La chronique du 16 juin vue par Dominique Lhuilier, professeure émérite au centre de recherche sur le travail et le développement (CNAM), Paris et directrice de la collection Clinique du travail (avec Y. Clot), a publié notamment Placardisés (Seuil, 2002), La créativité au travail (ÉRÈS, 2017).
Le prévenu se lève et se rend à la barre. La présidente enchaîne et présente le programme de cette matinée, un interrogatoire récapitulatif et examen de personnalité, précisant qu’un CV servira d’appui à cet examen.
D’emblée, elle donne le ton : le parcours de ce prévenu diffère de ceux des autres. Guy-Patrick Cherouvrier est entré dans l’entreprise en 1997 sur un poste de gestion, ordonnancement des chantiers, après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur. Et tout son parcours, de contractuel puis de fonctionnaire 3 ans après, jusqu’à sa fonction de DRH France à France Télécom, témoigne d’une mobilité sociale ascendante. L’ascenseur social semble avoir été actionné de nombreuses fois par ses supérieurs. G.P Cherouvrier affirme ou laisse entendre de façon répétée qu’il ne demande pas, ne postule pas, il est sollicité : « X me l’a demandé ». Les X sont toujours des personnages essentiels qui ont œuvré à la transformation de France Télécom. Michel Bon a dirigé le changement de statut de l’entreprise pour en faire une société anonyme de droit privé et a piloté son introduction en bourse ; il « demande » à G.P. Cherouvrier de créer une association visant à installer et développer l’actionnariat salarié. Il en sera le président durant quatre ans. Directeur régional à Metz, directeur régional Ile de de France Est, il aura à réaliser une fusion entre deux entités « pour accroître la performance », coach des directeurs régionaux, il sillonne la France… Son N+1, Olivier Barberot, lui « demande » de prendre le poste de DRH France ; il sera alors reçu par Didier Lombard … qu’il ne quittera plus, « il a toujours été mon N+2 ».
Dans ce bref récit de sa trajectoire professionnelle tout entière déroulée au sein d’une même entreprise, France Télécom, (hormis « plein de petits boulots alimentaires » durant ses études), se manifeste ce que le sociologue Claude Dubar appelle une forme identitaire d’entreprise combinant mobilisation au travail, désir de promotion interne (« monter ») et croyance dans les politiques d’organisation. G.P. Cherouvrier croit en son entreprise, en ses dirigeants, en la pertinence des politiques qui ont présidé à toutes les orientations décidées et imposées.
Alors que la présidente signale que son parcours lui donne, plus que les autres prévenus, « une conscience du monde du travail, une sensibilité à la souffrance », il affirme : « Mon parcours n’est pas atypique par rapport à la population de FT. L’ascenseur social fonctionnait. Ce serait prétentieux de ma part de dire, je connais bien la maison, les différents postes… et j’étais mieux armé que les autres pour prévenir ». G.P. Cherouvrier n’est donc pas prétentieux, il ne savait pas plus que les autres.
Pur produit maison, il met en place toutes sortes d’instruments visant à l’application de la politique de l’entreprise par les managers devenus RH de proximité, dans une conception de la GRH au service d’un monde libéralisé où le business est la priorité. La part variable de la rémunération de ces managers, indexée à leur performance individuelle en matière d’atteinte des objectifs en est un rouage… bien pratique il est vrai tant qu’on peut brouiller les pistes sur les objectifs en question. Il est un exemple paradigmatique de cette mutation de la fonction personnel au cours de laquelle les « ressources humaines » sont considérées comme parties prenantes de la création globale de valeur dans l’entreprise. Ce qui conduit à ce que les activités sociales soient mises au service du déploiement des stratégies des directions. FT a bien « placé l’humain au cœur de l’organisation » (pour reprendre un slogan RH aussi lénifiant que les récurrents « redonner du sens du travail » ou « réenchanter l’engagement des collaborateurs ») mais ici pour viser cet objectif prioritaire : « la déflation ».
Car G.P. Cherouvrier le répète : « oui, j’ai appliqué la politique NExT-ACT comme les 18 000 cadres de France Télécom ! La DRH ne décide pas des réorganisations mais elle est là en soutien ». Il a donc assuré le volet social (sic) de cette « définition des conditions de redéploiement. »
Consentement, adhésion, collaboration…
P. Cherouvrier est là pour servir. Et se dépense sans compter pour ce faire. Jusqu’à son départ anticipé en retraite en 2008. Anticipé ? Comment comprendre cette décision ?
