Stella Bisseuil, avocate à la cour, avocate des parties civiles dans le procès AZF
Les leçons de l’affaire AZF
24 septembre 2012 à la Cour d’Appel de Toulouse : le verdict de l’affaire AZF “tombe” : responsabilité pénale de la filiale de TOTAL et du Directeur du site industriel, condamné à 3 ans d’emprisonnement dont 1 an ferme. Sans attendre la fin de la lecture, les avocats de la défense jettent rageusement leurs robes sur les tables, et annonceront, une fois sortis de la salle d’audience, qu’ils forment un pourvoi en cassation.
Mais alors quel est l’enjeu réel de cette affaire, une fois que l’on sait que “TOTAL a payé”, et qu’il n’y plus de conséquences directement financières à ce verdict? Si le groupe TOTAL veut continuer ce procès, c’est parce qu’il n’est pas d’accord sur la cause de l’explosion telle que décrite par l’Arrêt. Mais pourquoi? Puisqu’il n’a pas d’explication alternative à proposer.
Il faut donc y regarder de plus près pour voir ce qu’il en est de l’enjeu réel de cette affaire.
La vraie histoire d’AZF
Le paradoxe de l’affaire AZF, c’est que dans l’opinion publique, on connaît peut être plus les “fausses pistes” qui ont fait parler d’elles durant l’instruction et le procès, que la vraie cause, celle finalement retenue par la Cour.
On sait que ce n’est pas un arc électrique venant de l’entreprise SNPE, thèse très activée par la défense surtout dans les premiers temps qui ont suivi l’explosion. On sait que ce n’est pas ce pauvre Hassan Jandoubi, dont les 3 sous vêtements avaient beaucoup alimenté les commentaires, et qui, selon les termes de la Cour: “est décédé à son poste de travail, a toujours été et restera à jamais, et uniquement, une victime de l’explosion.” On sait aussi que ce n’est pas le dernier scenario “dominos” extravagant paru pendant la durée du délibéré, et qui faisait intervenir tous les éléments réfutes au cours du procès, mais réunis cette fois en une seule thèse où s’imbriquaient des sous terrains mystérieux, des bombes enfouies sous le hangar, des arcs électriques… bref, ce n’est rien de tout cela.
Mais, finalement, la thèse positive que la Cour qui a adoptée, en s’appuyant sur les preuves accumulées au cours de l’enquête, est sans nul doute restée plus ou moins ignorée de l’opinion publique.
Alors, racontons l’histoire, l’histoire que nous devons connaître, car c’est la nôtre, celle d’une catastrophe industrielle sans précédent depuis la dernière guerre: un salarié d’un sous traitant était seul chargé du nettoyage d’une usine SEVESO appartenant au Groupe TOTAL. Il ne connaissait pas la dangerosité et les caractéristiques des produits qu’il manipulait du fait de l’absence de toute formation sur ce point.
(extrait de l’arrêt) “Ce qui confirme si besoin est, a contrario, que GRANDE PAROISSE ne lui avait apporté aucune information sur les sacs et produits chimiques qu’il lui était pourtant demandé de manipuler, stocker et vider”.
Chargé du recyclage des sacs de produits chimiques dans l’usine, il devait agir seul, et s’organiser sans réel encadrement ni directive de la Société Grande Paroisse. Son employeur, la Sté SURCA, n’était pratiquement jamais sur le site.
(extrait de l’arrêt) “Cet abandon de la sous-traitance à elle-même est devenu encore plus fautif quand il a été décidé de laisser la SURCA organiser la collecte de tous les emballages du site sans faire précéder la mise en oeuvre d’un tel projet d’un processus de réflexion et de collecte de consignes ayant pour objet d’une part de renforcer le niveau général de vigilance dans le traitement des emballages, et d’autre part de contrôler le travail des sous-traitants à chaque étape de cette collecte.”
