Le modèle des plateformes mis en cause
Deux jugements importants viennent d’ébranler le modèle des plateformes numériques dont l’objet est de mettre en relation un opérateur ou une opératrice avec un statut d’auto-entrepreneur·euse (livreur, chauffeur, etc) avec un·e client·e. Les travailleuses et travailleurs des plateformes ne bénéficient quasiment d’aucune garantie en termes de droits sociaux, de rémunération…
Dans une décision du 10 janvier 2019, la Cour d’appel de Paris a requalifié le contrat commercial entre un chauffeur et la société Uber en contrat de travail. Si ce jugement reste à confirmer (Uber a annoncé un pourvoi en cassation) il n’est vraisemblablement pas étranger à l’arrêt de la cour de cassation du 3 décembre 2018 qui avait requalifié en contrat de travail le contrat entre un livreur et la plateforme Take Eat Easy (aujourd’hui disparue) ce qui constituait une première en France.
Ainsi à deux reprises en examinant de très près les contrats et donc les conditions d’exercice de l’activité de ces personnes les juges ont considéré qu’un lien de subordination pouvait être établi ce qui débouchait sur la requalification en contrat de travail.
Ces décisions ouvrent la voie à d’autres contentieux et vont assurément amener les plateformes à s’adapter à ces jugements. Par ailleurs il sera intéressant de suivre l’évolution du projet de loi d’orientation Mobilités dans lequel le gouvernement a introduit une charte prévoyant un revenu décent, des garanties… tout en affirmant que ces chartes ne sauraient caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleuses et travailleurs !!!
Le plafonnement des indemnités prudhommales invalidé
Alors que le plafonnement des indemnités en cas de licenciement abusif était une mesure phare des ordonnances Macron, les juges du Conseil de prud’hommes de Troyes ont refusé son application dans 5 jugements du 13 décembre 2018 au motif que celui-ci ne respecte pas les engagements internationaux de la France.
Les juges de Troyes se sont notamment appuyés sur l’argumentaire développé par le syndicat des avocats de France (SAF) pour qui le plafonnement des indemnités viole les dispositions de l’article 24 de la charte sociale européenne et de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’organisation internationale du travail qui tous les deux reconnaissent aux salarié·es le droit au versement « d’une indemnité adéquate » en cas de licenciement sans motif valable.
Alors que dans une autre affaire jugée en septembre dernier le conseil de prud’hommes du Mans avait écarté les arguments invoqués jugeant que les principes de l’article 24 « ne sont pas directement applicables à la juridiction nationale », le conseil de Troyes a rappelé que le Conseil d’État dans un arrêt du 10 février 2014 a jugé que ces dispositions sont directement invocables devant lui.
Autre élément intéressant de ce jugement est le rappel par le Conseil de prud’hommes de la décision du comité européen des droits sociaux du 8 septembre 2016 qui a condamné la Finlande pour avoir plafonné les indemnisations à 24 mois de salaire, en considérant le plafonnement contraire à la charte des droits sociaux.
En conclusion les juges ont considéré le plafonnement limitatif inéquitable car il :
– empêche le juge d’apprécier les situations individuelles dans leur globalité et de réparer de manière juste le préjudice subi ;
– ne permet pas d’être dissuasif pour les employeurs qui souhaiteraient licencier sans cause réelle et sérieuse un salarié ;
– sécurise davantage les fautifs que les victimes.
Au final le Conseil a jugé que les barèmes prévus à l’article L. 1235-3 du code du travail violent la charte sociale européenne et la convention n°158 de l’OIT et qu’ils sont donc « inconventionnels ».
Sans méconnaître qu’il s’agit de jugements de première instance, ils représentent cependant une première qui va encourager les salarié·es et leurs avocat·es à continuer à contester la validité de la barémisation des indemnités en cas de licenciement abusif. De plus ces décisions rendues en premier ressort ouvrent des voies de recours et il reviendra ou non aux juridictions supérieures (Cour d’appel, Cour de cassation) de trancher le débat.
Des propos insultants tenus par le Ministère du travail
Ces jugements ont fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse, ce qui est tout à fait normal. Mais plus surprenante est la réaction partisane du Ministère du travail qui a estimé que la décision du CPH de Troyes qui n’avait pas tenu compte de la position du Conseil d’État dans une autre affaire « posait la question de la formation juridique des conseillers prud’homaux ».
Ces propos insultants et inacceptables ont conduit le CPH a rédiger un communiqué de presse dans lequel il rappelle que les commentaires du ministère mettent en cause leur autorité, le principe de la séparation des pouvoirs, un des fondements de notre démocratie, et qu’ils portent atteinte à l’autorité de la justice et à son indépendance.
Depuis ce jugement, deux autres tribunaux (Amiens et Lyon) ont rendu des jugements similaires, ce qui tend à démontrer que les juges considèrent le plafonnement de l’indemnisation comme un obstacle à exercer leur fonction. Fait notable : le Ministère du travail n’a pas fait de commentaire.