Du mépris managérial

Journée du 22 juin, plaidoiries des parties civiles vue par Romain Pudal, sociologue.


La journée du 22 juin était consacrée aux plaidoiries des parties civiles. Se sont donc succédées les avocates exposant chacune (je n’ai assisté qu’à des plaidoiries d’avocates en l’occurrence) avec un angle d’attaque spécifique et en fonction des parties civiles représentées son analyse du dossier France Télécom et demandant in fine et sans le moindre doute possible, la confirmation en appel de la première condamnation. Au-delà de l’émotion qui parcourt régulièrement la salle à l’écoute des souffrances endurées, face aux familles, collègues ou ami-e-s endeuillé-e-s et plus encore que l’argumentation juridique, rigoureuse, documentée, implacable, ce qui m’a frappé, c’est la récurrence des mêmes questions… des questions qui hantent la salle, les couloirs, les conversations et probablement les consciences et les mémoires. (Jusqu’où) savaient-ils ce qu’ils faisaient ? L’ont-ils fait sciemment ou non ? Comment ont-ils pu ignorer les multiples alertes ? Comment ont-ils pu ne pas entendre et ne pas voir ? En sociologue, on s’intéresse souvent aux conditions de possibilité de tel ou tel phénomène et c’est donc ainsi que je vais tenter de proposer des pistes d’interprétation. Continuer la lecture de « Du mépris managérial »

Bonhomie monstre.

Audience vue par Barthélémy Bette, sociologue et auteur de fiction, écrit actuellement une thèse sur des pratiques artistiques se mettant en relation avec les mondes du travail.


Aujourd’hui ce sont les avocats des parties civiles qui vont s’exprimer. Elles vont à nouveau décrire dans les grandes lignes les agissements des dirigeants de France Télécom. Une sorte de synthèse du premier procès. Maître Sylvie Topaloff, la première à intervenir, exprimera la lassitude qu’il y a à répéter les mêmes choses depuis treize ans face à tant de déni – de dénégation bien consciente précisera ensuite Maître Frédéric Benoist. Comme s’il fallait répéter à l’infini ce ce qu’ils n’accepteront jamais d’entendre. Une surdité à rendre fou, au point que les victimes, les familles des suicidés, n’attendent plus rien des prévenus, alors que c’est généralement le cas même dans les affaires les plus sordides, qui concernent des personnalités dont on peut légitimement désespérer. Tout au plus l’un des mis en cause – Nathalie Boulanger pour ne pas la citer – a su reconnaître une « responsabilité morale », rien de plus. Surtout pas de responsabilité juridique, uniquement l’expression d’une bonne conscience sur le mode de l’apologétique chrétienne. Malgré tout ce jour-là plusieurs plaidoiries vont lui savoir gré de cette timide repentance, comme s’il fallait se raccrocher à quelques traces d’humanité pour ne pas vaciller. Insistance qui révèle en creux l’indécence de la défense des autres prévenus… Continuer la lecture de « Bonhomie monstre. »

« Vous savez qu’il y a un poste de maître nageur à la piscine ? »

Audience du 21 juin vue par Yann Le Merrer, Secrétaire fédéral Sud PTT, postier.


Le 21 juin débutaient les plaidoiries des parties civiles. On n’a pas entendu les prévenus ce jour-là, on n’a pas eu l’occasion d’entendre les monstres, mais qu’importe. Fait remarquable, ce sont souvent eux les stars, qu’ils reçoivent une cocarde d’un ministre quelconque ou qu’ils soient les prévenus dans un procès hors norme. Ils focalisent toujours l’attention. Ils ne sont pourtant pas le sujet essentiel, ils sont seulement les algorithmes de la souffrance organisée dans le monde du travail. Ce n’est pas le « procès Lombard », c’est l’espace où les victimes ont pu enfin prendre la parole, c’est l’Agora de celles et ceux que le système vouait à l’oubli. Me De Castro, troisième intervenant, remarquait à raison que les victimes étaient injustement nommées « les 118 » et que cette réification en une entité unique ne leur rendait pas hommage. Ils et elles ne sont pas un nombre. Ils sont des histoires, des drames, des humain·es que la machine a poussé au suicide ou brisé pour longtemps. Continuer la lecture de « « Vous savez qu’il y a un poste de maître nageur à la piscine ? » »

La raison des plus forts et de leur dame

Audience du 17 juin vue par Fabienne Hanique, sociologue, auteure notamment de Le sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, érès.


Afin de parer autant que faire se peut les pénibilités des chaleurs caniculaires qui étoufferont la journée, l’audience a été avancée d’une demi-heure…

Il est 8 h 20 lorsque j’entre dans la salle d’audience.

