Nicolas Jounin,
Maître de conférence en sociologie à l’université Paris VIII,
auteur de «Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment », Paris, Éditions La Découverte, collection “Textes à l’appui /enquête de terrain”
« On n’est pas des patrons » : c’est ainsi que le PDG d’une entreprise sous-traitante de ferraillage, dans le secteur du bâtiment, parle de lui-même et de ses homologues. « On n’est pas des patrons », argumente-t-il, parce que ces anciens cadres devenus patrons à la faveur de l’externalisation de leur métier manquent de compétences ; et surtout parce qu’ils disposent de peu de marges de manœuvre, face aux exigences de leurs commanditaires, dans la gestion de leur entreprise et de leur personnel. Ils sont pourtant, du point de vue du droit, les incontestables patrons des ferrailleurs des chantiers, tandis que les clients ne sont « que » les bénéficiaires de la prestation – des extorqueurs lointains de la plus-value réalisée sur le travail des ouvriers.
La loi de 1898 sur les accidents du travail est considérée comme fondatrice du droit du travail en ce qu’elle distingue une nouvelle forme de contrat, où l’un des deux contractants met à disposition sa force de travail, c’est-à-dire sa liberté et sa volonté, pendant un temps déterminé. La subordination est consacrée et dans le même temps limitée par le droit, qui précisera les limites du pouvoir de l’employeur.1 Cette idée d’un commandement direct répond au développement de la grande firme taylorienne, qui devient au XXe siècle la représentation sinon la réalité dominante du monde du travail. L’interdiction du marchandage, formulée de diverses manières entre 1848 et 1973, en est le complément, puisqu’elle restreint théoriquement le recours à des entrepreneurs intermédiaires.
Les choses changent cependant à partir des années 1970. En 1973, le code des marchés publics cesse d’exiger une autorisation préalable pour sous-traiter : s’enclenche une dynamique de privatisation « par en bas », sans passer par des changements de statut des institutions concernées. En 1975, la loi sur la sous-traitance, tout en cherchant à sécuriser l’opération, ne lui pose que très peu de limites. C’est une forme juridique hybride qui se dessine, puisque le contrat de sous-traitance se situe entre le contrat de vente et le contrat de travail. La doctrine, puis la jurisprudence conviennent que le sous-traitant se distingue du pur fournisseur en ce qu’il obéit à des directives, des schémas conçus par son client, tout en gardant une certaine autonomie, faute de quoi on bascule dans le droit du travail. Enfin, par la loi du 3 janvier 1972, un an avant celle réinterdisant le marchandage (« fourniture de main-d’œuvre à but lucratif »), les agences d’intérim, jusque-là illégales, s’en voient confier le monopole.
Les stratégies patronales prennent appui sur le droit pour se déployer et s’adaptent, éventuellement après les avoir influencées, à ses transformations. Les stratégies d’externalisation s’interprètent notamment comme un moyen de contourner des règles (le droit du travail) grâce à d’autres (le droit commercial) : les entreprises commanditaires recourent au contrat d’entreprise pour se débarrasser du contrat de travail, dont la rupture est plus difficile. Cette conversion juridique a son pendant dans l’organisation des entreprises : ce ne sont plus les directions des ressources humaines qui sont concernées par le personnel externalisé, mais les directions des achats qui, entre deux commandes de produits, négocient les contrats de sous-traitance et d’intérim.
Néanmoins, cela ne signifie pas l’élimination pure et simple des contrats de travail, comme dans le cas des « faux indépendants » (autoentrepreneurs ou autres), mais un report sur des employeurs intermédiaires de leur gestion. Ces derniers mettent en place une gestion plus flexible, plus brutale, en partie parce qu’ils bénéficient de législations spécifiques qui leur confèrent moins d’obligations en matière de relations de travail, mais surtout parce qu’ils commettent des illégalités que leurs commanditaires ne voudraient ou ne pourraient assumer.
Une fois le cadre juridique posé, examinons quelques situations concrètes (dans le bâtiment2) où l’employeur officiel (sous-traitant ou agence d’intérim), auquel le salarié est subordonné, est lui-même dépendant d’un donneur d’ordres, si bien que l’identité du patron est incertaine. Se demander, alors, qui est le patron, n’est pas un simple jeu de l’esprit, mais une préoccupation concrète pour les travailleurs concernés, dans le cours ordinaire du travail comme dans les moments particuliers des conflits.
