La santé n’a pas de prix !

Texte de Hélène Adam, syndicaliste, et Louis-Marie Barnier, syndicaliste et sociologue, anciens membres de CHSCT.

Il y a trente ans, en décembre 1982, les lois Auroux transformaient les Comités d’Hygiène et de Sécurité des entreprises en leur ajoutant une mission décisive, celle concernant les conditions de travail. Cette jonction leur permet aujourd’hui de répondre à l’intensification du travail en faisant le lien entre organisation du travail et santé des salariés. Devenus alors CHSCT, nos comités ont connu au fil des années, une extension régulière de leurs prérogatives. Leur pouvoir s’est également étendu à tel point que par bien des aspects, les CHSCT sont devenus l’institution représentative du personnel la plus puissante : n’a-t-elle pas le droit de soutenir le salarié qui arrêterait le travail dans une situation de mise en danger ? Ne voit-elle pas ses préconisations acquérir une dimension quasi impérative, par les jugements rendant en cas d’accident un employeur coupable de faute lourde lorsqu’il ne les a pas respectées ?
Pourtant, la situation n’est pas si simple. Les 25000 CHSCT français ne sont pas souvent au centre de la scène. Les militants peinent à accomplir leurs tâches dans les entreprises. Le mouvement syndical ne fait pas une priorité de cette instance. De nombreux obstacles se dressent donc contre une véritable prise en charge de cette question contre les élus CHSCT. L’enquête présentée dans le livre porte sur la stratégie syndicale dans le domaine de la santé au travail. Les CHSCT offrent un point d’entrée pour cette approche : c’est dans ce cadre que les militants de terrain sont confrontés aux questions de santé au travail et doivent mobiliser des moyens pour y répondre. Mais le parti pris de l’ouvrage est de resituer les questions traitées localement dans les enjeux centraux de la confrontation autour du rapport d’exploitation.

Une institution représentative du personnel d’un genre particulier

C’est dans les mines que le mouvement ouvrier a élu ses premiers représentants pour défendre son droit à la sécurité : les délégués des mines. Le Front Populaire généralise les délégués du personnel, élus pour la défense des salariés, notamment des conditions de travail. Les premiers Comités hygiène et sécurité (CHS) sont créés en 1946. Les CHS ont accompagné l’extension du taylorisme, gagnant peu à peu leur pouvoir et leur légitimité pour agir au nom des salariés.
L’Etat s’est construit aussi peu à peu comme acteur de la santé au travail, souvent avec une perception particulière puisqu’il s’agissait, lors des premières lois interdisant le travail des enfants puis le travail de nuit des femmes, d’avoir des conscrits en bonne santé. La législation s’est renforcée au point de représenter un véritable point d’appui pour les élus CHSCT.
Le CHSCT d’aujourd’hui oscille toujours entre ces deux dynamiques. Tantôt les élus amènent les employeurs à intégrer la santé des salariés comme un impératif. Ils s’appuient alors sur la loi rappelant aux employeurs leur devoir de résultat, ce qui signifie aucune atteinte à la santé des salariés. Tantôt le CHSCT, agissant comme une IRP, devient lieu de recherche d’une solution commune préservant les salariés. Mais dans tous les cas, l’intervention des salariés est décisive : ce sont eux qui connaissent mieux le travail ; c’est à eux de s’emparer de leurs conditions de travail ; et le rapport de force est déterminant pour donner un espace aux élus des CHSCT.
L’élu est donc simultanément le représentant du personnel élus (au second degré) par les salariés, et expert en santé au travail. Les employeurs appuient certes sur cette seconde dimension, cherchant à transformer le CHSCT en lieu de confrontation d’expertises, où le service de sécurité de l’entreprise se verrait associer les élus des salariés. L’appel aux experts de la part des élus des CHSCT vient conforter ce besoin d’une parole légitime pour contrer les arguments de la direction. Mais l’expert devient aussi vecteur de connaissances et de compréhension, au même titre que la formation des élus, face à des situations de travail complexes où l’apport d’un regard extérieur au rapport direct de production peut être l’occasion de prendre le recul nécessaire.

