Par Armelle Gorgeu et René Mathieu sociologues, ex. chercheurs du CNRS, spécialisés dans l’analyse de la gestion de l’emploi et de la main d’œuvre
et des conditions de travail des ouvriers de la filière automobile
Dans une filière industrielle, comme la filière automobile1, les restructurations sont devenues choses si courantes qu’elles sont considérées par les managers comme inéluctables et nécessaires pour maintenir la compétitivité des usines. Dans la décennie 80, la création de cette filière avait provoqué de profonds bouleversements dans les relations entre les entreprises, et la disparition de nombreux sous-traitants automobiles. Dans les années 90, d’autres sous-traitants qui ne pouvaient pas atteindre le chiffre d’affaire exigé par les constructeurs pour leurs fournisseurs de premier rang, ont été rétrogradés au second rang, ou ont été rachetés par des entreprises plus importantes. Dans les décennies 90 et 2000 les fournisseurs de la filière ont dû satisfaire aux exigences des constructeurs très contraignantes en matière de qualité, de livraison en juste à temps, et de réduction des coûts, et s’internationaliser, 69% du chiffre d’affaires du secteur équipement automobile étant réalisés par des étrangers au premier janvier 1998. La concentration des groupes s’est beaucoup accélérée depuis 1999, et a abouti à de nombreux changements dans la nationalité des capitaux, et aux rachats de plus en plus fréquents de fournisseurs par des fonds de pension ou des fonds d’investissements qui démantèlent les entreprises et délocalisent la production en se basant uniquement sur des ratios financiers. La période d’expansion, commencée à la fin de l’année 1998, s’est achevée à la fin 2001. Depuis la filière automobile a été fortement affectée par les délocalisations de production dans les pays à bas salaires. Ce processus s’est accéléré au cours de la seconde moitié des années 2000, comme le montrent les entretiens axés sur les conditions de travail que nous avons réalisés de 2006 à 2011 auprès d’ouvrier-e-s, de représentants syndicaux, et de médecins du travail2. Depuis la fin 2005, la filière automobile en France connaît une crise structurelle qui s’explique par ces délocalisations et par la mévente de certains modèles de voitures, notamment ceux de haut de gamme. La récession de 2009 a aggravé cette crise. Depuis 30 ans, les suppressions de postes ont été importantes, mais elles ne se sont pas toujours traduites par des compressions des effectifs ouvriers en CDI car les usines de la filière font appel massivement à l’intérim. Dans la décennie 2000, l’industrie automobile (les constructeurs et les équipementiers) est le secteur qui emploie le plus d’intérimaires.3.
Une standardisation du travail et de nouveaux modes de management
Les réorganisations de la production et du travail, évoquées par nos différents interlocuteurs, depuis 2006 ont comme objectif de réduire les coûts de production et de supprimer des postes de travail. Elles s’accompagnent de pratiques de gestion de la main-d’œuvre déshumanisées qui se transmettent le long de la chaîne hiérarchique. L’ouvrier est dorénavant évalué par un « chef », généralement diplômé (ayant au minimum un BTS) et souvent plus jeune que lui, qui ne connaît pas le travail de l’ouvrier, à la différence de l’ancienne maitrise. Ce supérieur transmet des consignes et surveille rigoureusement leur application, c’est sa carrière qui est en jeu. Les restructurations récentes visent à standardiser le travail pour qu’il puisse être effectué par un intérimaire et délocalisé facilement. Les propos d’ouvriers, de médecins du travail, et de syndicalistes en 2010 et 2011 montrent que la récession a accéléré cette standardisation par la diffusion du modèle de la lean production4. Réorganiser dans le cadre du lean consiste notamment à « compacter » les usines en réduisant les surfaces de production, à resserrer les postes de travail, à supprimer les déplacements, tout ce dont l’ouvrier a besoin étant placé à son poste de travail.
Les restructurations se concrétisent par des transformations de l’organisation du travail mais aussi par des changements dans les pratiques de gestion de la main-d’œuvre, qui peuvent être de véritables bouleversements lors de rachats, parce qu’ils remettent en cause tout le passé de l’usine. Des changements d’équipes de directions, même en l’absence de changements de groupes, peuvent aussi provoquer des transformations importantes et brutales dans les pratiques de gestion de la main-d’œuvre, et dans les conditions de travail. Pour les ouvriers, rejeter les nouveaux modes de management c’est aussi dénoncer le mépris des supérieurs hiérarchiques à leur égard. « Les gap leaders doivent être des gens dévoués corps et âme à l’entreprise, des petits flics surveillant la production en fonction des tableaux de marche heure par heure, qui doivent indiquer pourquoi l’objectif n’est pas atteint, ce qui est source de tensions pour les opérateurs.» (un représentant syndical). Dans certaines usines fournisseurs il en est de même pour les moniteurs qui ont en charge la gestion quotidienne des opérateurs sans avoir de rôle hiérarchique, comme le montrent ces propos d’un autre représentant syndical fin 2010-début 2011. « La direction préfère embaucher des jeunes tout frais avec des diplômes qu’ils formatent que de permettre à des opérateurs de devenir moniteurs. Un opérateur, même s’il le veut, ne peut pas évoluer ». Les propos de chacune de ces trois ouvrières d’une même usine fournisseur, fin 2010, sont très similaires sur le comportement du management. « La hiérarchie nous estime très bas ». « On a l’impression que l’on fait jamais rien de bien…on nous le fait sentir, ça ne va jamais ». « Vous avez l’impression d’être dans une secte…parole d’évangile, vous n’avez pas à penser…nous sommes les bras et eux la tête ».