Le prévenu offre deux pistes à la Présidente qui l’interroge sur ce point : « des ennuis de santé » et, après un temps de silence : « Je n’étais plus à l’aise dans le contexte que je voyais évoluer. En particulier vis à vis d’Olivier Barberot. Ça ne correspondait pas à mes valeurs. Mais moi je n’avais pas de marge de manœuvre ».
Il entrouvre une porte qu’il refermera bien vite. O. Barberot s’est désisté de son appel, il n’est donc pas là pour répondre et G.P. Cherouvier poursuit : « Je n’aime pas parler des absents ».
Quelles sont donc les valeurs de ce DRH France dans le contexte qu’on connait ? La question lui sera posée plusieurs fois. Et là, il s’emporte, monte le ton et répète de plus en plus vivement que ce procès est une véritable atteinte à sa dignité. « Je me suis senti humilié depuis le début. Tout ce qu’on me reproche c’est l’inverse de mes valeurs, de mes pratiques managériales… J’ai toujours cherché le développement de systèmes apprenants… J’ai tout fait dans ma carrière pour créer les conditions de l’épanouissement des salariés… J’ai toujours été guidé par le bien-être du salarié, j’ai moi-même rédigé en 2006 une note politique en santé-sécurité-bien-être au travail, j’ai organisé un colloque sur le stress avec Jean Baptiste de Foucauld, humaniste réputé… ». Cet ardent défenseur du bonheur au travail ne savait pas, n’était pas là, euphémise, dénie, banalise… au point que la Présidente l’interpelle : « Vous ne pouviez pas être autiste ! Vous saviez. Vous disposiez de remontées de données ».
Cette même présidente lui tend néanmoins une perche. Son départ anticipé à la retraite serait bien lié, certes, à une santé dégradée, mais ce cancer (un premier, puis une récidive avec extension) pourrait-il être imputé au stress causé par les conflits de valeurs ? La piste de la souffrance éthique à l’origine d’une décompensation somatique par défaut d’expression, de réflexion, d’élaboration n’est pas saisie par le prévenu. Il rétorque :« Je ne revendique pas un statut de victime. Même mon médecin m’a dit qu’on ne sait pas la cause du cancer ». Et il poursuit sur le credo partagé par tous les prévenus, d’une seule voix : il n’y avait pas malaise généralisé à France Télécom à l’époque, seulement « des situations particulières. On ne les a peut-être pas bien gérées. Mais moi, avec des milliers de salariés, je ne pouvais pas savoir. Ces cas ne me remontaient pas ».
Cécité stratégique ? Cécité symptôme de l’aliénation dans la servilité ? Cécité en tout cas résistante toutes ces années, y compris lors du premier procès et de cette reprise en appel.
Au point que la colère monte quand les questions se font insistantes : « C’est scandaleux de réduire ACT à la déflation ! Vous ne parlez que de ça ! Les questions des policiers lors de l’audition… comme si j’étais un criminel ! Ma punition déjà, c’est deux cancers, deux procès, deux parents dépendants… Ma retraite n’a pas été un long fleuve tranquille ! ».
Amer, lui qui a tant donné, véritable serviteur de la politique engagée par les directeurs « pour faire face aux défis imposés par la situation», se voit accusé de « complicité consistant à avoir facilité sciemment la préparation et la consommation du délit, par aide et assistance, en l’espèce notamment : en organisant le suivi strict et concret des réductions d’effectifs ; en mettant en place des outils de pression sur les départs tels que les réorganisations laissant des salariés et des agents sans poste ; en encourageant les procédés visant à créer une instabilité pour les agents et les salariés ; en intervenant dans les décisions de mobilité forcée ».
