Pourquoi ça va mal au travail ?

Le temps de travail diminue, la pénibilité physique du travail s’est globalement stabilisée, le droit du travail s’est étoffé. Ca va donc mieux, et pourtant ça va moins bien aussi. Pourquoi?
Pour le Dr Philippe Davezies, le changement dans le travail source de souffrance est bien qualitatif, mais il porte moins sur une demande d’investissement croissante que sur une amputation de la possibilité pour chaque travailleur de s’approprier les consignes, les normes, pour rendre humain son travail.


(…) Dès le début des années 90, nous avons pu constater que l’émancipation du capital vis-à-vis des entraves nationales avait pour contrepartie une accentuation de la pression dans les bureaux, les services et les ateliers. Nous avons assisté à un processus d’intensification du travail dont les manifestations les plus visibles sur la santé des travailleurs ont été l’explosion des troubles musculo-squelettiques et la montée d’une souffrance psychique exprimée selon des modes extrêmement individualisés.

L’intensification du travail n’explique pas la souffrance à elle seule

Le terme d’intensification, qui fait aujourd’hui consensus pour décrire cette évolution, présente un inconvénient, car il met l’accent sur une interprétation quantitative du phénomène : une pression excessive entraînerait directement l’usure des salariés et la pathologie selon un modèle de processus quasi physique.
Or, les recherches sur le stress professionnel montrent que l’augmentation du niveau d’exigence, en elle-même, ne permet pas de prédire les atteintes à la santé.

C’est la dégradation de la qualité du travail qui est en cause

Pour rendre compte de celles-ci, il faut prêter attention aux changements qualitatifs qui ont affecté le travail.
(…) Les incohérences et contradictions, qui se sont révélées de façon catastrophique au niveau de la sphère financière, ont leur pendant au niveau le plus microscopique de la production des biens et des services. Elles se traduisent par une dégradation de la qualité du travail, une dégradation du rapport au travail et une dégradation des relations de travail.

Travailler en mode dégradé

Il peut apparaître paradoxal d’évoquer une dégradation de la qualité du travail alors même que la qualité, voire même la Qualité Totale, font partie des notions clés du discours managérial. Pour rendre compte de ce paradoxe, il faut évoquer un phénomène connu de longue date par les ergonomes : augmenter la pression ne conduit pas à faire le même travail plus vite. Aux différents niveaux de pression, on ne fait pas le même travail. Les premières études sur ce phénomène ont été menées par J.C. Spérandio, dans les années 70, sur les contrôleurs de la navigation aérienne : la montée des exigences temporelles, lors des pointes de trafic, conduit à ramasser l’activité sur les objectifs jugés prioritaires et à abandonner des dimensions de la performance qui sont, en temps normal, constitutives du travail bien fait. L’ergonome dira alors que sous l’effet de la pression, l’activité évolue vers un mode dégradé. Chez les contrôleurs, cet abandon correspondait à une adaptation temporaire destinée à préserver coûte que coûte la sécurité.
Actuellement, tout se passe, pour de nombreux salariés, comme s’il n’y avait plus que des pointes et que le mode dégradé devenait la norme.
Dans un nombre considérable de situations, travailler implique de trier entre ce que l’on va prendre en charge et ce que l’on va négliger.

Les définitions du travail bien fait varient dans l’entreprise

À partir de là, il est facile de percevoir le monde de conflits sur lequel ouvre cette exigence de tri. Car les critères de tri des agents ne sont pas les mêmes que ceux du chef. Et les agents eux-mêmes adoptent des stratégies différentes en fonction de leur ancienneté dans le métier, de leur histoire, de leur sensibilité. (…)

Et, si, généralement, les salariés expriment leur souffrance au travail sous la forme d’un conflit interpersonnel avec leur supérieur hiérarchique, incriminant la personnalité de l’autre -et réciproquement-, c’est, la plupart du temps, l’expression d’un conflit beaucoup plus général entre logique du travail et logique managériale.

