La journée du 30 janvier a débuté par les interventions de Danièle Linhart, sociologue, chercheuse au CNRS et de Sidi Mohammed Barkat, Philosophe et professeur d’ergonomie qui ont été l’occasion de revenir sur la nature du contrat salarial, caractérisé par sa nature de subordination. Le salarié accepte d’obéir et de se trouver par là même dépossédé de son temps, de son libre arbitre. Cette dépossession pose d’emblée un problème démocratique ; pour la rendre acceptable et faire renoncer le salarié au contrôle de son temps, les méthodes techniques de coercition (organisation Taylorienne notamment, indicateurs, qualité) sont déployées avec en parallèle la production d’une idéologie qui les rend légitimes. L’après midi s’est poursuivie autour de la description et la mise en débat des stratégies et actions initiées par des équipes syndicales pour faire face à ces nouvelles organisations du travail.
Continuité historique.
Les idées de l’ingénieur consultant F.W.Taylor sont apparues dans un contexte d’immigration aux États-Unis, et ses méthodes ont facilité l’embauche de travailleurs sans compétence industrielle, comme d’anciens agriculteurs. La division du travail, au cœur de ses méthodes, était censée profiter à l’employeur (meilleure productivité) et à l’ouvrier (emploi, salaires meilleurs, pénibilité moindre) ; « one best way ». Le postulat était le suivant : les ouvriers détiennent les métiers, il faut donc s’emparer de leurs connaissances et les confier aux techniciens et ingénieurs pour les déposséder au nom de l’objectivité de la science, et du bon sens. Une véritable expropriation du savoir, au profit des employeurs, mais également aux yeux de Taylor au bénéfice d’une prospérité permise par la démocratisation de l’emploi. Cette dépossession était d’une violence inouïe, par destruction des métiers, mais au moins les salariés en étaient-ils conscients.
Avec Ford est fait un pas de plus dans la violence faite aux ouvriers avec l’irruption du travail à la chaîne : on observe jusqu’à 83% de turn-over dû à un stress et un harcèlement énorme. Ce système s’appuyait sur un discours très travaillé autour du développement, des bienfaits économiques, pour légitimer sa violence : Ford a même été présenté comme Prix Nobel (avant d’être reconnu pro nazi), et ses idées ont même séduit la gauche productiviste, qui en échange travaillait à une rétrocession la plus élevée possible de la richesse produite aux travailleurs. L’idée maitresse restait de ne pas payer les savoirs, les métiers. Mais la violence faite aux travailleurs était plus élevée encore (cf. film « les temps modernes »), et la contestation sociale (mai 68 entre-autres), la crise économique, la mondialisation ont limité l’expansion de ces méthodes de travail. D’autant que le passage d’une activité industrielle vers une activité tertiaire rendait ces logiques moins pertinentes ou applicables.
Le management moderne : quoi de neuf ?
Le LEAN : pour nos chercheurs, il s’agit du même principe de départ, celui de Taylor, mais relooké : « pomper les savoirs » puis organiser le travail derrière, mais d’une manière plus pernicieuse ; faire en sorte que chaque salarié s’applique à lui-même les principes Tayloriens. Les salariés sont sommés d’être les relais de cette logique de l’entreprise, par nature « court-termiste ». Dans ce cadre, le support idéologique est indispensable pour obtenir l’acception d’un consensus autour de la compétitivité, le développement, la croissance, et l’emploi…la difficulté c’est de faire en sorte que le salarié s’applique à lui-même la violence organisationnelle de l’entreprise ; il faut le convaincre de la légitimité de ce fonctionnement. En vrac : développement du « participatif » dans les années 1980, détournement des lois Auroux avec la transformation des groupes d’expression en cercles de qualité, discours de promotion de la culture professionnelle, de l’esprit d’entreprise, élaboration de « règles de vie », éradication des tensions, notions de « salarié vertueux », de loyauté vis-à-vis de la hiérarchie, disposition à « se remettre en question » survalorisée, stages de cohésion en équipe (sauts en parachute, à l’élastique, marathons etc.).
Ces pratiques et discours légitimateurs se sont déployés dans le cadre général d’une individualisation systématique avec le contrecoup de mai 68 et la remise en cause toujours plus à l’œuvre des collectifs dans le travail : on demande beaucoup aux salariés, en mettant en balance l’idéal du moi, le développement personnel. Ce discours marche bien auprès des jeunes, en construction de leur identité dans un contexte sociétal très individualiste.
