Les effets de la lean production sur les TMS et les arrêts maladie
L’étude a été réalisée dans un établissement de maintenance ferroviaire car l’une des unités de production de cet établissement a connu un changement organisationnel en 2006, impliquant autant l’organisation du travail (transformation d’une organisation en groupes semi-autonomes en une organisation lean production) que les conditions physiques de travail (c’est-à-dire les pénibilités physiques et l’environnement physique). Ce cas permet ainsi d’analyser l’influence d’un changement simultané de l’organisation du travail et des conditions de travail sur l’absentéisme. La nouvelle organisation du travail s’est accompagnée d’une forte amélioration des conditions physiques de travail très bien ressentie par les agents. Cependant, elle a conduit à une dégradation de l’organisation du travail, génératrice de TMS et d’une augmentation de l’absentéisme.
Une organisation du travail lean production
Plusieurs propriétés du modèle lean production sont présentes dans la nouvelle organisation du travail :
– En amont, les stocks de pièces à réparer sont éliminés. De même, en aval, les stocks de pièces réparées sont supprimés et celles-ci sont directement réexpédiées à la plate-forme de logistique industrielle, une fois réparées. Dès lors, un pilotage par l’aval est instauré. En second lieu, un système de juste-à-temps est mis en place : chaque station de travail peut demander au poste situé en amont de lui livrer, en temps utile et dans le volume jugé nécessaire, les pièces indispensables à son activité.
– Le système du Kanban (système de transmission d’étiquettes entre deux postes de travail consistant à limiter la production du poste amont aux besoins exacts du poste aval) a été mis en place. Ce système permet de déclencher l’ordre d’approvisionnement des pièces « consommables » dès que le dernier lot est entamé. Pourtant, le Kanban n’a pas été généralisé à toute la production, c’est en fait au responsable du soutien logistique de production de fixer le nombre de pièces à produire par poste de travail de façon à livrer les pièces dans le délai imparti.
– Le système de kaizen (c’est-à-dire d’amélioration permanente de l’appareil productif par des suggestions des salariés) a été instauré. Des fiches « innovation » sont à la disposition des agents. Ceux-ci peuvent y faire part de leurs idées d’amélioration du système productif. Des primes récompensent les meilleures propositions des agents.
– Le management de la qualité totale s’applique aussi dans la nouvelle organisation. Des normes de qualité ISO et l’autocontrôle de la qualité du travail sont appliqués. La démarche Ishikawa est aussi mobilisée : si le « client » n’est pas satisfait par le matériel reçu, une expertise est établie pour déceler les causes du problème. Ensuite, une fiche de non-conformité est établie. Enfin, une action corrective est mise en place.
– Cependant, le teamwork (travail en équipe), qui est un outil de gestion caractéristique du modèle lean production, n’a pas été mis en place dans l’unité opérationnelle.
Les effets sur la santé au travail de cette organisation du travail
Au cours de notre étude de cas, nous avons constaté que le nombre d’arrêts maladie a cru de 82 %, suite à la mise en place de l’organisation du travail lean, entre 2006 et 2008. Durant cette même période, pour les agents absents, la fréquence moyenne est passée de 1,6 arrêt maladie par agent absent à 2,6, soit une augmentation de 62 %. Enfin, la mise en place de la nouvelle organisation du travail a entraîné, chez les agents appartenant aux tranches d’âge 30-39 ans et 40-49 ans, une augmentation de l’absentéisme de durées longues et de fréquences importantes, c’est-à-dire un absentéisme généré à la fois par des facteurs attitudinaux (comme l’insatisfaction au travail) et par des problèmes de santé au travail. Nous avons certes identifié un ensemble de facteurs propices à une diminution de l’absentéisme : le soutien des collègues, mais aussi du supérieur, un contrôle hiérarchique modéré, un système d’horaires individualisés et une amélioration des conditions physiques de travail, atténuant les pénibilités physiques et les nuisances sonores. Cependant, l’évolution ascendante des absences maladie laisse penser que ces facteurs favorables à une réduction de l’absentéisme ne suffisent pas à pallier les effets délétères sur l’absentéisme d’une organisation du travail dégradée. En effet, la nouvelle organisation du travail s’est traduite, d’une part, par une diminution de l’autonomie dont disposent les salariés pour choisir ou modifier les procédures et conditions d’exercice de leur activité et du contenu cognitif du travail (la possibilité pour un salarié de mobiliser et développer ses compétences, de faire preuve de créativité et de réflexion) et, d’autre part, par une augmentation de la monotonie du travail, de la réalisation de micro-tâches de reporting et de la contrainte industrielle (normes de production ou de délais, cadences des machines), soit un ensemble de facteurs qui contribuent à la hausse de l’absentéisme cumulatif par l’intermédiaire de l’insatisfaction au travail et d’une santé au travail dégradée.
Suite à la mise en place de l’organisation lean production, le nombre de TMS a été multiplié par quatre. Quatre facteurs liés à l’introduction du lean peuvent expliquer cette forte augmentation des TMS : gestes répétitifs, absence de marges de manœuvre, stress, cadences élevées de travail.
Conclusion
Cette étude éclaire le débat sur les liens entre le type d’organisation du travail et les performances sociales et économiques. Ainsi, les résultats montrent que l’introduction d’une organisation du travail en lean production se traduit par une dégradation des performances sociales en termes d’absentéisme. En termes de performance économique, cette étude souligne que la parcellisation des tâches entraîne une déresponsabilisation des opérateurs se traduisant par une diminution de la performance économique, mesurée au travers de l’augmentation du nombre de pièces réparées défectueuses rapporté.
Les résultats montrent ainsi qu’améliorer les conditions de travail, au travers d’une diminution des pénibilités physiques et d’un réaménagement de l’environnement physique de travail, ne suffit pas à compenser une détérioration de l’organisation du travail. Une amélioration des conditions de travail n’aura donc aucune retombée bénéfique pour les salariés si l’organisation du travail demeure inchangée ou se traduit par des contraintes supplémentaires. De plus, nous pouvons craindre que l’amélioration des conditions physiques de travail masque les effets pervers de la nouvelle organisation du travail, aux yeux de la hiérarchie et de la direction qui introduisent ces changements.
Gregor Bouville, Maître de Conférences, Université Paris-Dauphine, chercheur à DRM-Management & Organisation, Dauphine recherche en Management, UMR CNRS 7088