Une définition de la qualité pour les managers…

Dans ce conflit, la position du management est assez claire : la qualité dont il est question n’est pas la qualité du point de vue du métier – la théorie du management soutient d’ailleurs très explicitement qu’il n’est nul besoin de connaître le métier pour le manager. Pour le management, la qualité fait l’objet d’une évaluation économique ; c’est « la qualité pour le marché et dans le temps du marché ». Elle est évaluée à partir d’indicateurs quantitatifs qui visent à rendre compte, d’une façon ou d’une autre, de la rentabilité du capital investi.
Cette conception est, par exemple, explicitée par un manager au cours d’une recherche dans une entreprise de haute technologie :
« L’objectif, c’est le juste nécessaire. Ça fait partie du Total Quality Management, de l’excellence. L’objectif, c’est de savoir satisfaire le client. Tout le monde y trouve son compte : on joue gagnant – gagnant. L’excellence, c’est de ne pas en faire plus qu’il ne faut». (…)

… incompréhensible pour les salariés

Sur la base de pareils principes, les consignes données par l’encadrement peuvent apparaître aux agents comme difficilement compréhensibles, voire paradoxales. La consigne suivante est, par exemple, donnée à des opérateurs chargés de dépanner par téléphone les clients qui ont acheté les produits de l’entreprise :
« La conception du métier de conseiller et les critères d’évaluation de la qualité du travail ont changé : les agents doivent s’efforcer de passer d’une conception individuelle (le client que j’ai en ligne est satisfait) à une conception au niveau de l’entreprise (l’ensemble des clients appelant le service sont satisfaits) ».
Une telle consigne s’éclaire cependant dès lors que l’on se place du point de vue de la hiérarchie et que l’on aborde la qualité à travers une série d’indicateurs quantitatifs (temps d’attente, taux de réponses, résultats des enquêtes de satisfaction, etc.). Pour l’agent, le sentiment de bien travailler est lié à la capacité de dépanner le client, surtout quand son problème est difficile ; pour la hiérarchie bien travailler, c’est améliorer un certain nombre d’indicateurs statistiques sur lesquels le service et son chef sont évalués. Il faut donc traiter un maximum de clients, et pour cela se focaliser sur les clients rentables –dont les problèmes sont faciles à régler- , et botter en touche sur les problèmes difficiles qui plombent les statistiques du service.

Satisfaire un maximum de clients, et non pas chaque client

D’abord, il a fallu aller plus vite, débiter plus, produire plus, quitte à faire baisser la qualité. Aujourd’hui, les entreprises vont plus loin : les salariés ne sont plus évalués sur la quantité, mais sur la rentabilité. Or, certaines activités sont rentables, d’autres pas.
Ainsi, les travailleurs sociaux sont encouragés à privilégier les activités qui sont prises en compte dans les statistiques des collectivités locales qui financent leur établissement, sans perdre de temps sur des activités qui leur paraissent cruciales mais sur lesquelles l’établissement n’est pas évalué.
Il s’agit là d’un phénomène général. Sur la chaîne, l’ouvrier est incité à moins de rigueur dans le contrôle des soudures, l’aide soignante est contrainte de passer son repas mixé à la personne âgée parce qu’elle ne dispose pas du temps nécessaire pour l’aider à manger, l’employé de banque doit vendre le produit financier sur lequel son établissement fait campagne sans trop s’appesantir sur la situation de son client, le travailleur social doit privilégier les activités sur lesquelles portent les évaluations des instances de financement, etc. Dans tous les secteurs, les salariés sont incités à ne pas s’appesantir sur les « détails ». Une partie du travail, celle qui consiste à adapter la réponse aux particularités de la demande, ne peut plus être prise en charge.

Laisser le travail inachevé

Nous assistons à l’explosion de la définition du travail bien fait, de la qualité du travail. Pour les managers, la qualité, c’est celle du marché, dans le temps du marché. Il ne faut donc pas trop en faire. D’ailleurs, des critères de « surqualité » sont apparus. Dans les contrats de nettoyage de certains aéroports par exemple : il ne s’agit pas de passer trop de temps, de faire dans le détail, il faut débiter. La vision n’est plus intensive, elle est devenue extensive.
Il ne faut plus perdre de temps, trop parler avec les patients, tenter de comprendre les besoins du client, réfléchir avec l’usager des meilleures solutions pour lui. Il faut débiter.
La qualité est attendue du fonctionnement du système, pas du produit : l’essentiel, c’est que le produit sorte sur le marché avant celui des concurrents. Peu importe qu’il soit parfait. Les clients feront les tests eux-mêmes. Il s’agit de sortir un produit intéressant pour les clients, et nul besoin d’y mettre la qualité. Aujourd’hui, on cherche ses billets de train soi-même, on trouve le meilleur itinéraire tout seul, on les imprime. Le guichetier n’a plus le temps de donner ses conseils. Il ne remplit plus ce genre de services. S’il le fait, sa direction va penser qu’il n’a pas assez de travail et cherchera à lui en donner davantage.