Au cœur des enjeux sociaux

Les CHSCT se trouvent au centre de nombreuses questions sociales. Le néolibéralisme a dévasté le champ de l’organisation du travail. Il associe intensification du travail, hausse de la charge de travail, contrôle individualisé et minutieux de la personne (notamment informatique), responsabilisation impliquant la personne elle-même, destruction des collectifs de travail. Les élus des CHSCT, souvent isolés, doivent comprendre ces modifications et définir une stratégie. Du harcèlement au stress puis aux risques psychosociaux, la démarche s’est peu à peu affinée, mais à chaque étape, le patronat a tenté de mettre en place des contrefeux pour désamorcer les situations.
Les CHSCT sont également régulièrement confrontés aux grands scandales de santé et de sécurité au travail, tels que l’amiante, les risques chimiques, les risques industriels, situations où les parties de bras de fer engagés avec les lobbies aux intérêts financiers puissants sont souvent hors de portée de leur pouvoir local. A eux ensuite, le triste privilège de ramer pour aider les salariés à faire valoir leurs droits, une fois les dégâts irréversibles accomplis.
Les grands enjeux de la confrontation sociale se retrouvent dans l’action quotidienne des élus. Ils doivent ainsi élaborer des fiches de pénibilité, insérées dans leurs missions suite à la loi sur les retraites en 2010, qui se donnent pour objectif de réduire la pénibilité afin d’augmenter le taux d’emploi des seniors ; mais cette mesure « objective » de la pénibilité souligne surtout la nécessité de départs anticipés en cas de pénibilité reconnue socialement. Les CHSCT ont également le pouvoir d’enquêter sur les dégradations de la santé au travail pour risque grave, y compris en faisant appel à des experts, et mettre en lumière des solutions alternatives qui concernent l’organisation du travail.
L’entreprise éclatée en de multiples statuts, situation de travail, conditions de travail, est le nouveau lieu du militantisme. Les CHSCT se trouvent à gérer une multitude de situation de travail différentes, depuis les CDD et les intérimaires jusqu’aux sous-traitants sur site : ont-ils reçu la formation adéquate ? Ont-ils les équipements nécessaires, les nacelles élévatrices, les harnais adaptés, les gants spécifiques à cette activité ? Reçoivent-ils le suivi médical lié aux produits spécifiques utilisés dans l’entreprise ? Dans ces circonstances et pour fixer la responsabilité de l’employeur, la conception d’une intervention syndicale dépassant les frontières de l’entreprise sera déterminante.
Les CHSCT devraient aussi aborder le travail des femmes dans sa spécificité de rapport social de domination. Les femmes sont toujours davantage perçues comme reproductrices à protéger, que femmes participant à la production et construisant un rapport spécifique de travail. Le mode particulier de management des femmes, mêlant harcèlement sexuel porteur de mépris et absence de latitude dans le travail, doit se traduire par une démarche syndicale spécifique.
A travers les démarches de différents CHSCT autour du Document unique, on saisit mieux ce redoutable dilemme qu’affrontent les élus des CHSCT : comment construire simultanément la résistance à l’exploitation, et l’insertion dans les rapports de travail qui impliquent en permanence une certaine dose de compromis ?

Des droits nouveaux pour les CHSCT

Le droit de veto est bien sûr la première exigence pour les CHSCT. Le veto des CHSCT se prononcerait à partir de la question fondamentale : est-ce que ce projet de l’employeur amène une dégradation des conditions de travail et de la santé des salariés ? Auquel cas ce projet s’opposerait à l’obligation de résultat de l’employeur dans le domaine de la santé. Le droit de veto devrait être associé à un droit plus souple dit « droit de réserve », qui oblige régulièrement l’employeur à revenir devant le CHSCT présenter les réponses qu’il a pu donner aux réserves émises par cette instance. Autant de temps et d’espace de débat gagné pour la mobilisation des salariés autour de projets alternatifs.
Car l’intervention des salariés doit être au centre de l’action des élus CHSCT. Plutôt qu’un droit d’expression datant des lois Auroux et intégré dans un projet de modernisation des relations professionnelles, nous mettons en avant le droit pour les CHSCT de réunir les salariés, sur le temps de travail, et de bâtir ensemble une parole sur le travail. Pour répondre à l’éclatement du salariat, les CHSCT territoriaux ou de site doivent être rendus obligatoires, et assortis d’une responsabilité des employeurs présents au CHSCT de site. Dans la fonction publique, les droits des CHSCT doivent être étendus, que ce soit le droit à l’expertise ou l’intervention pour les personnels contractuels.
La capacité des CHSCT à allier leur combat au mouvement social doit être renforcée par la possibilité d’inviter aux réunions du CHSCT des représentants des associations de défense de l’environnement ou d’associations de victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelles. Le droit de retrait des salariés doit être complété par un droit d’arrêter la production par le CHSCT, comme cela avait été débattu et non obtenu en 1982. Enfin, les CHSCT doivent aussi être dotés de moyens plus importants, en temps (notamment les réunions de préparation et de déplacement ne doivent pas être décomptées sur le mandat), en budget autonome (en plus de l’obligation de l’employeur de répondre à toute demande de moyens nécessaires au fonctionnement), en moyens de déplacement.

Une campagne syndicale pour le droit à la santé au travail

Mais ces droits nouveaux pour les CHSCT sont surtout l’occasion de mettre cette institution au centre du débat, et l’objet de la santé au travail comme une exigence commune. L’enjeu est de créer une campagne nationale autour de cette exigence du droit à la santé. Car la santé au travail ne s’obtiendra pas dans le face-à-face avec l’employeur, mais en intégrant le rapport d’exploitation dans un rapport de travail au niveau de la société dans son ensemble.

Hélène Adam et Louis-Marie Barnier.


Hélène Adam, syndicaliste, et Louis-Marie Barnier, syndicaliste et sociologue, tous deux anciens membres de CHSCT, publient aux éditions Syllepse : « La santé n’a pas de prix, voyage au cœur des CHSCT », à paraître début 2013.