On assiste en parallèle à l’entretien d’une « précarisation subjective » des salariés, visant à déstabiliser y compris les salariés protégés par leur emploi (fonctionnaire, CDI), à créer une « vigilance inquiète ». Pour cela, les employeurs introduisent du changement en permanence, sous la forme de restructurations, réorganisations, changement de logiciels, méthodes, extériorisation des tâches, de sorte que les salariés ne maîtrisent plus rien. Pour Danièle Linhart, il s’agit d’une entreprise délibérée : « il faut secouer le cocotier » (directeur Telecom), ou « il faut produire de l’amnésie » : une manière de mettre sans cesse les salariés en situation d’incompétence, et par là-même, de les fragiliser.
Cette « précarisation subjective » peut paraître coûteuse, mais elle est nécessaire : il n’y a pas d’exploitation sans domination. Et cette domination passe par la casse des métiers, dans un rapport qui ne se dit pas. C’est particulièrement le cas dans la Fonction Publique ; il faut déstabiliser, rendre les agents vulnérables et inscrire cette stratégie dans la durée. On accepte la casse, mais on mise sur les nouvelles générations, formatées par les médias, la TV (voir les émissions de télé-réalité et les stratégies d’exclusions etc.)
Une autre manière d’assujettissement peut prendre une technique opposée : « la DRH bienveillante » ; crèche, salle de sport, prestations diverses etc. L’idée est cette fois d’entretenir les salariés dans une attitude de gratitude, de les soigner pour qu’ils se maintiennent en pleine forme pour le travail. On rajoutera que cette idée ressort dans la promotion de la notion de « qualité de vie au travail » : il s’agit de « pacifier » la zone du travail (au sens militaire), qui devient un espace appauvri, dévitalisé. C’est la résurrection du paternalisme.
La disponibilité des corps, l’aliénation des sujet avec comme seul horizon la loi du profit : pour M. Barkat le constat est rude ; la question sociale est liquidée et la révolution conservatrice l’a emporté : une subjectivité de masse a été construite, favorable au patronat ; avec la généralisation de son langage (compétences, compétitivité, efficience etc.), le formatage à l’idée de l’entreprenariat, de la propriété, le modelage de « salariés propriétaires », « salariés entrepreneurs ».
Cette entreprise de modelage s’est faite dans les entreprises dans le simulacre de la prise en compte des attentes subjectives des salariés, Et la question individuelle a progressivement pris la place de la question sociale, au désespoir des syndicats, seule la pensée conceptuelle peut dévoiler que les contradictions sociales existent mais se sont déplacées vers les psychismes.
On laisse penser que l’on n’est pas dépossédé de soi au travail, en passant sous silence le rapport déséquilibré du rapport salarial, on évite la (re)constitution par les salariés d’un « territoire social », on fabrique du « Simulacre » (épanouissement, qualité de vie, mérite) qui trouve son pendant à « l’extérieur » dans une société saturée de désir d’images.
Individualisation, compétitivité ; le travail est devenu un corps à corps solitaire et le cordon ombilical avec la société a été coupé. Il y a un grand danger pour l’avenir démocratique : l’individualisation ne permet plus de lutter contre le déferlement idéologique, ni contre l’arrogance managériale (« il n’y pas lieu de se plaindre », « c’est pire ailleurs »)
Expériences et difficultés de la lutte
Démonter les mécanismes, démystifier les processus, les organisations mises en place et en dévoiler les vrais enjeux. Dénoncer voire ridiculiser les termes, expressions, les significations distordues, les « éléments de langage » qui nous asservissent (« client-fournisseur », « reporting », « cœur de métier », « poste sensible », « grille des métiers »). L’usage managérial du terme « client » employé tous azimuts, associé aux notions de « grandeur du service public », de « moyens contraints » et de « performance » doit notamment être pris comme un signal d’alerte par les équipes syndicales…
Au technocentre de Renault, Solidaires a fait sur cette question du langage managérial des campagnes d’information, des tractages, qui ont semble- t-il ralenti un peu ce matraquage sémantique et en tous cas contribué à ressouder un peu les équipes.