Nous en arrivons à un paradoxe : l’activité elle-même, le métier, deviennent des obstacles contre lesquels lutter. Conséquence : les entreprises auraient besoin de salariés de métier pour abattre un travail de moins en moins cadré, or ces salariés expérimentés sont ceux qui résistent le plus à l’abstraction, aux critères abstraits. Le métier se manifeste comme résistance. C’est pourquoi les entreprises recrutent des jeunes, et les installent parfois dans des espaces à l’écart.

Or la santé, c’est peut-être la capacité de s’adapter à chaque client

Cette évolution est perturbante pour celui qui assure le travail, car la dynamique de l’activité conduit justement à percevoir et à prendre en considération un nombre croissant d’aspects de la situation. C’est ce qui fait qu’un travailleur chevronné ne travaille pas comme un novice. Là où la consigne ne vise qu’une situation type, réduite le plus souvent à ses dimensions instrumentales, l’activité ouvre sur un monde dont la variabilité mêle enjeux techniques, sociaux et éthiques. La situation de travail est toujours plus vaste, plus profonde, plus multidimensionnelle que ce que prévoit la consigne. Pour faire face à ces enjeux plus ou moins inattendus, le travailleur mobilise non seulement ses compétences techniques, mais aussi sa sensibilité, ses valeurs, les ressources de son histoire et de sa personnalité.
Et au fond, la santé n’est peut-être pas autre chose que ce mouvement dans lequel le sujet reprend à son compte et marque de ses propres normes une situation dans laquelle il s’est trouvé placé sans l’avoir nécessairement souhaité. (…)

Quel lien avec les atteintes à la santé ?

Pour le médecin que je suis, un pan majeur de la connaissance reste en jachère. Il concerne la compréhension des mécanismes biologiques qui assurent la médiation entre les conflits de l’activité et les effets sur la santé. Il n’est pas possible d’en rester à un modèle de l’usure, ni à la métaphore du moteur humain qui a dominé la physiologie du travail. Les effets sur la santé ne sont pas dus à un excès d’activité mais plutôt à des phénomènes d’amputation de l’activité.
Il y a bien, ici ou là, dispersés dans la littérature scientifique internationale des résultats qui attirent l’attention sur les effets bénéfiques en matière biologique du fait de pouvoir rester en position active, et a contrario, sur le coût de la fermeture des espaces d’exploration, d’expérimentation, d’élaboration et d’action, mais cela ne fait pas l’objet de programmes de recherche. (…)
Nous savons que les situations qui imposent aux salariés de réprimer leur activité et leur subjectivité sont susceptibles d’avoir des effets sur les mécanismes de l’inflammation, par le biais de l’action de l’hypothalamus sur les cytokines pro-inflammatoires. Mais il n’y a pas de programmes de recherche du côté du travail, alors même que les troubles musculo-squelettiques d’origine professionnelle constituent une véritable pandémie.
Au bout du compte, le développement des sciences du travail est massivement redevable à l’activité développée, dans les années 70 et 80, au laboratoire de Neurophysiologie du travail du CNAM, sous la conduite du Pr Alain Wisner. Cependant, l’accent a été mis, à l’époque, sur la description et l’analyse des dilemmes auxquels se heurtaient les travailleurs dans leur activité, au détriment de l’approche neurophysiologique. Or, les sciences du travail ne peuvent pas se développer sans que soit maintenue une attention au corps, à sa sensibilité et à son activité. Nous avons donc besoin d’une physiologie de l’activité qui reprendrait la question au niveau où l’ont amenée, chacune de leur côté, les sciences du travail et les neurosciences.


Extraits de l’intervention de Philippe Davezies, de l’Institut Universitaire de Médecine et Santé au Travail, en juin dernier, lors du colloque organisé au Collège de France sur « Travail, identités, métier : quelles métamorphoses ? ».

Propos recueillis par Elsa Fayner, journaliste, Rue89 Eco

La série complété ici : http://voila-le-travail.fr/2011/02/12/pourquoi-ca-va-mal-au-travail-1-2/