La chronique de la 1ère audience du 8 juin par Isabelle Bourboulon, journaliste indépendante, auteure du Livre noir du management (Éditions Bayard, 2011), membre du Conseil scientifique d’Attac. Ce jour-là, deux témoins vont déposer devant la Cour : Jacques S., partie civile à titre personnel, et Noël Rich qui fait partie des 39 victimes reconnues lors des mises en examen.
« J’ai un dossier très lourd »
Jacques S. s’est désisté de son appel mais s’il est présent aujourd’hui c’est qu’il veut déposer et être entendu. Il s’est porté partie civile à titre individuel et ne fera mention de ses collègues qu’incidemment. En arrêt de travail pour dépression à partir de 2009, Jacques est aujourd’hui retraité invalide. Mais comment a-t-il pu tenir si longtemps alors qu’il se battait seul contre tous, tel un chevalier blanc sûr de son bon droit contre un monstre et ses affidés ? Comment ne pas être brisé, laminé dans cette bataille inégale ?
Ma voisine dans l’espace du tribunal réservé à la presse se souvient que Jacques S. était arrivé à l’audience de première instance muni de deux énormes sacs contenant « son » affaire : des milliers de documents qui occupent une pièce entièrement dédiée à son combat contre France-Télécom dans son appartement du Val d’Oise.
Agent d’installation des lignes téléphoniques, Jacques est au début plutôt apprécié, reconnu pour avoir de très bons rapports avec les clients. Mais en 2005, il demande un congé de formation pour pouvoir s’inscrire à une licence de psychologie. Refus et première dépression nerveuse. On est alors dans le contexte des plans de départ et d’incitations à la reconversion des salariés mis en œuvre depuis le début des années 2000.
S’ensuit une série d’humiliations vécues comme « un acharnement spécifique » : demandes de congés refusées, mises à pied, conseils de discipline, entretiens de demande d’explication (il dit « interrogatoires ») sur ses absences. À partir de 2007, il prend un avocat et se bat, accuse son employeur de harcèlement, de « complicité de meurtre » et même de « pratiques nazies » à l’égard des salariés. L’entreprise le poursuit en diffamation. La peine est légère car on commence à savoir que règne chez France-Télécom un climat social délétère et l’affaire est entrée dans le débat public. Mais cette plainte en diffamation lui a tout de même coûté une semaine d’isolement en psychiatrie à l’hôpital de Gonesse.
Six plaintes pour harcèlement en quatre ans, courriers adressés à la direction générale, alertes auprès de l’inspection du travail… En retour, fait absolument inédit, son directeur écrit à son médecin traitant pour lui demander d’arrêter de lui faire des arrêts de travail ! Réaction scandalisée du médecin qui dénonce une intrusion inadmissible dans sa pratique médicale.
« Buvez une gorgée d’eau, respirez… »
Emporté par son récit, Jacques S. vient de fondre en larmes, se tait, l’émotion déborde. « Vous attendiez ce moment depuis longtemps, n’est-ce-pas ? » La présidente a parfaitement saisi l’importance de ce moment pour lui, dont le besoin de parler est si impérieux. Ici, le témoignage a valeur d’exutoire, presque de « thérapie sociale ». Être longuement entendu dans ce tribunal, quasiment sans interruption, vient enfin de signifier pour Jacques la reconnaissance publique attendue. C’est ce qu’illustre ce bref dialogue final :
- « Est-ce que vous allez mieux aujourd’hui ? » demande la présidente,
- « Je vais mieux depuis que je suis en retraite, mais ma vie a été un enfer »,
- « Par jugement de première instance vous avez été reconnu victime de harcèlement institutionnel. La Cour vous remercie d’avoir pris la parole de manière structurée malgré votre émotion ».
« Pour ces gens-là nous ne sommes rien »
Noël Rich est né en 1961. Il vit à Cournon d’Auvergne. Il a tenté de se suicider le 8 février 2010.
S’il est venu témoigner aujourd’hui comme partie civile, c’est parce que les prévenus ont fait appel et qu’il veut les poursuivre jusqu’au bout. Entré à France-Télécom en 1991, Noël n’est jamais devenu « Orange ». Comprendre qu’il est toujours resté attaché aux valeurs de service public qu’incarnait l’entreprise avant sa privatisation. Le changement qu’on lui impose, le discours qui accompagne la réorganisation (« ces anglicismes, on les reçoit comme une bouillie infâme »), l’humiliation de se voir traiter comme des illettrés, les formations infantilisantes (« on nous proposait d’apprendre à parler, ça nous faisait rire, mais on riait jaune »).
Avec la perspective de pouvoir se soutenir entre collègues, Noël Rich accepte néanmoins une mutation dans un autre service. Au début, l’ambiance est plutôt bonne au 1013, mais ensuite commence la descente aux enfers. Car le plateau de Clermont-Ferrand auquel il est affecté doit être le meilleur plateau de France. En termes de résultats bien sûr. Et pour y parvenir, il faut pouvoir répondre à 49 appels par jour. 49 c’est la norme, l’injonction, l’objectif de productivité. D’où des réunions d’objectifs, justement, toutes les semaines. Et la pression, les angoisses qui leur sont associées.
« Un script à respecter à la lettre »
Un droit d’alerte est déposé. Noël invoque sa responsabilité au CHSCT pour faire savoir qu’au 1013 les gens ne vont pas bien et « en ont marre de ne pas comprendre ce qu’ils font ». Car la tyrannie des 49 appels par jour, c’est de devoir respecter un script à la lettre sans aucune marge de manœuvre. « Quand un client attendait une solution, le pire c’est qu’on n’avait pas la main pour lui apporter. On se faisait insulter alors qu’on n’était pas responsable et le chef d’équipe ne nous soutenait pas ». (À ce moment de son témoignage, Noël Rich s’exprime de façon presque détachée, comme pour souligner l’absence de sens, l’absurdité de la situation de travail.) Peu à peu s’instaure une compétition entre salariés, entre équipes, et c’est la fin du collectif !
Et que se passe-t-il pour les salariés qui ne supportent pas la pression ? On les envoie à l‘infirmerie, chez le médecin du travail. À Noël Rich qui se bat pour « tout le monde, parce que ce sont des amis, des copains », on fait comprendre qu’il a de la chance là où il est, qu’il pourrait devoir chercher un emploi ailleurs… Il tombe en dépression, tente de se suicider, est hospitalisé par son psychiatre. Il demande à être suspendu et obtient une convention de mise à disposition pendant trois ans au profit de France-Alzheimer 63. « Ce sont les plus belles années de ma vie professionnelle, ça m’a permis de retrouver un équilibre, de l’empathie pour les gens dont je m’occupais ». Depuis son retour dans l’entreprise, en 2019, Noël Rich est assistant d’équipe.