C’est dans ce contexte que quelques jours avant l’explosion, le 19 Septembre 2001, l’employé sous traitant se trouve en face d’une quantité plus importante que d’habitude de résidus de secouage de fonds de sacs de produits chimiques, et qu’il décide de les pelleter dans une benne et d’aller en déverser le contenu à l’autre bout de l’usine, sur un tas de stockage de nitrates déclassés. Quelques instants après, le hangar explose, entraînant la destruction de l’usine, d’une partie de la ville de Toulouse: 31 morts, des milliers de blessés.
Les enquêtes
Dès les jours qui ont suivi cette explosion, les enquêteurs internes du Groupe TOTAL viennent sur place, font leur enquête, prennent de l’avance sur la police et comprennent que le contenu de la benne est fortement suspecté. Ils taisent cette découverte.
(extrait de l’arrêt) “Tous les éléments collectés par elle (La Commission d’Enquête Interne de TOTAL) et qui alimentaient la piste chimique ont donc été délibérément omis dans le rapport de mars 2002. Ce choix de la Commission d’Enquête Interne de dissimuler l’explication chimique de l’explosion, et par voie de conséquence de ne pas tirer les conclusions découlant inéluctablement de ses propres constatations, a eu un effet particulièrement regrettable.”
Malgré ces dissimulations, la police et les Experts reconstituent à leur tour le mécanisme de l’explosion.
La benne ayant contenu le mélange déversé dans le hangar n’ayant jamais été retrouvée, les premiers juges resteront sur une très forte probabilité de cette thèse, mais vont considérer qu’il subsiste un doute justifiant la relaxe. Pourtant dans ce premier jugement, déjà, tous les éléments de preuve dans le sens de cette explication étaient décrits, ainsi que la mauvaise foi des enquêteurs de TOTAL.
La Cour, grâce à l’audience qui se déroule à nouveau durant 4 mois, va approfondir l’analyse, parachever le travail des premiers juges, et déclarer que les éléments du déroulement de l’explosion chimiques sont suffisamment étayés, démontrés, pour entrer en voie de condamnation :
(extrait de l’arrêt) “En conséquence, il est établi que M. FAURE ayant pelleté indistinctement tous les produits au sol au cours de la journée du 19 septembre 2001, il a inéluctablement mis dans la benne blanche transvasée dans le box du –hangar- 221, outre le Nitrate d’Ammonium Industriel provenant du GRVS -grand sac- trouvé, tous les produits issus du secouage de tous les sacs du –hangar- 335 et notamment ceux en provenance de l’atelier ACD entre autres les GRVS -grands sacs- de DCCNA –produit chloré- non vidés et non lavés ainsi que les GRVS d’acide cyanurique non lavés ayant contenu des produits chlorés et cyanurés mélangés à l’occasion, notamment, des différents épisodes de nettoyage de l’atelier ACD.”
Ainsi, c’est ce mélange explosif qui, déversé dans le hangar dit 221, sert de détonateur, et fait exploser les 500 tonnes de nitrate qui y étaient entreposées.
La sous-traitance au cœur de l’affaire AZF
Alors, à qui la faute ?
La sous traitance d’abord, et c’est peut être là le nerf de la guerre, la preuve, pour ceux qui s’intéressent à la sécurité dans les sites industriels et les usines nucléaires également, que la sous-traitance, par la dilution de l’information, de la formation, de l’implication des hommes dans une équipe, par la précarité de son statut, est facteur de risques accrus. On sait que cette question est fortement débattue entre les syndicats, le patronat et les acteurs de la sécurité. L’enjeu est de taille, pour la sécurité d’une part, pour l’économie aussi, et on sait que souvent ces 2 enjeux s’opposent. Les entreprises font de fortes économies en ayant recours à la sous- traitance; les études montrent par ailleurs qu’elle est un facteur de risques d’accidents du travail accru, et aujourd’hui l’affaire AZF en est une illustration magistrale:
(extrait de l’arrêt) “en laissant M. FAURE –l’employé du sous-traitant- gérer seul et comme il le voulait le bâtiment 335, en laissant le salarié de la SURCA vider tous les emballages collectés dans un même lieu avec réunion des produits répandus en un même tas, en ne fournissant aux salariés des entreprises sous-traitantes chargées par lui de la manipulation de produits chimiques toxiques aucune formation d’aucune sorte sur la dangerosité des produits et les risques en cas de rencontres, en ne diffusant pas au personnel de GRANDE PAROISSE et des entreprises extérieures concernées la modification de la gestion des emballages et de leur regroupement au 335, en laissant sans consigne d’exploitation le 335 devenu le lieu de croisement de tous les produits du site, en laissant effectuer de manière non officielle des essais sur plusieurs mois permettant de ne pas respecter la documentation maîtrisée en matière de sécurité, dès lors en exposant en connaissance de cause les salariés de GRANDE PAROISSE et des entreprises sous-traitantes à des risques dont ils ignoraient la réalité et l’importance, -le directeur du site- a commis une pluralité de fautes caractérisées exposant autrui à un risque qu’il ne pouvait ignorer”.
