L’audience du 24 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Nathalie Quintane, écrivain et enseignante. La plupart de ses livres sont publiés chez P.O.L. et à la Fabrique. Dernier ouvrage paru : Un œil en moins (P.O.L., 2018).
> Perruque.
J’arrive très en avance. On est deux. On commence à discuter. Il est à la retraite. Il a travaillé chez France Télécom. Il me raconte l’histoire de ce copain ingénieur, auquel on a d’abord proposé un poste de technicien ; puis un boulot de magasinier ; enfin, un bureau avec un téléphone dessus et rien d’autre. De huit heures du matin à cinq heures le soir. Une pièce vide pour le gars qu’on veut vider, ou plutôt : dont on souhaite qu’il se vide lui-même. Alors il se rapproche et, tout près de mon oreille, il dit : « Il en pouvait plus… Il a décidé de partir à pied de chez lui à huit heures tous les matins, d’acheter le journal en passant, de le lire à son bureau ; il téléphonait aux copains pour réserver un restau, et l’après-midi il repartait à trois heures… ». Ça ne correspond pas vraiment à ce qu’on appelle « perruquer ». « Perruquer », c’est travailler pour soi ; utiliser temps de travail et outils de travail pour faire des choses qui ne sont pas celles pour lesquelles on est payé. Cet homme n’en profitait pas pour travailler pour lui : il avait juste trouvé de quoi occuper le temps. Comme l’expliquera un témoin, parlant des call centers et du script que les téléconseillers doivent suivre à la lettre : « Le formalisme interdit toute dissidence. »
> Excitation.
C’est encore lui qui m’a mis la puce à l’oreille : « Quand les chefs avaient une réunion… un séminaire ou un truc comme ça… ils en sortaient tout excités… Je sais pas ce qu’on leur racontait… mais ils essayaient tout de suite d’appliquer sur nous ce qu’on leur avait dit… C’était terrible… ».
C’est ce petit bonhomme, là, ce ventre en costume gris qui avance lentement, ce pépé désormais — ce pépé qui ne pipera pas mot de l’après-midi parce que, me dira-t-on, « chaque fois qu’il parle, il lâche une énormité » —, qui remontait toutes les pendules à bloc… En racontant quoi ? Qu’est-ce qu’il pouvait bien leur promettre ? Du pognon ? Un nom dans l’Histoire ? Qu’ils allaient sauver le capitalisme ? Eh bien oui. C’est un peu ça. Lombard est sans doute persuadé qu’il a, en sauvant France Telecom, sauvé plus que France Telecom — le capitalisme et la France tout court.
Beaucoup plus bas, dans les bureaux, ça se traduisait par des sorties du genre : « On a marqué un but, youpi ! », quand une équipe faisait plus de chiffre qu’une autre.
On a marqué un but. Youpi.
> Fragile.
Adjectif invariablement accolé aux cinq personnes au cœur de l’audience (deux morts, trois survivants, dont un témoin physiquement présent). Fragile, je connais bien : c’est ce qu’on dit des élèves qu’autrefois on aurait qualifiés de nuls — un euphémisme. Et c’est très exactement ce qu’on décode sous les reprises diverses des avocats de la défense : « On peut tout de même pas s’imaginer reprendre le même poste quand on a été absent trois ans… Je veux bien que ce soit un droit, mais enfin… ». Tous ces gens qui ne se sont pas adaptés, au fond, c’est qu’ils étaient nuls… ou alors malades (on entendra « constitutionnellement fragile »)… Dans les deux cas, ils (les prévenus) n’y sont pour rien.
> Pédagogie.
« Fragile », « acquis », « compétences », « mauvais élément »… Voilà des mots familiers : des mots de l’école. Des mots qu’on ne cesse d’utiliser dans le secondaire. La langue de l’entreprise a contaminé tout le système scolaire. Normal : c’est une langue qui fabrique des enfants ; des mineurs ; des subalternes. Noël Rich, seul témoin présent à l’audience, dira qu’il avait « l’impression de passer un examen tous les jours ». Les chefs pouvaient écrire qu’ils agissaient ainsi avec lui : « pour le faire progresser et voir où il en était de ses acquis. » Des gosses de quarante ans, de cinquante-trois ans. Des gamins ayant charge de famille qu’on menait à la baguette. Des enfants qui avaient vu leur mère mourir, qui avaient connu l’hôpital, les internements, les suicides d’amis et de collègues, qui avaient décroché des pendus peut-être, et qu’on accueillait chaque matin d’un « Alors, tu la rends ton affaire ? ».
— Alors, tu la rends ton affaire ?
— Alors, tu la rends ton affaire ?
— Alors, tu la rends ton affaire ?
— Alors, tu la rends ton affaire ?
— Alors, tu la rends ton affaire ?
— Alors, tu la rends ton affaire ?
— Alors, tu la rends ton affaire ?
> Lalangue.
Ironie terrible, parfois à peine marquée, avec laquelle Noël Rich reprend leur langue : « Vous comprenez, on ne dit pas « pression », on dit « challenge »… « Puisqu’il faut parler de « client »… Le « script » est une ânerie monumentale »… Que cette langue du néo-management soit assez ridicule, qu’on ne puisse que marquer une certaine distance par rapport à cette manière de nommer les choses quand on a appris à ses dépends ce qu’elle recouvre d’ignominie ou simplement de bêtise, cela commence à être établi — au demeurant, les plus hauts personnages en font régulièrement la démonstration.
P.I.C. pour « Performance Individuelle Comparée » (c’est quand on affiche tous les jours sur un tableau les noms des plus performants, des premiers de cordée aux derniers — les derniers étant invariablement convoqués ensuite par le chef de service : personne n’est indispensable).
E.R.C. pour « Evolution Relation Client » (c’est quand on se rend compte un peu tard qu’on a viré trop de monde et qu’il faut rajouter fissa un employé si on ne veut pas que tout se casse la gueule).
M.E.F. pour Marché Entreprise France (c’est quand on passe d’une organisation par produit à une organisation en fonction du marché et du client — changement radical, brutal, comme tous les changements décidés ces années-là : surprendre, déstabiliser, toujours. Tu tiens quand tu as les crocs. Darwinisme bas-du-plafond).
> Rien.
Plusieurs fois, Noël Rich énonce : « On n’était rien… On n’était rien… ». Comme on sait, depuis quelques temps, ce mot est, du fait de son usage en certaine circonstance par le plus haut représentant de l’état, fortement connoté. Aussi Maître Maisonneuve (l’un des seize avocats de la défense) s’ébroue-t-il d’un coup sur son banc en citant un mail privé de Noël Rich, où celui-ci finit par dire, pur retour à l’envoyeur, que tel et tel chef.fes « ne valent rien ». Toutefois, n’être rien n’est pas tout à fait la même chose que ne valoir rien. Avoir la maladie d’Alzheimer n’est pas la même chose qu’être Alzheimer, rappelle Noël Rich, analysant une fois de plus finement ce que nous fait la langue.
> Le Droit ?
Les prévenus (et leurs avocats) sont plutôt relax avec le droit, auquel ils opposent le bon sens : le bon sens leur dicte de ne pas réintégrer tel employé au poste auquel il a droit (conformément à la loi), parce que, ben, on voit bien qu’il est pas capable (et puis c’est pour le protéger) : « Si vous revendiquez par trop l’application de la loi, on va se séparer de vous » — décode une des parties civiles.
En fait et tout bonnement, les prévenus ne croient pas au droit.
Dessins de Claire Robert.