La mise en cellule… d’écoutes

L’audience du 19 mai vue par Guy Friedmann, salarié de FT en agence commerciale au temps des premières réformes des années 90 qu’il a raconté dans Le mirage de la compétence (Syllepse, 2000). Devenu sociologue du travail, il a participé à l’Observatoire du stress et des mobilités forcées. Il est membre d’ASD-Pro, association en soutien aux victimes de violence au travail.


Tandis que le procès en première instance se tenait en mai 2019 au nouveau Tribunal Judiciaire installé à Porte de Clichy, avec ses accès mécaniques, ses dimensions aéroportuaires, ses salles immenses, sa modernité livide et impersonnelle, pas loin d’un univers à la Tati, retournement de situation, la suite de ce procès en appel en mai 2022 se déroule dans le prestigieux Palais parisien, mélange de l’ancienne demeure royale et de celui que l’on appelait le « Palais des Appels ». Désormais, c’est avec les boiseries et les envoûtantes tapisseries que le défilé solennel des robes noires dans les couloirs du Palais vous rappelle le sacre de l’éloquence, la force de ceux qui jugent ; les regards magistraux et les allures distinctives vous attirent dans l’esprit des lieux, et ne tremblez pas à la barre ! Continuer la lecture de « La mise en cellule… d’écoutes »

Un homme en colère

La chronique du 19 mai vue par Pascal Marichalar, sociologue et historien au CNRS. Il est notamment l’auteur de Médecin du travail, médecin du patron ? L’indépendance médicale en question (2014), et Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales (2017).


Dessin de Claire Robert

Louis-Pierre Wenès, 73 ans, les cheveux blancs méticuleusement ramenés vers l’arrière, est l’ancien numéro deux de la société France Télécom. A la barre, il revendique d’être volontiers « brut de décoffrage » et de se laisser facilement emporter par la colère : « je m’arrête là, ou je vais devenir grossier », dit-il plusieurs fois.

Pourtant, à une époque où le virilisme agressif n’est plus censé avoir la cote, dans une cour d’appel où tout rappelle la déférence qu’on se doit de montrer envers la justice, ce comportement « passe » sans remontrances excessives, comme une caractéristique pittoresque, pagnolesque, du personnage. Lorsqu’on a assisté à d’autres procès, on se rappelle que tous les prévenus ne sont pas logés à la même enseigne. Continuer la lecture de « Un homme en colère »

Qui est responsable ? Accusation, défense et personnification du management capitaliste

L’audience du mercredi 18 mai (après-midi) vue par Alexis Cukier, maître de conférences en philosophie à l’Université de Poitiers, co-animateur des Ateliers Travail et Démocratie. Il est l’auteur, notamment, de Le travail démocratique, Puf, 2018.


Nous entrons dans la salle d’audience. Au-dessus de la présidente du siège, Pascaline Chamboncelle-Saligue, un écran blanc affiche la projection d’un tableau indiquant une partie de la chronologie des faits en cause – la partie la plus visible met côte à côte les noms et brèves présentations des victimes, pour l’essentiel les salarié.e.s de France Télécom qui se sont suicidé.e.s ou ont tenté de se suicider, dont il a été question le matin. Cet après-midi porte sur les alertes, il s’agit de répondre à ces questions : que savaient les prévenus ? Qu’ont-ils et elles contribué à mettre en œuvre pour répondre à ces alertes ? Et de quoi précisément sont-ils et elles responsables ? Continuer la lecture de « Qui est responsable ? Accusation, défense et personnification du management capitaliste »

Ne leur pardonnez pas, ils savent ce qu’ils font

L’audience du mercredi 18 mai vue par Fabrice Larcade & Mélissa Viguié, magasinièr-es à la Bibliothèque nationale de France. Respectivement membre et secrétaire nationale de Sud Culture Solidaires. Membres de la commission juridique de Sud Culture Solidaires et de la commission conditions de travail de Solidaires.


« Je ne nie pas qu’il y ait eu un certain nombre d’événements graves et malheureux. Ce que j’affirme, c’est qu’il n’y a pas eu de crise de suicides chez France Télécom. »
Louis-Pierre Wenès, ex-Directeur Général-adjoint sur les opérations France

« Ils ne pouvaient pas ne pas savoir… »

C’est par ces mots que s’achève cette quatrième journée d’audience du procès en appel des ex-dirigeant-es1 de France Télécom/Orange, ces mots d’une ancienne employée, et déléguée syndicale élue à l’instance représentative nationale, qui témoigne à la barre des tentatives désespérées d’interpeller ces dirigeant-es sur le mal-être profond et généralisé des employé-es. Malgré les tentatives de déstabilisation des avocates de la défense, elle relate posément les alertes répétées des différentes organisations syndicales entre 2007 et 2009 sur la souffrance engendrée par les restructurations incessantes et la réduction du personnel. Continuer la lecture de « Ne leur pardonnez pas, ils savent ce qu’ils font »

J’ai un peu peur

L’audience du vendredi 13 mai vue par Rachel Saada, avocate en droit du travail et protection sociale. Son cabinet, L’Atelier des droits, a défendu la cause des familles des salarié·es du Technocentre de Renault qui se sont suicidés entre 2006 et 2007.