Le rejet des nouveaux modes de management ne concerne pas seulement le personnel des usines fournisseurs, comme le montrent les propos, début 2011, de cet ouvrier d’une usine constructeur qui dénonce une distinction de type « castes : tu es ouvrier, tu restes ouvrier. Les anciens chefs d’équipe ont été mis ailleurs pour être remplacés par de jeunes responsables d’unités qui appliquent le rendement opérationnel.. Le seul moment où on peut souffler, c’est quand la chaîne s’arrête car elle est saturée ou qu’il y a une machine qui ne marche pas. Il faut toujours faire plus. Les machines ne doivent jamais être à l’arrêt. Il y a un climat de terreur ». Cet ouvrier se sent bloqué dans son évolution professionnelle à cause de la nouvelle grille de classification, mise en place depuis 2007. Il se plaint, depuis dix ans, de ne pas avoir changé de coefficient et de ne pas avoir eu d’augmentation individuelle.
Les conséquences sur la santé du personnel et sur la sécurité
Ce mode de management et les réorganisations du travail sont dénoncés par les médecins du travail. Celui de l’usine où travaillent les trois ouvrières évoquées ci-dessus n’est pas consulté par la direction de l’usine en cas de réorganisation. Il constate une augmentation inquiétante du nombre de nouveaux cas de troubles musculaires squelettiques (TMS) : « 24 nouveaux cas de 2005 à juin 2008 et 30 entre juillet 2008 et septembre 2010, ce qui ne s’était jamais vu depuis la création de l’usine. Cette augmentation significative du nombre de nouveaux cas, c’est aussi la confirmation des tendinites de l’épaule, qui sont parmi les TMS les plus graves ». Pour ce médecin, cette progression est due à la fois au renvoi des intérimaires, qui a intensifié le travail des salariés permanents, et à la mise en place du lean. Un médecin, interrogé en 2006, avait en charge d’autres usines du même groupe, dont une de création récente, qui était « la caricature du flux tendu. Il n’y a pas de polyvalence gestuelle et posturale. Les gens de 40 ans ne peuvent pas suivre. Je n’ai pas de postes pour mettre les gens à mi-temps thérapeutiques et les gens à restrictions médicales. Les gens se touchent pour passer le siège au suivant. Ce système vise à intensifier le boulot, et marche bien avec 100% d’intérimaires, car dans ce cas on externalise les TMS ». Les effets néfastes de la lean production sur la santé sont dénoncés par tous les médecins. « On pense à la place des autres pour chasser les mauvais gestes, on reconfigure en permanence, on fait la chasse au gaspillage. On m’a montré un aménagement dans ce cadre. Je pense que cela enlève de l’autonomie aux gens.». « C’est très mauvais de ne plus marcher. Marcher permettait de récupérer pour les épaules et les membres supérieurs. Maintenant, il n’y a plus aucune récupération. ».
La récession de la fin 2008 a été, d’après plusieurs interlocuteurs, une occasion de supprimer des postes de travail mais aussi, en corollaire, de réduire les dépenses destinées à améliorer les conditions de travail ou à augmenter la sécurité. « Au moment de la récession la moitié du service sécurité a été supprimée. Plus rien ne se passe. On ne les voit plus tourner. Le coordonnateur sécurité ne fait plus rien » (une représentante syndicale). Il en a été de même dans cet établissement fournisseur où « la crise, la diminution des commandes du constructeur, cela a été un prétexte pour refuser les solutions proposées par une ergonome d’une société extérieure pour réduire les problèmes de dorsalgies et de sciatiques» (un ouvrier), propos confirmés par le médecin du travail ayant en charge cet établissement. La détérioration de l’emploi dégrade les conditions de travail et augmente les risques physiques et psychosociaux. Mais les liens entre réduction des effectifs et détérioration des conditions de travail ne sont pas dans un seul sens. Un ouvrier d’une usine de montage constructeur, en chômage au moment de l’entretien fin 2010, après avoir quitté l’usine en 2009 dans le cadre de départs négociés, explique que la dégradation des conditions de travail peut être un préalable à des suppressions d’emplois, voire être voulue pour inciter le personnel à accepter de quitter l’usine dans le cadre de départs dits négociés mais plutôt imposés.
