Pascal Marichalar est docteur en sociologie et auteur d’une thèse sur la médecine du travail Prévenir ou produire. Autonomie et subordination dans la médecine du travail (France, 1970-2010)
Les salariés du privé se montrent souvent assez méfiants quand ils se rendent chez le médecin du travail. Et il y a de quoi ! D’abord, ils s’y soumettent au verdict impitoyable de l’aptitude/inaptitude au poste de travail, avec le chômage comme possible conséquence. Ensuite, ils ne voient pas toujours le lien entre les questions posées, les examens préconisés, et leur poste de travail (et souvent, disons-le, il n’y en a pas). Enfin, ils peuvent légitimement être circonspects face à des médecins qui sont employés presque toujours par des services gérés par le patronat. Peut-on faire confiance au médecin du travail ? À quoi sert la médecine du travail ? Et à quoi pourrait-elle servir ? Je passerai en revue rapidement ces questions à partir de travaux sociologiques et historiques récents.
Le piège de l’aptitude – la médecine de sélection
On découvre le plus souvent le médecin du travail affecté à son entreprise lors de la visite d’embauche, qui suit en principe (de près ou de loin) le recrutement, et dont le but premier est de déterminer si le salarié est apte, inapte, ou apte avec restrictions à son poste de travail. Pourtant, ce type de filtrage ne semble pas prévu dans la mission du médecin du travail telle que la loi la définit : « prévenir toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ». Ce qui semblerait plus logique, ce serait que le médecin détermine l’aptitude du poste de travail à recevoir le salarié…
Mais ce n’est pas le cas. L’aptitude s’inscrit dans l’héritage d’une médecine d’ « orientation biologique de la main-d’oeuvre », visant à améliorer la productivité en affectant le salarié au poste où il sera le plus performant, et d’une médecine militaire devant déterminer si tel homme est apte à partir au front (et de fait, l’une des premières missions de la médecine du travail, en 1942-43, va être de sélectionner les hommes aptes à partir en Allemagne pour le Service du travail obligatoire, STO).
L’avis d’aptitude servirait-il tout de même à protéger la santé des salariés ? C’est ce qu’affirment certains médecins, et des employeurs, en invoquant généralement des exemples de situations à risque, réelles mais exceptionnelles (par exemple, un chauffeur de poids lourds sujet à l’épilepsie), qui sont loin de représenter l’ordinaire des cas rencontrés. En général, l’aptitude/inaptitude ne remplit aucune mission préventive.
Prenez le cas d’une personne qui travaille dans un service de nettoyage pendant des années, contrats précaires, horaires décalés, produits cancérogènes, postures de travail peu confortables, déclarée apte, apte, apte pendant des années… Arrive un jour, autour de la cinquantaine ou un peu plus tard, où les problèmes de dos, les douleurs dans les bras, les difficultés respiratoires deviennent trop importantes – alors tombe le couperet de l’inaptitude. Et l’inaptitude au poste veut souvent dire l’inaptitude à tout poste, puisque, par exemple, dans une société de nettoyage, il n’y a que des postes de… nettoyage. Et donc, chômage. Avec un peu de « chance », et pas mal de démarches compliquées, la personne arrivera à faire reconnaître une invalidité ou une maladie professionnelle, et pourra toucher une maigre rente jusqu’à l’âge de la retraite (car comment retrouver un autre travail dans ces conditions?).
Au début des années 2000, l’Etat a même précisé que le rôle de l’aptitude dans certains postes exposés à des produits cancérogènes n’était que d’éliminer les salariés qui présenteraient un « sur-risque » de développer un cancer. En clair, cela signifie que le médecin du travail est tenu de vérifier, au moment de prendre sa décision d’aptitude, que le salarié ne présente pas de « contre-indication » qui pourrait laisser penser qu’il court plus de risques qu’un autre de développer un cancer en étant exposé au produit toxique (par exemple en se fondant sur d’obscures prédispositions génétiques)… Si le salarié a un risque moyen de développer ce cancer, alors tout va bien. L’élimination du salarié à « sur-risque », voilà le sens véritable de la procédure d’aptitude.