Au détriment notamment …
Des invisibles
André Amelot qui a tenté de se suicider en avril 2008 et s’est suicidé le 19 mai 2008 ; Christine Andrieux qui a tenté de se suicider le 4 mai 2010 ; Etienne Annic qui a traversé une phase de dépression à partir de novembre 2007 ; Camille Bodivit qui s’est suicidé le 30 juillet 2009 ; Claude Bourette qui a traversé une phase de dépression à partir de juin 2009 ; Anne-Sophie Cassou qui s’est suicidée le 22 avril 2009 ; Christel Ciroux qui a tenté de se suicider le 29 juin 2009 ; Corinne Cleuziou qui s’est suicidée le 14 novembre 2009 ; Andrée Courrier qui a tenté́ de se suicider le 18 juin 2009 ; Michel Deparis qui s’est suicidé le 14 juillet 2009 ; Yonnel Dervin qui a tenté́ de se suicider le 9 septembre 2009 ; Stéphane Dessoly qui s’est suicidé le 11 février 2010 ; Guy Deschamps qui a traversé une période de dépression et subi plusieurs arrêts maladie à partir de 2006 ; Daniel Doublet qui a vu ses droits, sa dignité et son avenir professionnel compromis ; Luc Dumas qui a tenté de se suicider le 15 mai 2010 ; Hervé Geraud qui a tenté de se suicider le 17 mars 2009 ; Nicolas Grenoville qui s’est suicidé le 10 août 2009 ;Brice Hodde qui s’est suicidé le 15 avril 2009 ; Jean-Michel Laurent qui s’est suicidé le 2 juillet 2008 ; Didier Lefrançois qui a tenté́ de se suicider le 5 novembre 2007 ; Georges Lloret qui a traversé une période de dépression à partir de 2008; Rémy Louvradou qui s’est suicidé le 26 avril 2011 ;Didier Martin qui s’est suicidé le 15 octobre 2009 ; Dominique Mennechez qui s’est suicidé le 14 février 2010 ; Yves Minguy qui a été placé en arrêt de travail en 2009 ; Stéphanie Moison qui s’est suicidée le 11 septembre 2009 ; Annie Noret qui s’est suicidée le 26 février 2010 ; Jean-Paul Nouhaud qui a été en arrêt de travail en 2007 ; Marc Pelcot qui a tenté de se suicider les 2 et 3 janvier 2010 ; Robert Perrin qui s’est suicidé le 17 mai 2008 ; Bernard Pillou qui s’est suicidé le 4 septembre 2008 ; Jean-Marc Regnier qui s’est suicidé le 4 mai 2008 ; Noël Rich qui a tenté de se suicider le 8 février 2010 ; Patrick Rolland qui s’est suicidé le 9 novembre 2008 ; Jean-Paul Rouanet qui s’est suicidé le 28 septembre 2009 ;Catherine Senan qui a tenté́ de se suicider le 6 août 2009 ; Vincent Talaouit qui est en arrêt de travail depuis 2007 ;Martine Thelly qui a tenté de se suicider le 8 juin 2010 ; Alain Trotel qui a tenté de se suicider le 26 mai 2008….
Et tous les autres, ceux qui cassés ont pliés, ceux qui n’ont pas pu, voulu aller en justice, ceux sont partis « par la porte ou par la fenêtre », qui ont tenté une échappée laissant derrière eux une part de leur histoire, de leur projet, de leur métier… et qui savent les ravages de cette politique. Tous les « survivants », dedans comme dehors, qui ne peuvent pas ne pas savoir eux-aussi la liste des morts et blessés laissés sur ce champ de guerre, celle qui est légitimée par la sacro-sainte exigence de performance économique « quoiqu’il en coûte ».
Ces noms, ce sont ceux des invisibles anonymisés dans « les effectifs », de personnes en butte à cette massive maltraitance orchestrée au plus haut, relayée par la ligne managériale conditionnée « à l’atteinte des objectifs ». Quand « la qualité du travail » est indexée aux buts poursuivis sans réflexion sur les moyens mis en œuvre, en détruisant toutes les instances de régulation de la domination, tout est permis. Ce ne sont pas des « cas individuels », des « fragiles » qui n’ont pas su, pas pu relever les défis de la compétition sur les marchés, de la transformation technologique, de « la priorité clients ».
Individualisation et psychologisation
La politique RH de l’entreprise a massivement usé de cette « psychologisation » associée à l’impératif d’adaptation et de développement de soi. Coaching, cellules d’écoute, formations, recours aux recommandations de la psychologie positive ou de la psychologie comportementale… Au cœur de ces approches développées dans nombre d’entreprises, le travail sur soi est devenu le credo du bien-être et du bien-faire : gérer ses émotions et ses interactions avec autrui, surmonter les épreuves du travail en puisant dans des ressources personnelles améliorées… pour plus de flexibilité et d’efficacité mais aussi d’accomplissement de soi. Au cœur de la rhétorique managériale se déploie une ingénierie du soi transformant la subjectivité en objet de gestion. Alors la « psychologisation » escamote tout à la fois le travail, le social, le psychique. Le recours à l’explication des réussites ou difficultés professionnelles par des qualités ou défauts personnels, associée à une dénégation des facteurs sociaux et historiques, n’est pas une nouveauté. Mais son actualisation passe par le prisme de la « fragilité », « vulnérabilité », expliquant difficultés, troubles, pathologies, échecs, inadaptation… La fabrique d’une vulnérabilité différentielle permet d’effacer la vulnérabilité humaine, ontologique.