A froid
Un jour d’hiver, sur un bâtiment en construction, il pleut abondamment. Faut-il déclarer le chantier en intempéries ? La direction du chantier veut que l’on travaille. Les ouvriers refusent, ou plutôt une partie d’entre eux : les salariés embauchés de l’entreprise générale, ceux qui appartiennent à la même entreprise que la direction. Derrière, dans une réserve prudente, les personnels sous-traitants et intérimaires attendent l’issue du combat. Plutôt favorables à la revendication des autres ouvriers, mais attentistes. L’entreprise sous-traitante en ferraillage, pressée par la direction du chantier, exhorte ses ouvriers à se mettre au travail. Ces derniers, tiraillés entre la solidarité avec les embauchés de l’entreprise générale et la peur des représailles – ils sont non seulement sous-traitants mais aussi intérimaires –, finissent par obtempérer.
L’épisode n’a rien d’étonnant, et pourtant, rapporté à la configuration juridique du chantier, il devrait nous étonner : ce sont précisément les travailleurs qui ne sont pas liés par un contrat de travail avec l’entreprise générale, ceux qui ne lui sont pas formellement subordonnés, qui lui sont le plus soumis. Entre les deux pôles s’intercale l’entreprise sous-traitante et, entre elle et sa commanditaire, un contrat commercial. Un tel contrat est censé être plus égalitaire que le contrat de travail, tandis que les obligations du sous-traitant, limitées à l’accomplissement de certaines tâches prévues par avance dans le cahier des charges, sont théoriquement plus restreintes que celles d’un salarié, supposé obéir sur le moment. Dans la pratique du chantier, la situation prend une autre tournure : la soumission des ouvriers sous-traités est renforcée. Ces derniers endossent, en plus de leur propre subordination à leur employeur, la dépendance commerciale de ce dernier.
Cependant, l’employeur intermédiaire ne représente pas uniquement, pour le commanditaire, une garantie que ses consignes seront plus efficacement suivies qu’avec ses propres salariés. Il n’est pas seulement son allié mais aussi, malgré l’asymétrie, son concurrent dans la captation de la plus-value réalisée sur le travail des salariés. Cette tension se manifeste initialement dans la négociation du contrat ; elle parcourt ensuite le quotidien de son exécution. Le cahier des charges peut être interprété, contourné, voire transgressé : l’intérêt du sous-traitant est d’en faire moins que ce sur quoi il s’est engagé, celui du commanditaire d’en avoir le plus possible pour son argent.
Une telle situation multiplie les injonctions contradictoires pesant sur les salariés : ils peuvent être accusés aussi bien de ne pas faire le travail, que de ne pas avoir masqué le travail pas ou mal fait ou encore d’en faire trop pour le client. Dans un contexte de pénurie programmée de moyens humains et matériels, la « triche » obligatoire transforme les sous-traitants en éternels fautifs ; elle renforce et justifie la méfiance et le contrôle du donneur d’ordres à leur égard.
L’employeur intermédiaire est ainsi à l’avant-poste des contradictions de l’externalisation, poursuivant ses propres intérêts tout en déplaisant le moins possible à son commanditaire. Toutefois, quoiqu’il apparaisse juridiquement comme le nœud de la relation dite « triangulaire », son rôle dans la pratique est parfois plus secondaire. Lorsqu’il se contente de jouer le rôle d’interface, les contradictions sont aplanies. Dans le bâtiment, on trouve ainsi de nombreux intérimaires qui dépendent, pratiquement et effectivement, de chefs de chantier ou d’entreprises utilisatrices, tandis que les agences d’intérim ne sont que les dispositifs par lesquels cette dépendance transite et prend forme. Aussi les agences ne fournissent-elles pas toujours de la main-d’œuvre, contrairement à leur fonction officielle ; elles se contentent d’octroyer un statut précaire à une main-d’œuvre déjà sélectionnée par les utilisateurs.
A chaud
Lorsqu’un conflit se déclenche, le donneur d’ordres, en se prévalant de son statut de client, peut chercher en toute légalité à briser la grève. En effet, pendant que le sous-traitant met en œuvre à l’égard de ses salariés une stratégie de répression classique, bridée par l’interdiction légale de remplacer des grévistes, le donneur d’ordres peut se contenter de faire valoir son droit (commercial) à remplacer un fournisseur défaillant par un autre. Cette éventualité constitue pour l’employeur intermédiaire une réelle menace et, en même temps, un prétexte vis-à-vis de ses salariés pour contenir leurs revendications. Quoiqu’elles se situent sur des registres différents et en partie antagonistes, les réactions du donneur d’ordres et de son sous-traitant convergent donc vers la répression de la grève. Le dédoublement du patron ne nuit pas à la solidité de la riposte patronale, bien au contraire.
