Travail : soutenir et généraliser une résistance civile

Texte de Christine Castejon, analyste du travail, consultante au sein du cabinet Alternatives ergonomiques, docteur en philosophie.

Merci à Solidaires de me demander ce point de vue sur « l’évolution de la prise en compte de la question du travail ces dernières années ». Il résonne avec un autre, écrit il y a 5 ans, « La vraie bataille de l’intelligence », accessible ici.
Sur la question du travail, en effet, nous sommes dans une bataille de longue haleine, dans laquelle savoir de quoi on parle [quand on dit « travail »] n’est pas le moindre des problèmes. En 5 ans le panorama est celui de nombreuses initiatives qui ont mis la question-du-travail à l’ordre du jour. Côté organisations syndicales, l’idée que le travail (son contenu, son organisation) puisse être objet de mobilisation a pris du sens. L’arrêt sur le benchmark qui vient d’être rendu par le TGI de Lyon est bien le produit d’une mobilisation syndicale pour dire stop à une conception dégradée et dégradante du travail. Le bulletin Et voilà le travail, et le travail qu’il suppose, témoignent à leur façon du chemin qui se parcourt. Les deux initiatives que je cite là émanent de Solidaires mais, sans consacrer ces lignes à faire un inventaire, je témoigne du fait que la question chemine dans toutes les organisations, à différents niveaux.

Mais si la question monte, au point d’être présente dans de nombreux discours, ce qui n’a pas toujours été le cas, on peut se demander pourquoi il n’est pas encore évident qu’il s’agit d’une question politique essentielle, au sens où elle exige beaucoup plus que les embryons de débats et d’actions, souvent sans lendemains, qu’elle suscite. J’ai toute conscience que cette affirmation peut encore déclencher l’hostilité, une partie considérable des forces du mouvement social restant sur l’idée qu’il n’y a rien à gagner d’immédiat dans ce domaine, qu’on ne peut pas contrer le rouleau compresseur qui écrase de plus en plus d’activités de travail et les individus qui les exercent, sauf à abattre tout un système. Un bref article ne suffira certes pas à convaincre du contraire : ce qui est en jeu c’est le besoin d’un changement radical d’approche dans le mouvement social, s’appuyant sur ce qui commence à émerger.

Ecouter se dire le travail, un détour ?

A un groupe d’étudiants qui vont devenir des professionnels de la santé au travail, et qui pour la plupart travaillent pour payer leurs études, je donnais l’exercice suivant : réfléchissez à une règle à laquelle vous êtes censés vous plier dans votre travail et que vous ne respectez pas ; demandez-vous pourquoi vous ne la respectez pas, et ce que font vos collègues face à la même règle. L’objectif de l’exercice est d’amener les étudiants à constater qu’on ne contourne jamais une règle sans une raison qu’on juge bonne. Rien de tel, à mon avis, qu’un examen réflexif de ses propres façons de faire pour encourager la capacité à se mettre à la place des autres.
Ce jour-là, une étudiante évoque une règle qu’elle doit suivre comme caissière, dans un hypermarché de la banlieue Nord de Paris : le contrôle des billets à partir de 50 euros par des agents de sûreté. Elle explique pourquoi elle réalise elle-même le contrôle, sans appeler l’agent. Son discours s’emballe sur le récit des scènes qui la mettent en confrontation avec « les clients » : les gens nerveux après leur journée de travail, les roms et leurs pièces de petite monnaie, les porteurs de gros billets « probablement parce que les gens travaillent au black », les jeunes qui rackettent et s’attaquent aux « petites vieilles » après avoir surveillé leur code de carte bancaire, ceux pour qui le contrôle signifie discrimination, ceux qui ne parlent pas français, ceux qui ne comprennent rien à ce qu’on leur raconte, etc. Elle nous fait entrer dans le tourbillon de tous ces clients contre lesquels elle se défend. Elle ne saurait pas dire quelle est la proportion de clients qui posent vraiment problème. Sans doute pas la majorité, admet-elle, mais elle généralise à tout va… Elle nous dira d’abord que « non, la direction ne met pas la pression » aux caissières parce qu’elle sait que les clients sont « difficiles », « particuliers ». Il y a bien, dit-elle ensuite, un classement des caissières qui vont le plus vite mais « tout le monde s’en fiche ». Puis elle corrige : il y a du harcèlement de la direction auprès des caissières qui ne vont pas assez vite, et puis les agents de sécurité qu’elle est censée appeler ne font pas partie du personnel permanent. Ils sont mal payés, ne sont pas pressés d’affronter des tensions. Si elle ne les appelle pas, c’est qu’ils retardent son propre travail, et aussi qu’elle veut leur éviter un épisode difficile [….].

Bifurcation

Ce que j’écoute dans ce récit, ce n’est pas le énième exemple de souffrance au travail. C’est une travailleuse qui progressivement se met à distance de ce qu’elle vit en posant des mots dessus, en réfléchissant à son expérience, en accueillant les questions et les propositions des autres, qui l’écoutent. Faire parler quelqu’un de son travail, c’est pénétrer un extraordinaire vivier de réflexions, d’idées, de confidences, d’analyses qui ne portent jamais seulement sur l’activité de travail mais parlent de la société dans laquelle nous vivons, de la façon dont on y prend position (et pas seulement place). On n’est jamais déçu à suivre le chemin parcouru pour comprendre ce qui anime ceux qui travaillent, les contradictions et tensions qui les agitent. Car le travail agite [nos subjectivités], et c’est sa vertu. Un travail qui ne nous réveille jamais la nuit n’est pas meilleur qu’un travail qui nous réveille toutes les nuits. Un travail qui ne demande pas de se prendre la tête de temps en temps est un travail dans lequel on n’a pas besoin de l’aide des collègues. Un travail endormi dans l’assurance du déjà-fait ne vaut pas mieux qu’un travail répétitif.