En devenant un critère distinctif – on est « vulnérable » ou on est « résilient » – et un principe explicatif – vulnérable, on est exposé à l’inemployabilité –, la fragilité est réduite à un attribut assigné à quelques-uns ou à des « populations » identifiées par des traits communs qui effacent les singularités : les « seniors », les « inaptes », « les salariés ayant des soucis dans leur vie personnelle ».
Cette division trace la voie d’un eugénisme, tendance récurrente dans l’histoire, qui est toujours au rendez-vous : il s’agit alors de classer, hiérarchiser et sélectionner des individus, ici, des salariés, suivant les critères valorisés, ceux de l’adaptabilité et de la performance. Aptes, performants, résilients face aux inaptes, déficients, vulnérables… Les dispositifs mis en place pour mesurer, évaluer, corriger « l’inadaptation », sont toujours exposés à l’ambiguïté de leurs objectifs comme des résultats obtenus. L’option retenue consiste à liquider les salariés qui posent des problèmes plutôt que les problèmes que les salariés posent. Une des voies possibles de ce processus de « liquidation », prend la forme de la chasse aux « fragiles » au profit du déni des processus de fragilisation au travail. Les « revues de personnel », les « cellules d’écoute » dont nous parle Guy-Patrick Cherouvrier sont au service de cette détection.
Pour conclure… quoique
De ce palais de justice historique de l’Ile de la Cité nous viennent des échos d’autres procès ou « affaires » en cours. Non pas tant celui des attentats du 13 novembre 2013 qui motivent des mesures de sécurité exceptionnelles, y compris pour ce procès en appel de ceux qui ont eu l’indécence de contester le jugement rendu en première instance en décembre 2019.
Mais celui du parquet d’Évry qui a demandé, le 15 juin, au tribunal de condamner la SNCF à « la peine maximale » pour homicides involontaires et blessures involontaires lors de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge (Essonne), qui a fait sept morts et des centaines de blessés en 2013. Le procureur a dénoncé une « faute originelle de désorganisation … Ce n’est pas une mise en cause des cheminots » mais celle de « la lente dégradation de leurs conditions de travail qui ont été impactées par les objectifs de rentabilité qui leur étaient imposés ».
Ou encore celui du « scandale Buitoni », du groupe Nestlé. Sept plaintes sont à ce jour déposées au tribunal judiciaire de Paris, et une enquête judiciaire explore les causes et responsabilités d’un des leaders mondiaux de l’alimentation (87 milliards d’euros de chiffre d’affaires). D’autant que des nombreux contrôles avaient déjà depuis 10 ans signalé les transgressions aux règles élémentaires d’hygiène. L’intoxication de 56 personnes ayant ingurgité des pizzas, (produites dans des conditions inchangées et toujours commercialisées), dont une majorité d’enfants, parmi lesquels deux sont décédés, pourrait leur être imputée à l’issue de cette enquête judiciaire.
Ou encore, après la parution du livre-enquête Les Fossoyeurs de Victor Castanet, qui a révélé de graves maltraitances au sein de nombreux Ehpad du groupe Orpea, cette enquête ouverte en avril par le parquet de Nanterre sur des soupçons de maltraitance institutionnelle et d’infractions financières. Plusieurs dizaines de plaintes de familles de résidents sont déposées à Nanterre contre Orpea, notamment pour « mise en danger d’autrui » et « homicide involontaire ». S’y ajoute le signalement du gouvernement pour maltraitance institutionnelle et détournements de fonds publics, pour « faux et usage de faux et infraction à la législation sur le travail en recourant abusivement à des contrats à durée déterminée », précise le parquet….
Quel fil rouge relie ces différentes enquêtes, procès… ? Celui de la puissance financière et économique comme credo théologico-politique, au prix d’une dégradation du vivant et du travail de culture qui engage le devenir humain.