Les résistances individuelles et collectives
Les enquêtes réalisées depuis 2006 montrent que la plupart de nos interlocuteurs ressentent fortement la dégradation des conditions de travail des ouvriers et sont conscients de ses effets délétères sur la santé. Les résistances face à celle-ci ont été davantage abordées depuis 2010. On peut se demander si la récession et les conflits qu’elle a déclenchés lors des fermetures d’usines, notamment dans la filière automobile, n’a pas eu, dans le cas des ouvrier-e-s interrogés, des incidences sur la perception de leurs conditions de travail. Celles-ci se sont objectivement détériorées, et certains l’ont d’autant plus ressenti qu’ils ont pris conscience de leur « exploitation ». La résistance face aux suppressions d’emplois et à la détérioration des conditions de travail a été un thème largement débattu avec les représentants syndicaux qui ont mis en avant les actions collectives qu’ils ont pu mener mais aussi les difficultés qu’ils rencontrent pour mobiliser le personnel et s’opposer à des décisions qui sont prises dans les états-majors des groupes. Les marges de manœuvre des médecins du travail sont également limitées mais ceux avec qui nous avons eu un entretien s’efforcent pour la plupart d’avoir un rôle de prévention.
Pour les ouvrier-e-s interrogés, les moyens de s’opposer à l’intensification du travail sont réduits à la fois sur le plan individuel et sur le plan collectif. Les relations tendues avec les supérieurs hiérarchiques, les pressions contre les arrêts de travail, même en cas d’accidents de travail, la peur de perdre son emploi, sont des facteurs qui rendent difficile toute forme de contestation individuelle et collective, y compris le refus d’heures supplémentaires sur la base du volontariat, car les personnes qui le font peuvent être sanctionnées. Néanmoins, des « astuces » peuvent être trouvées par certains ; s’économiser en allant fréquemment aux toilettes pour ceux qui n’ont pas besoin d’être remplacés, réduire leur rythme de travail habituel lorsqu’ils sont chronométrés. D’autres personnes qui aiment leur travail, parce qu’elles ont une relative autonomie et de bonnes relations avec leurs collègues, ne tiennent pas à changer de poste, quitte à refuser une promotion, ou à ne pas prévenir l’infirmerie de leurs TMS, car elles craignent de se retrouver sur un poste peut-être moins pénible physiquement mais plus stressant. Sur le plan collectif, il y a eu dans certaines usines, en 2009 notamment, des débrayages venant de la base, ensuite relayés par les syndicats, et une forte augmentation des voix en faveur du syndicat le plus revendicatif lors des élections professionnelles. C’est le cas notamment dans cette usine de montage constructeur, très touchée par la récession, où la charge de travail a fortement augmenté suite aux suppressions d’emplois et à la réorganisation de la ligne de montage, provoquant « un pic de stress » qui a été à l’origine d’un débrayage. D’après des syndicalistes de cette usine, si leur syndicat a progressé aux élections de septembre 2010, et est devenu majoritaire, tous collèges confondus, c’est parce que « la colère monte. Les gens s’expriment davantage. Ils ont moins peur du responsable d’unité. Il y avait beaucoup de respect de l’autorité dans cette région, mais il y en a moins maintenant ». Dans des usines fournisseurs également, des représentants syndicaux font état depuis 2006 de conflits du travail et d’une progression des voix en faveur de leur syndicat parce qu’il est revendicatif. Pour les représentants syndicaux rencontrés, leurs marges de manœuvre dépendent de l’attitude des salariés et du soutien qu’ils peuvent avoir de leur part. Celles-ci sont faibles dans les usines où la récession tend à anesthésier toute forme de résistance, notamment lorsque les jeunes plus contestataires sont partis. « Les jeunes qui étaient les plus revendicatifs ont été mutés, ce qui a entraîné un vieillissement, la moyenne d’âge étant maintenant de 55 ans, et une perte d’influence de notre syndicat qui n’est plus majoritaire depuis 2009 » (un représentant syndical). La contestation peut émerger plus facilement si les départs ont concerné surtout les plus âgés, fatalistes, et que les jeunes se révoltent. Le poids des syndicats dépend également du degré d’autonomie de l’établissement dans le groupe dont il dépend. Si toutes les décisions sont prises au niveau du groupe, les représentants syndicaux locaux ont des moyens limités pour s’opposer à la détérioration des conditions de travail.