Selon Danièle Linhart, le problème fondamental est dans la nature même du contrat salarial et il faut avoir à, l’esprit ce point de départ. Ce contrat est un contrat de subordination par lequel il y a engagement de paiement et d’achat du temps de l’employé, celui-ci accepte donc de plus avoir le libre arbitre de son propre temps et de laisser ce temps être organisé par l’employeur. La nature même du contrat de travail est donc contradictoire avec les principes mêmes de la démocratie où nul n’appartient à autrui.
Les employeurs doivent donc d’une part organiser techniquement le travail en ayant pour objectif d’obliger les ouvriers à renoncer à leurs valeurs pour suivre celle de l’employeur, il s’agit donc d’une méthode de domination et d’autre part de construire et développer une idéologie qui permette de rendre cette violence légitime.
Selon Danièle Linhart, il y a une continuité historique dans les organisations du travail. Elle part de Taylor qui intervient avec une solution technique : « One best way ». Cette solution, prétendument juste, est d’une violence inouïe à l’égard des ouvriers. Le problème pour l’employeur, selon Taylor, c’est la connaissance du métier par les ouvriers. Il faut donc leur imposer des méthodes de travail sur lesquelles les ouvriers ne pourront avoir aucune influence. Pour se faire Taylor appuie sa démarche sur la science, sur l’objectivité, le bon sens et se met délibérément du côté des patrons pour combattre le savoir des ouvriers. Malgré la violence de son système,il sera perçu comme un homme de progrès qui démocratise le travail en le rendant accessible à ceux qui ne connaissent pas le métier.
Ensuite Ford poursuit et amplifie la mise en place de ce système, avec les chaînes de fabrication. Sur celles ci le taux de turn over est 380 % au début. Les dégâts humains pour els ouvriers étaient tels qu’on parlait de la « Fordite » comme d’une maladie équivalente au stress aujourd’hui. Malgré tout, Ford arrive à tenir un discours qui légitime ce système d’exploitation. Même certains syndicats et forces de gauche furent fascinés par le Taylorisme,alors que c’est d’une violence incroyable contre les ouvriers, en tentant de leur prendre leur métier et de les transformant en objets. Il faut cependant souligner que jamais les ouvriers ne furent complètement dépossédés de leur travail.
Quid aujourd’hui du management moderne ? Les évolutions des organisations du travail sont en partie la conséquence de la contestation sociale de 1968 puis de la crise économique et de la mondialisation.
Ces dernières années sont marquées par une réduction du secteur industriel au profit du tertiaire où dans le travail il y a de l’interaction, des situations fluctuantes et où donc le taylorisme est moins pertinent.
En réalité, selon Danièle Linhart, il y a peu d’innovation technique dans le Lean qui suit les logiques Tayloriennes, c’est un relookage. La grande différence c’est de demander à chaque salarié de faire l’usage de soi le plus rentable pour l’employeur et se transformer en son propre petit bureau des temps et des méthodes. Il y a donc un enjeu d’accompagnement idéologique plus important afin de permettre l’acceptation de s’appliquer à soi-même cette violence. C’est là, selon elle, que nous avons perdu, pour le moment, la bataille idéologique.
Cette mise en place a eu plusieurs phases :
– une phase participative des années 80, avec les groupes d’expression, cercles de qualité, une culture d’entreprise du consensus et d’éradiquation des conflits d’intérêts…Ce fut un immense effort de transformation.
– Une phase co-éthique a suivi: définition du salarié vertueux, charte éthique, mobilité, flexibilité, loyauté, acceptation du changement, tout cela contre les privilégiés, les tabous, etc.
L’ensemble de ces phases s’est appuyé par un individualisation systématique de la gestion des salariés depuis 68 qui fut idéologiquement légitimé par une demande d’autonomie et de liberté des salariés.
– enfin une phase dite de e la transaction narcissique avec une manipulation subjective des salariés : le nouveau modèle de travail est présenté comme très exigeant, comme une opportunité pour se découvrir et se réaliser, partir à la quête de sa propre identité.
Ce nouveau système fait d’énormes dégâts notamment pour la génération des 40/50 ans qu’il faut convertir aux process, aux standards, aux reporting. Pour y arriver, la technique consiste à les déstabiliser en introduisant le changement en permanence : changer les services, les logiciels, fusion, déménagements… Il faut « secouer le cocotier en permanence », « produire de l’amnésie ».
Une nouvelle phase apparaît : les RH bienveillantes : avec une prise en charge de l’intime, conciergerie, crèches, massages, régimes. Ford avait lui aussi créé un corps d’inspecteurs allant s’assurer aux domiciles des ouvriers que tout allait bien…
Danièle LINHART, Sociologue, Directrice de recherche émérite CNRS Genre, Travail, Mobilités – CRES – PPA UMR 7217