Dessin de Claire Robert

Vendredi 13, il fait beau, très beau mais pas encore chaud.

L’huissière est installée à une table devant la première chambre de la cour pour pointer les présents.

C’est la plus belle et la plus grande salle du « vieux palais ». Tandis que les peintures, les lustres, les fauteuils et les boiseries sont du 19ème siècle, les écrans et rétro-projecteur accrochés il y a peu ont trainé la salle jusqu’au 21ème siècle.

Ici on arrive presque à croire que la justice va bien et qu’elle a les moyens, qu’on respecte les gens, qu’on prend le temps de les écouter et peut être de les comprendre.

Comme les prévenus ont fait appel, on recommence tout comme si les premiers juges n’avaient rien fait du tout, comme si le jugement de première instance et ses 353 pages n’existait pas, comme si la société Orange ne l’avait pas accepté.

Oui, on refait tout parce que les premiers juges ont pu se tromper, parce que c’est ça le 2ème degré de juridiction. Et il ne faut pas le déplorer. Continuer la lecture de « J’ai un peu peur »

Patrons voyous ou politique d’entreprise ?

Du 11 mai au 1er juillet 2022 se tient « le procès de France Télécom » en appel. Cette deuxième audience du 12 mai est vue par Louis-Marie Barnier, sociologue du travail et représentant CGT au Conseil National d’Orientation des Conditions de Travail. Il est co-auteur avec Hélène Adam de La santé n’a pas de prix, voyage au cœur des CHSCT, Syllepse, 2013.


Dessin de Claire Robert

La juge de la cour d’appel avait décidé d’axer cette seconde journée sur l’étude de la politique sociale de l’entreprise, avec pour fil conducteur cette question qui sera précisée au cours de la journée : « Est-ce que vous avez fait le maximum en matière de dialogue social, ou bien avez-vous placé le personnel en mal de prévention ? » Le malaise tout au long de la journée provient d’un sentiment : juge-t-on l’entreprise ou bien quelques dirigeants qui auraient dépassé les limites ? Continuer la lecture de « Patrons voyous ou politique d’entreprise ? »

Le retour du harcèlement de masse devant ses juges

Emmanuel Dockès est professeur de droit à l’université Lyon 2, derniers ouvrages parus aux éditions du Détour, une utopie, Voyage en misarchie, un roman, Le projet Myrdinn et aux éditions Dalloz une Proposition de code du travail (avec le GR-PACT) et un précis de Droit du travail.


Dessin de Claire Robert

L’audience d’appel de l’affaire France Telecom/Orange s’ouvre aujourd’hui, 11 mai 2022, quinze ans après les faits, trois ans après les condamnations ordonnées par le tribunal correctionnel. On recommence, pas tout à fait à zéro, mais presque. L’entreprise Orange n’a pas fait appel. La sentence qui lui fut infligée, le maximum de la peine encourue, est donc définitive. Olivier Barberot, DRH de France Telecom à l’époque des faits, condamné à un de prison dont quatre mois ferme, lui non plus n’a pas fait appel. Restent les autres, six prévenus au total, qui contestent tout, y compris et surtout leur culpabilité. Parmi eux, il y a notamment Didier Lombard, ancien président de France Telecom et Louis-Pierre Wenes, ancien président de la filiale France. Ce sont les anciens patrons d’une énorme entreprise. Ils ont navigué dans des sphères de pouvoir et d’argent si hautes, qu’habituellement la justice n’y passe pas. Et ce n’est pas le seul aspect exceptionnel de cette affaire, déjà entrée dans l’histoire du droit du travail.
Perdu dans les couloirs du Palais de justice à la recherche de la salle d’audience, j’interroge une gardienne. Elle m’indique le point d’orientation et me souhaite bon courage. Il y a de la compassion dans son regard. Comme j’ouvre des yeux interrogateurs, elle précise : « Le procès France Telecom, c’est dur ». Elle sait. Continuer la lecture de « Le retour du harcèlement de masse devant ses juges »

Verdict du procès France télécom: Un interdit majeur

Du 6 mai au 11 juillet 2019 s’était tenu le procès pour harcèlement moral au tribunal correctionnel de Paris à l’encontre de la société France Télécom (Orange aujourd’hui), Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes et Olivier Barberot ainsi que Nathalie Boulanger, Guy Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont et Jacques Moulin, pour complicité.

