prévention est prévu en cas d’intervention d’une entreprise extérieure dans les locaux d’une autre entreprise ou administration pour éviter tout accident du fait d’une coactivité dans les mêmes locaux. Dans plusieurs situations le plan de prévention est établi par écrit. Articles R4511-5 à R4514-5 du Code du travail
4 Le protocole de sécurité se substitue au plan de prévention pour les opérations de chargement et de déchargement
5 https://travail-emploi.gouv.fr/le-ministere-en-action/coronavirus-covid-19/proteger-les-travailleurs/article/securite-et-sante-des-travailleurs-les-obligations-generales-de-l-employeur-et
6 Rapport « Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée » publié en 2018. Se reporter au bulletin n° 63 de Solidaires