Aujourd’hui, une infime minorité de médecins refuse tout de même de signer les avis d’aptitude/inaptitude dans certains cas, par exemple comme moyen de pression sur l’employeur lorsque le poste de travail est trop dangereux pour recevoir un salarié. Il y a eu à plusieurs reprises des mouvements de médecins du travail demandant la suppression de l’avis d’aptitude, sans résultat. Mais la grande majorité se contente de suivre à la lettre ce que la loi prescrit de faire, avec plus ou moins de considération pour les vertus préventives ou les possibles conséquences économiques de l’avis sur le/la salarié-e.
Un contrôle patronal indirect plutôt que direct
9 médecins du travail sur 10 sont employés par des services inter-entreprises de santé au travail. Depuis 1942, ces services ont la forme d’une association gérée par un conseil d’administration à majorité patronale ; concrètement, ce sont les employeurs d’une région ou d’une branche professionnelle données qui élisent des représentants, qui élisent eux-mêmes le président du service, qui choisit par la suite son directeur. Il y a souvent une proximité assez claire avec le Medef (ou plus rarement la Cgpme). Ainsi dans un cas situé en banlieue parisienne, le service de santé au travail est situé à la même adresse que l’antenne départementale du Medef (il y a des flèches, il ne faut pas se tromper de bâtiment !). Tout ceci est censé avoir changé depuis la loi de 2011 réformant la médecine du travail, qui a instauré une gouvernance « paritaire » des services. Cependant, il n’est pas besoin d’être spécialiste en mathématiques pour comprendre que ces services dont le président (toujours un employeur) a une voix prépondérante en cas de partage des voix restent dominés par le patronat.
Comment cette gouvernance patronale influe-t-elle au quotidien sur le travail des médecins ? Sauf cas rares, il n’a pas d’ingérence directe de la hiérarchie dans les décisions du médecin : ce serait une rupture trop claire du secret et de l’indépendance médicales. L’influence se fait plutôt de manière indirecte : contrôle sur l’emploi du temps du médecin, contrôle sur les collaborateurs du médecin (secrétaires, personnel infirmier, techniciens). Les directions de service se montrent ainsi très tâtillonnes sur la réalisation des 3000 et quelques visites médicales de salariés à réaliser par les médecins chaque années, et la quantité nuit souvent à la qualité. Le médecin du travail que vous allez voir a souvent des normes de productivité précises, par exemple 13 salariés à voir par demi-journée de travail, parfois plus, ce qui ne permet pas de discuter véritablement du travail. Une autre forme de contrôle consiste à répondre un peu trop prestement aux sollicitations des employeurs mécontents qui veulent changer de médecin – parce que ce dernier a osé parler des choses qui fâchent, c’est-à-dire des dangers pour la santé. Il est alors fréquent que les directions de service fassent pression sur les médecins pour qu’ils acceptent d’être dessaisis au profit d’un collègue, et bien plus rare qu’ils défendent le médecin mis en cause.
Il existe également une autre forme d’influence des employeurs, plus sournoise, que l’on retrouve dans les services inter-entreprises mais encore plus dans les services qui ne sont propres qu’à une grande entreprise. Elle est dure à rendre visible, car elle est une pression douce, implicite, pour inciter le médecin à s’occuper de tel type de choses plutôt que de tel autre. Prenons l’exemple d’un médecin du travail nouvellement recruté dans une grande entreprise industrielle, qui déclare son souhait de s’occuper du risque lié à l’amiante, aux produits cancérogènes ou à la souffrance psychique. Que lui dit-on alors ? « Ce n’est pas ce que faisait votre précédesseur », ou encore, « ce n’est pas de la médecine du travail, c’est de la psychologie », ou enfin, « occupez-vous plutôt de telle chose, et on vous donnera une prime », et autres variantes. Et c’est ainsi que le médecin comprend que, s’il veut s’occuper des vrais risques, il va devoir entrer en guerre avec sa hiérarchie, avec les collègues des ressources humaines, pour imposer sa propre vision de ce qu’est le métier de médecin du travail. Il a un autre choix : ne s’occuper que du cholestérol, des vaccinations, du surpoids, des petits bobos de la vie quotidienne, bref des questions de santé qui n’ont rien à voir avec le travail, et là il peut être sûr qu’on lui laissera la paix. Rares sont les médecins du travail qui acceptent d’aller à la guerre tous les jours.