Face à cette duplicité, la stratégie syndicale peut alors tenter de « relocaliser » et réunifier l’autorité patronale, en visant le donneur d’ordres. Au maximum, il s’agit de faire reconnaître par le droit l’existence d’un contrat de travail direct entre le donneur d’ordres et le travailleur sous-traité et intérimaire, et par conséquent réduire la relation triangulaire à une classique relation entre patron et salarié. Au minimum, il s’agit de contraindre le donneur d’ordres à s’asseoir à la table des négociations, par exemple par l’occupation du chantier voire du siège social. En occupant, on désigne un interlocuteur et on cherche à faire reconnaître la validité de cette désignation. Le dédoublement du patron constitue donc un défi pour les stratégies syndicales, qui oblige à déterminer vers qui doit se tourner l’action, c’est-à-dire répondre à la question : où se trouve le pouvoir ?
Il faut donc d’abord localiser le patron. Il arrive que l’employeur intermédiaire soit introuvable, matérialisé par une simple boîte aux lettres, si bien qu’il faut s’attaquer à son commanditaire. Mais ce dernier est alors susceptible de se défausser, arguant qu’il n’a pas de rapport salarial avec les travailleurs puisqu’il était simplement lié par un contrat commercial avec l’intermédiaire fantôme. Si cette configuration est typique de la sous-traitance en cascade, elle se retrouve aussi sous une forme particulière avec l’intérim. La grève de travailleurs sans papiers, entre 2008 et 20103, s’y est brutalement confrontée, puisque la régularisation qui en était la revendication principale devait obligatoirement être parrainée par un patron. La stratégie des grévistes et de leurs soutiens a oscillé entre la mise en cause des agences d’intérim et celle des entreprises utilisatrices. Les premières étaient ciblées en tant qu’employeur direct, mais se défendaient que sans les commandes de donneurs d’ordres, elles ne pourraient jamais fournir les promesses d’embauches nécessaires à la régularisation. Les secondes répliquaient qu’elles n’embauchaient pas de sans-papiers et n’étaient pas responsables des errements de leurs fournisseurs ; elles s’affrontaient toutefois au constat que nombre d’intérimaires leur étaient subordonnés de longue date, ce qui les plaçait sous la menace d’être reconnues comme le véritable employeur. Mais nombre de travailleurs sans papiers (comme une bonne part des travailleurs avec papiers) ont été employés par différentes agences d’intérim, sur différents chantiers, pour le compte de différentes entreprises utilisatrices, si bien que, s’ils ont enrichi les entreprises du secteur du bâtiment, ils ne peuvent identifier le patron individuel qui devrait leur rendre des comptes.
Conclusion
« Ce n’est pas parce que les fonctions patronales sont séparées entre plusieurs individus et entreprises qu’employeurs et entreprises n’existent plus. De même qu’on parle de travailleur collectif on pourrait peut-être aussi parler d’employeur collectif », écrivait Sami Dassa il y a déjà trente ans4. Cette réalité socio-économique de mieux en mieux connue peine à trouver sa traduction juridique. En effet, la reconnaissance de la diffusion formelle du pouvoir de commandement – qui n’est pas contradictoire avec l’accroissement de la puissance des donneurs d’ordres, conçue comme capacité à faire valoir leurs intérêts –, se heurte aux formes d’« imputation de responsabilité » établies par le droit du travail : en dehors de pistes ouvertes par certains arrêts, la justice continue de chercher le patron individuel qui devra assumer les obligations de l’employeur5. La stratégie syndicale doit alors naviguer entre la tentative d’imposer une autre représentation, une autre distribution des responsabilités, et le risque de voir ses actions frappées d’illégalité parce qu’elles tapent (du strict point de vue juridique) à la mauvaise porte.
1Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994.
2Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2009.
3Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici !, Paris, La Découverte, 2011.
4Sami Dassa, « L’emploi, enjeux économiques et sociaux. Colloque de Dourdan II », in Le travail et sa sociologie, Paris, L’Harmattan, 1980, p. 180-187.
5Elsa Peskine, Réseaux d’entreprise et droit du travail, Paris, LGDJ, 2008.