Ce qui me pousse à l’affirmer c’est l’énorme confusion entretenue sous le label de « souffrance au travail » qui occupe tant de syndicalistes aujourd’hui, et a produit un marché de prétendus spécialistes. S’il faut le dire en une phrase : oui, on parle de plus en plus de travail ; mais trop souvent sur une mauvaise piste : celle de la compassion, celle de la dénonciation sans perspective. Observons l’écart entre les multiples témoignages recueillis sur ce qui va mal, des récits vivants, précis, montrant dans le détail les dégâts de telle ou telle réforme, et le faible nombre de mobilisations collectives dont le thème est le contenu du travail.

Chemin

Il y a des contre-exemples. Dans la série de conflits chez Ikea, il a été question d’une grève contre « un nouveau logiciel qui élabore les plannings en fonction du nombre de clients et du chiffre d’affaire attendu ». Cette façon de flexibiliser le travail en conjuguant ce que permettent la technologie (la surveillance en temps réel des résultats de la vente) et le droit (la flexibilité des contrats de travail- le temps partiel contraint) transforme en enfer les journées de travail de nombreux salariés du commerce. Mais pourquoi ce mode d’organisation, repérable dans des dizaines d’entreprise où il y a des syndicalistes, ne donne-t-il pas lieu à une campagne syndicale pour enrayer cette flexibilisation-au-carré, alors que nous sommes en pleines négociations nationales, par ailleurs, sur ce sujet ? La flexibilité ce n’est pas seulement celle du contrat de travail, c’est un mode de vie qu’on nous impose et qui retombe en cascade sur les rapports sociaux. Mais c’est plus que la question des temps sociaux, des temps externes au travail, qui est posée : la flexibilité évacue de l’entreprise tout ce qui n’a pas directement à voir avec la production. C’est la chasse aux temps de repos, aux temps de réflexion, aux temps informels d’échange sur le travail. La flexibilité c’est le taylorisme qui s’amplifie.
Or cela passe par des outils concrets, dont on voit la mise en œuvre, qui plus est des outils qui se répandent dans tous les milieux de travail, cela peut donc se combattre de façon aussi concrète. Dans le cas du benchmark on a fait appel à la justice, c’est mieux que rien. Mais pourquoi pas des mobilisations ?
A quand un mouvement pour respirer et penser au travail (contre l’intensification), pour placer les encadrants sur le terrain du travail tel qu’il se réalise (contre l’envahissement des tableaux de bord qui remplacent l’attention au réel), pour mettre les outils informatiques au service d’un projet (contre des outils qui liquident le sens du travail)….

Les syndicalistes sont débordés, j’en conviens. Mais je ne crois pas à cette raison comme à l’obstacle majeur1 pour un changement d’approche.

Deux pistes, fondées sur deux constats

La société est malade d’une réduction obstinée de l’humanité à des chiffres et, dans trop de cas, la réponse paradoxale des organisations syndicales, via les instances représentatives du personnel, c’est de faire établir par des consultants des statistiques sur la souffrance au travail. Les syndicalistes ne sont pas préparés, dans leurs organisations respectives, à affronter les transformations concrètes du travail. Les expertises CHSCT ont pourtant donné lieu à des centaines de discussions sur le travail dans des centaines d’entreprise. Elles s’évaporent parce qu’il n’y a pas transformation de ces connaissances en batailles syndicales. Cela reste savoirs de sociologues, d’ergonomes, et autres « experts », alors même que ceux-ci mettent en mots (pas toujours les bons) ce qu’ils apprennent du terrain.

Et si nous travaillions ensemble, syndicalistes et intervenants sur le travail, différemment ?

Alors que les syndicalistes courent après le temps, la résistance à la déshumanisation du travail est active, mais sans porte-voix. Là aussi il est question d’écoute et de regard à exercer.
Il y a quelques jours, accoudée à la table d’un wagon-bar dans un train en retard, j’entends la contrôleuse commander un taxi au nom d’un couple, pour qu’il ne loupe pas sa correspondance. Lorsqu’ils s’en vont en la remerciant, elle commente à mi-voix « en principe c’est un service que pour les Premières. J’ai grugé là… ». Elle a un demi-sourire, d’avoir « grugé », c’est-à-dire simplement d’avoir fait quelque chose qui n’est pas dans les clous de ce qu’on lui demande de faire. Elle vient de détourner (et non de gruger qui que ce soit) une règle humainement discutable. Après tout, les voyageurs de seconde classe auront plus de mal que ceux de première à régler le problème de leur correspondance.

Ces petits gestes qui rendent le travail des uns et la vie des autres plus vivables, il en existe partout, en permanence, même si on ne tombe pas toujours dessus. L’inverse existe aussi, bien sûr, mais nous opposer les uns aux autres c’est la règle d’or du système. Il est donc de l’ordre de la résistance civile de relever, d’amplifier, de faire circuler, tous les gestes qui vont à son encontre.

Et si nous faisions monter un « Je-fais-mon-boulot-d’humain.com » ?

A suivre ?

1 Pièce stimulante au débat, le livre du syndicaliste et dirigeant politique italien Bruno Trentin, qui vient d’être traduit en français. Il contient une analyse sans concession, comme on dit, de l’ambiguïté (jusqu’à l’enthousiasme) de la gauche européenne à l’égard de « l’Organisation Scientifique du Travail ». La cité du travail, le fordisme et la gauche, Fayard 2012 (1997 en Italie).