Sophie Béroud, Maître de conférences en science politique à l’Université Lyon 2 et membre du laboratoire Triangle. Elle a notamment dirigé avec Paul Bouffartigue, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ? (La Dispute, 2009) et plus récemment : «Une campagne de syndicalisation au féminin. Une expérience militante dans le secteur de l’aide à domicile », Travail, genre et société, n°30, 2013.
A deux occasions déjà, des stages sur les enjeux liés aux processus de précarisation ont été organisés au sein de Solidaires, avec l’idée de ne pas s’arrêter à l’analyse du phénomène, mais de créer un cadre collectif afin de réfléchir en termes de stratégies syndicales1. Quel est l’intérêt de ce genre de démarche et qu’apporte une étude approfondie de la notion de précarité ? Ne risque-t-on pas de répéter ce que l’on sait déjà sur la dégradation des formes d’emploi et de n’aboutir, in fine, qu’à l’établissement d’un sombre panorama ? L’objectif de ces formations consiste justement à articuler la dimension du constat, aussi complexe et riche soit ce dernier, à une réflexion centrée sur les pratiques syndicales. Il s’agit bien sûr de comprendre la façon dont le processus de précarisation atteint les collectifs de travail et affaiblit les résistances collectives. Mais il s’agit aussi, dans une perspective dialectique, de saisir ce qui peut potentiellement se recomposer, les espaces qui s’ouvrent, par-delà les contraintes structurelles, pour favoriser des formes d’auto-organisation des travailleurs précaires.
Les travaux de recherche permettant de bien poser l’analyse de la précarité sont aujourd’hui nombreux2. Nous nous contenterons d’évoquer de façon synthétique un certain nombre de leurs apports, dans l’objectif de poser les soubassements d’une réflexion syndicale. Cette dernière n’existe pas clefs en mains. Elle se forge peu à peu, au fur et à mesure des initiatives et des expérimentations pour créer du collectif, là où, au contraire, le processus de précarisation isole, individualise et affaiblit.
Quand la précarité de l’emploi, du travail et des droits font système
On réduit très souvent la précarité à celle de l’emploi, en énumérant les différentes formes d’emplois dits « atypiques » (stage, emploi aidé, CDD, CDI à temps partiel non choisi…) Or, cette approche est insuffisante pour rendre compte du phénomène dans sa globalité. Elle tend, de plus, à enfermer le raisonnement dans une vision descriptive et réductrice. On sait bien, par exemple que le CDI ne protège pas nécessairement de la précarité : un travailleur salarié dans une entreprise sous-traitante, même s’il est (éventuellement) en CDI, connaîtra une situation fragile en raison même du statut de son entreprise et du contrat commercial qui lui celle-ci à l’entreprise donneuse d’ordre. Il convient dès lors de sortir de représentations où l’on fige des agrégats, pour penser de façon dynamique le lien entre précarité de l’emploi, précarité du travail et précarité des droits. Les deux dernières dimensions ne sont certes pas liées qu’aux formes d’emplois précaires, mais elles sont particulièrement fortes lorsque le statut de l’emploi est lui-même « dégradé » par rapport aux normes collectives historiquement construites dans la société salariale de la seconde moitié du XXe siècle (Castel, 1995, 2009). Que faut-il entendre par là ? La précarité du travail désigne aussi bien la non reconnaissance des qualifications que celle des compétences acquises dans l’exercice de l’activité, la non reconnaissance de la polyvalence que l’absence de construction possible d’une carrière ou encore que la surexposition à des risques de maladies professionnelles. La précarité des droits renvoie au lien de représentation (qui parle au nom de qui ?), à la possibilité pour des travailleurs de faire entendre leur voix, de connaître leurs droits, à l’accès à des formes de redistribution sociale via des instances comme les Comités d’entreprise. Or, dans certains secteurs d’activité, ces trois dimensions non seulement se cumulent, mais plus encore font système, se traduisant par un renforcement de la domination au travail.