A mon tour de découvrir la magnificence des lieux vantée par les chroniqueurs précédents : boiseries sculptées et dorures de la république, blasons portant haut la vocation de la salle (lex / jus)… mais également, il faut en convenir, une configuration spatiale  peu pratique pour qui, dans le public, souhaiterait tout voir, tout entendre….. La salle est vaste et haute, mais également étroite et longue. En dépit de l’installation de micros, tout porte à penser qu’il faudra tendre l’oreille et se montrer attentif pour saisir le moindre détail de ce qui se jouera là-bas, à la barre, entre le déposant et la présidente. Continuer la lecture de « La raison des plus forts et de leur dame »

Si c’était à refaire…

Chronique du 17 juin vue par Juliette BOURGEOIS, avocate en droit du travail, membre du Cabinet BOURGEOIS MARIUS Associées, intervenante à la permanence conditions de travail et santé.


Cette audience du vendredi 17 juin clôt la série d’interrogatoires récapitulatifs des prévenus avec Louis-Pierre Wenes et Didier Lombard.

L’un et l’autre auront l’occasion, pour la dernière fois avant que ne débutent les plaidoiries des parties civiles, de présenter des observations et répondre aux questions de la Cour et des avocats. Continuer la lecture de « Si c’était à refaire… »

La complicité et ses instruments

La chronique du 16 juin vue par Dominique Lhuilier, professeure émérite au centre de recherche sur le travail et le développement (CNAM), Paris et directrice de la collection Clinique du travail (avec Y. Clot), a publié notamment Placardisés (Seuil, 2002), La créativité au travail (ÉRÈS, 2017).


Le prévenu se lève et se rend à la barre. La présidente enchaîne et présente le programme de cette matinée, un interrogatoire récapitulatif et examen de personnalité, précisant qu’un CV servira d’appui à cet examen.

D’emblée, elle donne le ton : le parcours de ce prévenu diffère de ceux des autres. Guy-Patrick Cherouvrier est entré dans l’entreprise en 1997 sur un poste de gestion, ordonnancement des chantiers, après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur. Et tout son parcours, de contractuel puis de fonctionnaire 3 ans après, jusqu’à sa fonction de DRH France à France Télécom, témoigne d’une mobilité sociale ascendante. L’ascenseur social semble avoir été actionné de nombreuses fois par ses supérieurs. G.P Cherouvrier affirme ou laisse entendre de façon répétée qu’il ne demande pas, ne postule pas, il est sollicité : « X me l’a demandé ». Les X sont toujours des personnages essentiels qui ont œuvré à la transformation de France Télécom. Michel Bon a dirigé le changement de statut de l’entreprise pour en faire une société anonyme de droit privé et a piloté son introduction en bourse ; il « demande » à G.P. Cherouvrier de créer une association visant à installer et développer l’actionnariat salarié. Il en sera le président durant quatre ans. Directeur régional à Metz, directeur régional Ile de de France Est, il aura à réaliser une fusion entre deux entités « pour accroître la performance », coach des directeurs régionaux, il sillonne la France… Son N+1, Olivier Barberot, lui « demande » de prendre le poste de DRH France ; il sera alors reçu par Didier Lombard … qu’il ne quittera plus, « il a toujours été mon N+2 ». Continuer la lecture de « La complicité et ses instruments »

Pas besoin de crier

Chronique du 16 juin vue par Fanny Darbus, sociologue, responsable du Master de recherche parcours Santé et Conditions de travail, a copublié notamment Des morales de classe ? Dispositions éthiques et positions sociales dans la France contemporaine, Actes de la recherche en sciences sociales, nov 2018, n° 224.


Les témoins de Mme Boulanger. Suite de la journée. À partir de 11h30 et jusqu’à 16h défileront 3 témoins venus pour redorer le blason managérial de Nathalie Boulanger, directrice des actions territoriales à l’époque des faits. Finalement, ils parviendront seulement à lever une potentielle équivoque au sujet de son comportement.  Continuer la lecture de « Pas besoin de crier »

Voyage judiciaire en grande bourgeoisie économique

Chronique du 15 juin vue par Laurent Willemez, sociologue du droit du travail, auteur notamment d’une note de lecture de La Raison des plus forts parue dans La Nouvelle Revue du Travail en ligne.


En cette matinée du 15 juin, la présidente procède à l’examen de personnalité de quatre des prévenu·es. Dans le public, les parties civiles sont à gauche, et au premier rang des bancs de droite se tiennent les épouses des deux principaux prévenus. Pas moins de quatre interrogatoires auront lieu pendant la matinée, dans l’ordre de la hiérarchie de l’entreprise, et donc des responsabilités. Pour le sociologue, ces interrogatoires constituent un matériau très rare permettant de comprendre les positions sociales des prévenu·es, et de faire le lien entre leurs positions, leurs manières de se percevoir dans le procès et leur responsabilité. Et, sorte de miracle sociologique, quand la présidente du tribunal déroule, comme elle le dit en citant les textes de procédure, « la situation personnelle, familiale, sociale et patrimoniale » des prévenu·es, on se retrouve face à ce que P. Bourdieu appelait l’ajustement parfait entre des positions et des dispositions, et ce d’autant plus qu’il s’agit aussi de comprendre leur « philosophie » et leurs « valeurs. ». Il sera en réalité assez peu question, cette matinée-là, des faits qui leur sont reprochés. Continuer la lecture de « Voyage judiciaire en grande bourgeoisie économique »