Les 46 audiences de ce procès avaient permis de regarder en détail ce qui s’est déroulé pendant les années 2006 à 2010 dans la machine managériale d’une société du Cac 40. Tous les dispositifs furent mis à nu, les plans Next et Act, les parts variables, les discours à l’Acsed, les formations de l’école de management, les alertes des médecins du travail, des CHSCT et du CNHSCT, les présentations de diapositives sur les objectifs de – 22 000 salariés, les outils de pression, les « espaces développement », etc. Celles et ceux qui auront suivi ces longues audiences précises et détaillées ont pu voir la mécanique totale et globale à l’œuvre pour faire partir « par la porte ou par la fenêtre » plus de 22 000 salariés en 3 ans.

Ces audiences auront aussi permis de donner corps à celles et ceux qui ont subi, directement ou indirectement, et qui pour beaucoup restent profondément marqués dans leur intégrité par les méthodes brutales auxquelles ils furent confrontés. Parties civiles ou témoins ont pu dire leur vérité devant le tribunal et devant les prévenus.

Face à cette vérité, les prévenus n’auront livré que leur novlangue où l’euphémisme succède à la brutalité des mots pour continuer à esquiver leurs responsabilités et tenter de faire croire à la fable des « grands sauveurs de l’entreprise ». Ce n’est guère que sur leur propre sort qu’ils furent brièvement émus.

Ils furent là à toutes les audiences, en rang serré avec leur bataillons d’avocats qui débordait dans la salle dans une stratégie de défense collective qui fit dire au procureure qu’ils étaient « en bande organisée ». Pendant 41 jours, ce procès aura permis symboliquement de séquestrer plusieurs patrons avec le soutien de la police et de la justice…

Le délibéré a été rendu ce 20 décembre. Comme l’avait exprimé l’un de nos avocats, Jean-Paul Tessonnière, dans sa plaidoirie : « Le droit pénal a une fonction répressive et une fonction expressive. Il doit exprimer les interdits majeurs d’une société. La question que vous devez vous poser est simple, presque enfantine : est-ce que c’était interdit ? On attend de ce jugement qu’il indique que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi ces interdits majeurs. »

Le verdict prononcé à l’égard des prévenus est en effet exemplaire car il indique bien de manière claire un interdit majeur. En condamnant Didier Lombard, Louis Pierre Wenes et Didier Barberot à 1 année de prison, dont 8 mois avec sursis et 15 000 €..d’amendes, Nathalie Boulanger , Guy Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont et Jacques Moulin comme complices à 4 mois de prison avec sursis et .5000 €.d’amendes et, enfin la société France Télécom à 75 000.d’amendes. Au niveau civil, les condamnés devront verser plus de 5 millions d’€.

Pour l’union syndicale Solidaires qui s’était porté partie civile, la question centrale de ce procès n’était pas celle de la réparation ou de l’indemnisation mais bien celle de la condamnation de ces méthodes mortifères car nous devons les interdire, comme le fut en son temps l’amiante. Ce qui s’est passé dans cette entreprise et continue à se passer ailleurs concerne l’ensemble du monde du travail et cela doit cesser. Le jugement prononcé ce jour est un pas majeur dans la lutte contre les méthodes mortifères du capitalisme.

Dessins de Claire Robert.

Procès France Télécom Jour J pour le verdict

Du 6 mai au 12 juillet, s’est tenu le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Télécom, devenue Orange, accusés harcèlement moral par une centaine de parties civiles dont Sud PTT et Solidaires. Durant celui-ci, de nombreuses personnalités, scientifiques, écrivains, artistes… vont écrire, dessiner, filmer des compte-rendus jour après jour, l’histoire du procès selon leur point de vue…Pendant ce procès exceptionnel, Basta! et la petite boîte à outils de l’union syndicale Solidaires vous avait proposé un suivi régulier des audiences.

Le verdict sera rendu  vendredi 20 décembre 2019 à 10 h du matin.

Procès France Télécom J-1 avant le verdict« Quelle forme peut prendre une guerre? » par Sandra Lucbert

Du 6 mai au 12 juillet, s’est tenu le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Télécom, devenue Orange, accusés harcèlement moral par une centaine de parties civiles dont Sud PTT et Solidaires. Durant celui-ci, de nombreuses personnalités, scientifiques, écrivains, artistes… vont écrire, dessiner, filmer des compte-rendus jour après jour, l’histoire du procès selon leur point de vue…Pendant ce procès exceptionnel, Basta! et la petite boîte à outils de l’union syndicale Solidaires vous avait proposé un suivi régulier des audiences. Le verdict sera rendu vendredi 20 décembre 2019 à 10 h du matin. Nous publions un certain nombre d’interviews et de textes d’ici là.

Aujourd’hui deux audiences de juin et juillet 2019 du procès France Télécom, vues par Sandra Lucbert, romancière, autrice, entre autres, de « Mobiles« , Flammarion et « La toile« , Gallimard. A la suite du compte rendu écrit en juillet pour Solidaires, Sandra Lucbert a poursuivi par l’écriture d’un livre (de littérature); il doit normalement paraître aux éditions du seuil à la rentrée littéraire de septembre 2020.

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