Ce genre de dérives a malheureusement été encouragé par la loi de 2011 sur la médecine du travail, qui a inscrit parmi les missions possibles des médecins du travail le dépistage des problèmes de dépendance à l’alcool ou aux drogues. Ces pratiques posent de graves problèmes déontologiques, soulignés par l’Ordre des médecins, et laissent penser que les problèmes de santé au travail seraient liés aux comportements individuels des salariés, plutôt qu’à des causes collectives, organisationnelles (ambiance de travail pathogène). Et pourtant, déjà dans certains services, des médecins réfléchissent à la mise en place de tests de dépistage du cannabis chez les salariés, en invoquant des arguments pour le moins discutables (détecter une prise régulière de cannabis permettrait par exemple de révéler des formes cachées de souffrance au travail… il faudrait donc arracher au corps du salarié une confession qu’il n’a pas cru bon de donner de vive voix ?). Ce type de pratique ne fera qu’augmenter la défiance des salariés vis-à-vis des médecins du travail.
Peut-on faire confiance aux médecins du travail ?
L’enquête sociologique et historique auprès des médecins du travail permet de montrer une très grande diversité de pratiques professionnelles : certains minimisent les risques présents sur le lieu de travail, par ignorance, paresse, sollicitude mal placée (peur de faire peur aux salariés), plus rarement par indifférence, d’autres n’hésitent pas à jeter un pavé dans la mare en CHSCT en détaillant le nombre de malades ou de morts que l’on peut attendre si les conditions de travail ne sont pas rapidement modifiées ; certains se contentent d’essayer de convaincre les employeurs du bien-fondé de leurs préconisations, à la manière de publicitaires qui chercheraient le slogan qui marche, d’autres signalent les risques graves à l’Inspection du travail et créent des documents utilisables par la suite en justice contre l’employeur ; certains refusent de déclarer les maladies professionnelles pour les salariés, en invoquant explicitement leur devoir de « loyauté » envers l’employeur, d’autres se battent pendant des années avec les salariés pour obtenir la reconnaissance de leurs pathologies par la sécurité sociale.
Il est normal que les salariés soient d’abord méfiants avec les médecins du travail. Cependant, il existe également des cas où, sollicités dans le cadre d’une action collective menée par des salariés, syndiqués ou non, les médecins du travail se révèlent des alliés de poids dans la lutte pour la défense de la santé. Bien sûr, les salariés doivent rester prudents, veiller à ce que le secret médical soit garanti (y compris le secret médical entre médecins, lorsqu’on ne veut pas que ce qui a été confié à un médecin soit transmis à son successeur ou son collègue pour lequel on éprouve plus de réserves), veiller à ce que le médecin fasse les déclarations de maladies professionnelles comme il est tenu de le faire, etc. Mais il faut aussi et surtout pousser le médecin du travail à utiliser jusqu’au bout l’indépendance professionnelle qui est pour lui un droit et un devoir, en n’hésitant pas à le solliciter (notamment au moyens des « visites à la demande du salarié », toujours possibles), en le mettant face à ses responsabilités, en l’associant quand cela semble utile à la préparation des CHSCT, en l’incitant à produire du papier abondamment (lettres avec copies, mises en garde, alertes, certificats, attestations d’exposition), documents qui pourront être utilisés par la suite dans les luttes, les procès et les demandes d’indemnisation.