Veut on voir demain le même type de motivation dans une décision relative à une centrale nucléaire, dans une autre usine SEVESO, dans une raffinerie? Le Groupe TOTAL a-t-il tiré les leçons de cette catastrophe pour faire ce que l’on appelle “un retour d’expérience” dans les autres sites SEVESO qui lui appartiennent ?
Ici encore l’arrêt doit être lu attentivement :
(extrait de l’arrêt) “M. DESMAREST, pour le groupe TOTAL, a lui-même déclaré devant la Cour qu’il n’y avait eu aucun « retour d’expérience » après la catastrophe de 2001 puisque l’entreprise a considéré que la cause en était inconnue.
C’est ainsi que, alors que l’absence de formation des personnels au premier rang desquels ceux des entreprises sous-traitantes était la plus grave de toutes les défaillances relevées et qu’il était indispensable et urgent de revoir les conditions de formation et de protection de tous les salariés travaillant sur tous les sites du groupe, les responsables à tous les échelons ont affirmé devant la Cour qu’il n’existait aucune raison de mieux former à l’avenir les salariés de ces entreprises sous-traitantes.”.
Voilà sans doute le secret bien gardé de l’affaire AZF, la raison pour laquelle il fallait faire front, et faire d’abord passer l’idée selon laquelle la cause restait inconnue.
Ne nous y trompons pas, l’affaire AZF est scandaleuse par l’attitude d’un groupe qui, sous couvert d’enquête interne, va être en charge d’une entreprise de désinformation majeure. Pourquoi ? Il y a sans doute bien des réponses à cela. Bien sûr, l’image du Groupe TOTAL, qui ne pouvait qu’être écornée par la responsabilité d’une de ses filiales dans une catastrophe de cette dimension, mais aussi, sans aucun doute, l’implication d’un sous traitant chargé sommes toutes d’une mission qui pouvait apparaître mineure, le nettoyage des déchets du site, mais dont le rôle était majeur dans le scenario de la catastrophe. Ainsi, cette situation ne pouvait que relancer un débat sur la sous-traitance dans les sites dangereux.
Aujourd’hui, l’arrêt rendu par la Cour d’appel doit faire contre-poids à la désinformation. Comment ne pas entendre la leçon que l’affaire AZF a à nous apprendre ? Dans les sites industriels SEVESO, dans les centrales nucléaires, qu’en est il de la sous traitance, porte-t-elle sur le coeur de métier, qu’en est il de la formation des sous traitants? L’Arrêt rendu par la Cour d’Appel, plus de 10 ans après la catastrophe AZF, doit tous nous inciter à nous emparer de ces questions qui concernent notre sécurité d’aujourd’hui.
La législation sur la sous-traitance : remises en question
A la suite de la catastrophe AZF, la loi, dite loi Bachelot, du 30 juillet 2003, a été adoptée. Le problème de la sous-traitance dans les usines SEVESO a fait partie des thèmes abordés, mais finalement, la nouvelle loi a peu retouché le dispositif.