Parler d’un processus de précarisation, en ayant en tête l’imbrication entre ce qui se joue via le statut d’emploi, dans l’activité même de travail et les conséquences sur l’accès et l’exercice des droits minimaux, permet de restituer une dynamique et de comprendre comment ce processus déstabilise différemment le salariat dans ses diverses composantes. De ce point de vue, les usages des facteurs de précarisation par les employeurs sont importants à prendre en compte car ils permettent de repérer de grandes tendances, par de-là la singularité de telle profession ou de tel secteur. Parmi ces usages, la réduction de la taille des entreprises, via l’externalisation, la filialisation et la sous-traitance, constitue un outil puissant, en rendant plus complexe le décryptage des responsabilités et de la figure patronale (et en permettant d’échapper – thème d’actualité s’il en est – aux seuils obligatoires pour les institutions représentatives du personnel). Les pratiques de franchises dans le commerce et la restauration vont dans le même sens, créant de faux « petits patrons », le plus souvent d’anciens employés tentés par le fait de gérer un magasin. De fait, les stratégies patronales ne seront pas tout à fait les mêmes qu’il s’agisse de capter une main-d’œuvre jeune, en grande partie étudiante, que l’on exploite au maximum sur un temps limité en misant sur un turn-over permanent (comme dans la restauration rapide par exemple) ou qu’il s’agisse de profiter du caractère en quelque sorte « captif » de certains segments du salariat, fragilisés par de faibles ressources (à l’instar des travailleurs sans papiers) et ne pouvant accéder à d’autres emplois. Les travaux menés sur l’aide à domicile (les dits « services à la personne ») mettent bien en lumière comment dans ce secteur, les entreprises, mais aussi à une échelle différente, les associations, profitent du fait d’être devenues, dans des zones rurales ou dans des petites villes, le premier employeur pour la main d’œuvre féminine, en dehors des services publics. Ces usages patronaux des différentes formes de précarité sont également à comprendre à partir d’une grille de lecture en termes de rapports sociaux de classe et de sexe (Avril, 2014). Ainsi, si l’on gagne à comprendre les tendances à la précarisation (de l’emploi et du travail) qui atteignent également les cadres, il convient de rappeler que le cumul des formes de précarité, leur concentration dans le temps long (être « précaire » tout au long de sa vie) frappe avant tout et de façon massive les employés et les ouvriers, c’est-à-dire celles et ceux qui sont de fait maintenus au bas de l’échelle sociale.
Des choix sur le plan des structures et des pratiques syndicales
Ce sont ces enjeux auxquels est confronté le mouvement syndical dans son ensemble. L’ampleur du processus de précarisation bouscule d’abord les syndicats dans leur base sociale. Une note publiée par la DARES au début des années 2000 indiquait déjà que les cadres étaient devenus, proportionnellement, la catégorie la plus syndiquée en France (Amossé, 2004). On sait par ailleurs que le taux de syndicalisation croît avec la stabilité de l’emploi. Ces résultats n’ont rien d’étonnant au regard de ce qui a été décrit plus haut. Pour le dire autrement, les fractions les plus exploitées du salariat échappent de façon massive au spectre d’influence des syndicats. Or, une telle situation questionne le projet même d’un syndicalisme de transformation sociale, qui se veut porteur d’émancipation. Il ne s’agit certes pas de prétendre que le mouvement syndical français était parvenu au cours du XXe siècle à organiser l’ensemble du prolétariat : ce serait une erreur historique, tant des pans entiers de travailleurs faisant l’objet d’une sur-exploitation (à commencer par les OS immigrés) ont largement échappé, par exemple, à la CGT. Il s’agit plutôt de souligner combien un projet de transformation radicale des rapports sociaux ne peut faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la façon d’atteindre les travailleurs qui ont le plus besoin d’être défendus et de leur donner les moyens de se mobiliser. C’est en ce sens que l’analyse du processus de précarisation conduit également à questionner les structures ainsi que les pratiques syndicales.