Démonter la sémantique patronale : nous ne sommes pas des « partenaires sociaux », refuser l’euphémisation, l’évitement des tensions, les formes d’ « hygiénisme social », le management participatif.
Former les militants, informer les salariés sur ces stratégies non dites, travailler au sein des CE pour promouvoir d’autres lignes que celle du « consumérisme » (également un débat météo dans les CLAS)).
À Thalès la propagande managériale a exercé également son matraquage sémantico-idéologique autour du LEAN ; « devenir LEAN », « le LEAN change les gens et est facteur de satisfaction pour les agents », « communauté LEAN », avec bien sûr de nouveaux modes d’organisation du travail ; démontage en petites briques de compétences, un « Lego de compétences ». Le personnel continue à lutter, au travers des CHSCT sur la question du changement organisationnel et de son bien-fondé ou sur la reconnaissance du « choc émotionnel » comme accident du travail par exemple.
La SNCF a fait également les frais de cette offensive managériale, avec une très nette dégradation du travail, des agents de terrain à la hiérarchie intermédiaire : à nouveau un travail fortement parcellisé, sans stock tampon et avec bien sûr une forte contrainte temporelle. Dans cette entreprise, le joli mot pour ce management : le KEISEN c’est-à-dire l’objectif d’amélioration permanente des processus de production. Maître mot : « Qualité Totale », et à la clé une densification du travail, une tension maintenue sur les salariés au travers d’indicateurs, de « reporting » etc. Résultats : un accroissement de absentéisme de 82% entre 2006 et 2010, une diminution de l’autonomie procédurale, du niveau cognitif du travail, une plus grande monotonie des tâches.
Les militants de l’entreprise ont bien conscience qu’ils sont engagés dans une guerre idéologique et que les CHSCT sont en 1ère ligne : des recours judiciaires ont été engagés suite aux suicides, ils encouragent les gens à faire sortir les accidents du travail et autres actions, pour que l’entreprise paye les dégâts occasionnés par ses méthodes de management. Il s’agit bien sûr d’aller au-delà des batailles en réparation, et faire en sorte de remonter vers la question du métier et de l’organisation du travail !
Vaste offensive également aux Hôpitaux de Paris suite notamment à la loi Bachelot et la tarification à l’acte : un vrai délire managérial et idéologique avec la construction de grille de métiers, de profils (subjectifs et cachés !), sur fond de polyvalence et de discours sur la nécessité d’ouverture d’esprit, et avec l’injonction aux agents de donner leurs propres objectifs…Mutualisation des salariés au sein des pôles et dans le temps, avec changement des horaires, de l’organisation. De fait, tout a été mis en œuvre pour casser les collectifs, disperser les zones de résistance, au profit exclusif de la course à la rentabilité, aux rendements financiers. Dans le secteur de l’Assistance Publique et Hôpitaux de Paris (APHP), la lutte s’avère très difficile…
Catastrophe sociale également à Pôle emploi…avec l’arrivée du LEAN ; droit d’expression non respecté, désorganisation complète des métiers, autoévaluation, Benchmarking Individuel ( !), primes au mérite au compte-gouttes, utilisation de la peur, déni de la réalité pratiqué comme arme pour user les agents. Les conséquences pour les agents sont immenses et se manifestent d’abord par la multiplication des conflits individuels, des « pétages de plomb ».
Au Centre Scientifique et Technique du Bâtiment, CSTB, une structure assez petite, les militants luttent pied à pied sur l’organisation prescrite du travail, lors des réunions, de commissions techniques, en argumentant jusqu’aux niveaux de détail les plus fins, sur les situations réelles. Confrontation sur les procédures donc, mais également sur les mots, les dénominations, les règles implicites.
À la Poste, aussitôt paru, le rapport Kaspard est adopté par la direction : Projet ELAN (Anagramme de LEAN bien entendu !). La résistance s’est mise en place rapidement en commençant par le dévoilement des intentions managériales, en diffusant le documentaire « la mise à mort du travail » ou en utilisant les heures d’information syndicale.
La stratégie syndicale : forcer la direction à dévoiler les programmes, éviter de se faire déborder par la succession des réorganisations (les contrer point par point), trouver des espaces d’échanges non contrôlés par la hiérarchie, former les militants, communiquer vers les agents, engager des actions juridiques.