Dans toutes les entreprises françaises, l’intervention d’un sous-traitant nécessite depuis 1992 la mise au point d’un « plan de prévention » qui décrit comment doivent collaborer dans une optique de sécurité l’entreprise utilisatrice (le donneur d’ordre) et l’entreprise extérieure (le sous-traitant). Ce plan de prévention doit être écrit si l’intervention est supérieure à 400 heures par an ou si elle implique un travail dangereux, ce qui est souvent le cas dans les installations classées Seveso. Concrètement, ils doivent toujours écrits dans les sites Seveso de branches comme la chimie.
De la même façon, toutes les personnes intervenant sur un site doivent obtenir, chaque jour, un permis de travail, voire un permis de feu (par exemple pour les soudeurs) ou un permis de pénétrer dans un espace confiné. Cela permet de les informer de toutes les procédures de sécurité à respecter. Lors de l’arrivée des personnels, un accueil sécurité doit également être effectué.
La loi Bachelot a permis à un CHSCT élargi d’inclure les sous-traitants, dans certaines conditions. Désormais, une fois par an les installations Seveso Seuil Haut doivent réunir un CHSCT « élargi », comprenant des représentants – salariés et patrons – des principales entreprises extérieures intervenants sur le site.
Le processus peut se révéler lourd puisqu’il faut gérer des réunions avec plusieurs dizaines de participants. Et parfois un peu convenu : il est parfois délicat pour les entreprises extérieures – et encore plus pour leurs salariés – de mettre en cause la sécurité de… leur donneur d’ordre !
Ce dispositif est-il suffisant dans les sites dangereux, alors que toutes les statistiques montrent que les accidents sont plus nombreux dans le champ de la sous-traitance ?
Faut il améliorer encore le dispositif actuel ? Faut il bannir la sous-traitance dans les sites SEVESO ou les usines nucléaires, dès qu’elle touche au « cœur de métier » ?
Si l’on tente d’améliorer le dispositif actuel, il s’agit autant d’en améliorer l’application effective, de remplir de sens les obligations formelles édictées par la loi, que de compléter la réglementation.
Dans l’affaire AZF, les règles relatives à la sous-traitance étaient apparemment respectées, mais en réalité, un examen sérieux de la documentation interne a démontré que chacun s’était contenté d’une apparence purement formelle.
Le plan de prévention n’était pas à jour, et n’était pas complet ; la visite sécurité des bâtiments avait été faite mais avait exclu certains bâtiments, hors zone de production, qui n’ont jamais été contrôlés. Ils étaient de peu d’intérêt ; et puis, tant de zones de l’usine comportaient des risques mille fois supérieurs ! Parmi eux, les deux bâtiments affectés au stockage et au nettoyage, impliqués dans l’explosion du 21 septembre 2001. La formation sécurité était réduite à un accueil formel. Le contrat avec le sous-traitant n’était pas à jour, et les nouvelles zones de nettoyage et de récupération des sacs usagés avaient été définies oralement, sans mise au point de consignes écrites. Le salarié unique de l’entreprise sous traitante chargée du nettoyage n’avait aucun supérieur ni employeur présent sur le site.
Ainsi, cette affaire nous appelle à la vigilance. En effet, si les règles de sécurité étaient insuffisamment appliquées, c’était aussi parce que l’entreprise principale considérait que le nettoyage était un tâche secondaire, à l’écart du danger le plus immédiat de l’usine, et entraînant la manipulation de produits à des doses infimes de résidus de fonds de sacs.
Ainsi, les dangers sont moins identifiés dans les filières de moindre importance, telles l’évacuation et le traitement des déchets. Ou bien le stockage, les recyclage, le nettoyage, tout ce qui n’appartient pas directement à la filière production et commercialisation.
Mais dès lors qu’il y a perte de vigilance et de mobilisation, le risque s’installe, de manière sourde, les pratiques s’écartent petit à petit du prescrit, et, dans l’ombre, la probabilité de la survenance de l’accident s’accroît…
De telle sorte que la question reste posée. Reste-t-il nécessaire de limiter le recours à la sous traitance dans certains domaines ? Du point de vue de la sécurité, la question est pertinente.