Les transformations des formes d’organisation, de structuration, dont se dote le syndicalisme apparaît, en effet, comme un enjeu éminemment stratégique et par là même politique. Comment réussir à faire émerger des points d’appui pour de l’action collective, là où le patronat s’est efforcé, au contraire, de morceler, de séparer, d’individualiser, de mettre en concurrence ? Les grandes données sur le syndicalisme français montrent comment celui-ci, toute organisation confondue, est d’abord (et quasi exclusivement) présent dans les grandes entreprises, publiques et dans une moindre mesure, privées. Le phénomène est connu : sur un même site de travail peuvent se côtoyer des salariés qui relèvent de statuts différents et qui n’auront pas accès aux mêmes droits. C’est le cas dans une même et seule entreprise lorsque celle-ci fait appel à des salariés « mis à disposition », à des intérimaires ou encore à des stagiaires ; c’est le cas dans les fonctions publiques, à commencer par la fonction publique d’Etat, où la proportion des emplois contractuels est devenue particulièrement conséquente. Mais c’est le cas aussi dans des lieux de travail comme des sites industriels, des gares, de centres commerciaux. Pour les organisations syndicales, un des enjeux consiste dès lors à renforcer leur action dans les entreprises où elles sont présentes, mais aussi à sortir de celles-ci, à aller vers ces secteurs fortement précarisés. Cependant, dès lors que de telles initiatives sont envisagées, surgissent des questions à la fois de moyens et de structuration. Sans vouloir forcer la comparaison historique, il ne semble pas exagéré de dire que le syndicalisme est aujourd’hui à un tournant du même type que celui ayant consisté à passer, au début du XXe siècle, d’un syndicalisme de métier à un syndicalisme d’industrie. Faut-il, par exemple, tenter d’organiser les salariés des filiales et des entreprises sous-traitantes en partant des fédérations professionnelles ? Convient-il plutôt de favoriser des démarches au niveau territorial en regroupant des travailleurs qui subissent les formes cumulées de la précarité (que celle-ci passe, en termes d’emploi, par l’intérim, le CDI à temps partiel ou le CDD…) ? Les deux options ne s’excluent évidemment pas et le défi posé par l’ampleur du phénomène de précarisation oblige à repenser la dimension professionnelle et interprofessionnelle.
L’exemple de l’aide à domicile est intéressant de ce point de vue car selon leur employeur (association, collectivités territoriales, entreprises), ces salariées peuvent relever de fédérations distinctes. Or, ce dont elles ont avant tout besoin, pour commencer à mettre leurs expériences en commun, à élaborer des revendications collectives, est d’un lieu pour se réunir, de conseils juridiques, d’aide…Les embryons de syndicalisation, dans l’ensemble de ces secteurs précarisés, montrent avec acuité un besoin renforcé de structures interprofessionnelles au niveau local. Ces dernières doivent être capables, d’une certaine façon, d’être les bourses du travail du XXIe siècle à l’heure où il s’agit, de nouveau, de réunir des travailleurs qui ne peuvent le faire sur leur lieu de travail, d’obtenir de premiers droits en gagnant des élections pour des délégués du personnel, de mener de longues batailles juridiques. Ces stratégies d’implantation qui ne sont pas très éloignées de celles que mènent les syndicats américains pour obtenir leur reconnaissance, entreprise par entreprise, et nécessitent d’importants moyens militants, mais aussi financiers. Ce sont dès lors des choix en termes d’allocations des ressources – des heures de délégation disponibles, par exemple, pour permettre à un militant d’aider au développement dans tel secteur, la création d’un poste de permanent salarié – qui se posent en interne de façon très concrète et qui se heurtent parfois, soit à la crainte d’affaiblir les structures existantes, soit aux réticences quant aux postes de permanents. Pourtant, sans de tels appuis et en raison des usages patronaux des dimensions combinées de la précarité (avec pour conséquence un renforcement des formes de domination), l’organisation collective des salariés précaires reste, dans les faits, un vœu pieux.
Ces quelques réflexions montrent que, bien sûr, la question de la structuration (c’est-à-dire de la recherche des formes d’organisation les plus adéquates et les plus efficaces) est indissociable de celle des pratiques. Comment créer les conditions pour que des travailleurs précaires élaborent par eux-mêmes leurs revendications et ne rentrent pas dans une relation délégataire, voire de services (en particulier juridiques) avec le syndicat ? Là encore, donner de la place aux salariés précaires dans l’organisation – afin qu’ils puissent s’y faire entendre, mais aussi qu’ils s’approprient les cadres collectifs quitte à les modifier – nécessite du temps, voire des dispositifs particuliers, tant il est difficile d’inscrire ce processus d’auto-organisation dans la durée.
Références :
Avril Christelle, 2014, Les aides à domicile. Un autre monde populaire, La Dispute.
Abdelnour Sarah, 2012, Les nouveaux prolétaires, Paris, Textuel.
Amossé Thomas, 2004, « Mythes et réalités de la syndicalisation en France », Dares analyses, n°44.2.
Castel Robert, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.
Castel Robert, 2009, La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, 2009, Paris, Seuil.
1 Le stage le plus récent a eu lieu en février 2014 et portait sur le cas spécifique des entreprises « franchisées » (importance de ce statut, stratégies patronales, difficultés, ressources juridiques, etc.)
2 Pour une bonne synthèse, posant bien les enjeux en termes politiques : (Abdelnour, 2012).