Audience du 21 juin vue par Yann Le Merrer, Secrétaire fédéral Sud PTT, postier.
Le 21 juin débutaient les plaidoiries des parties civiles. On n’a pas entendu les prévenus ce jour-là, on n’a pas eu l’occasion d’entendre les monstres, mais qu’importe. Fait remarquable, ce sont souvent eux les stars, qu’ils reçoivent une cocarde d’un ministre quelconque ou qu’ils soient les prévenus dans un procès hors norme. Ils focalisent toujours l’attention. Ils ne sont pourtant pas le sujet essentiel, ils sont seulement les algorithmes de la souffrance organisée dans le monde du travail. Ce n’est pas le « procès Lombard », c’est l’espace où les victimes ont pu enfin prendre la parole, c’est l’Agora de celles et ceux que le système vouait à l’oubli. Me De Castro, troisième intervenant, remarquait à raison que les victimes étaient injustement nommées « les 118 » et que cette réification en une entité unique ne leur rendait pas hommage. Ils et elles ne sont pas un nombre. Ils sont des histoires, des drames, des humain·es que la machine a poussé au suicide ou brisé pour longtemps.
Des conclusions de la défense sont arrivées la veille et le moins que l’on puisse dire est qu’elles ont fait réagir l’ensemble des avocats de la partie civile. Me Topaloff souligne que Mme Boulanger, seule prévenue à avoir admis sa responsabilité, a pris sa part et qu’elle est la seule à avoir soulagé les victimes. Pour les autres c’est le déni, un « mur de certitudes » qui entoure leur monde et les défend de se sentir coupable. Les pièces de la défense en sont clairement une démonstration, elles osent discuter du nombre de réels de suicides mais s’attachent surtout à chercher ailleurs les causes des drames. « Ils n’ont toujours pas compris ! » s’exclame Me Topaloff. Pas compris que Yonnel Dervin s’est planté un couteau dans le ventre en disant « j’irai jusqu’au bout », pas compris que Jean-Michel Laurent se soit jeté sous un train après avoir dit « je ne suis qu’une merde incapable et encombrante ». Pas compris la claque, l’insulte faite à un salarié à qui ont dit benoitement « vous savez qu’il y a un poste de maitre-nageur à la piscine » sous prétexte qu’il aime bien la natation. Mais est-ce bien de l’incompréhension ? La défense s’est attachée à démontrer les « causes multi-factorielles » qui expliqueraient les suicides, autrement dit à gommer la responsabilité de l’entreprise. Elle a même été très loin dans cette veine, Me Benoit parlant même un peu pompeusement de « harcèlement moral post-mortem ». A propos de Anne Sophie Cassou, la défense nous apprend que « le fait que cela n’ait pas fonctionné vient de la personnalité de madame Cassou », qu’elle « n’avait pas d’amis » et qu’elle « vivait seule et n’avait pas d’enfant ». On préfère abimer la mémoire plutôt que de prendre sa part dans la lente descente en enfer des victimes.
« Les mots sont des pistolets chargés » disait Me Teissonière citant Brice Parain. Et c’est dans un dédale de mots que les plaidoiries nous ont promené, celui du champ lexical du management et de la novlangue du changement. C’est dans la « vallée du changement » qu’ont pris place des « espaces de développement » pour supprimer 22000 emplois dans un « système vertueux » qui ne licencie pas mais pousse à la « mobilité » d’agents et de salarié·es toujours « volontaires ». Des mots qu’il faut déminer pour comprendre les mécanismes mis en place lors des plans NExT et ACT. Des mots qui permettent toujours aux prévenus d’ériger une muraille de dénégations ou de mensonges purs et durs.
Ce sont toujours les mots, ceux de Lombard, qui planent en permanence dans les esprits : « On ne peut pas protéger tout le monde », « je ferai les départs par la fenêtre ou par la porte » ou « il faut en finir avec cette mode du suicide ». Des déclarations qui seraient des gaffes selon l’ancien PDG, de simples dérapages verbaux. Mais on peut aussi admettre ce qu’écrivait Vladimir Jankélévitch (cité par Me Topaloff) : « La gaffe est l’administration massive, intempestive, et inopportune de ces vérités qu’une posologie civilisée dose en général goutte par goutte ». Paradoxale défense d’un prévenu qui admet malgré lui sa culpabilité.
Car ils sont coupables ces prévenus, nul besoin de procès pour le savoir. N’importe quel militant d’entreprise connait l’arrogance et le mépris de ces gens qui organisent et mettent en œuvre les process « d’optimisation » des services et/ou de la production. Ce qui s’est passé à France Télécom est devenu un modèle pour nombre de patrons. Pour éviter l’annonce toujours politique d’un PSE ou même celle de nombreuses suppressions d’emplois, les mécanismes inaugurés par FT sont toujours les mêmes. On favorise les départs soient disant « naturels » en mettant à mal les salarié·es trop bien installé·es dans leurs fonctions, on les remet en cause sous prétexte de développement de nouvelles compétences, on nie à la fois leur savoir-faire et leurs investissements passés.
Les plaidoiries du jour, à chaque fois qu’elles abordaient le système FT, parlaient de la genèse d’un système managérial bien ancré aujourd’hui. En tant que postier, on ne peut qu’être frappé par l’application actuelle de ces méthodes au sein du groupe La Poste. Les presque 30 000 suppressions d’emplois en 4 ans se sont faites à bas bruit, sans annonce d’aucune sorte, mais à coup de restructurations massives, de fusions et de fermetures d’entités. Là aussi, les médecins du travail ont alerté à plusieurs reprises sur les effets délétères des réorganisations à marche forcées, là aussi les démissions se multiplient. La nuance, et elle est de taille, réside dans l’usage fait de notre ami le dictionnaire. A La Poste plus de fenêtre à laquelle on promet les salarié·es, plus de saillies agressives, les patrons ont appris. Le drame social se noue désormais, dans un bel exercice de « social-washing », sous le couvert d’une canopée verbale plus sympathique. Fini la lutte des classes, nous sommes sous le règne de la « bienveillance », du « respect », de la « résilience » et la « co-construction ». Il nous faudra décharger ces nouveaux pistolets et nous n’y parviendrons sans doute pas en devenant maitre-nageur, avec tout le respect qui leur est dû.