Etienne Penissat est chercheur au CNRS et membre de l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales. Il a coordonné Réprimer et domestiquer : stratégies patronales aux éditions Agone en 2013.
La révocation de Yann Le Merrer, fonctionnaire et syndicaliste Sud-Ptt, illustre une nouvelle fois, avec une violence particulièrement prononcée, la détermination du patronat à mettre au pas les syndicalistes, surtout lorsqu’ils animent des luttes. Quitte, s’il faut, à violer les droits et les libertés syndicales. Depuis les années 1980, les chercheurs en sciences sociales se sont régulièrement penchés sur « la crise du syndicalisme », qui s’est traduite par la baisse des effectifs syndiqués et le recul des grèves. Ils ont analysé les changements économiques (chômage de masse, précarisation, désindustrialisation, etc.) qui limitent les capacités de mobilisation syndicale et les transformations internes aux organisations syndicales qui peuvent les « couper » des salariés (bureaucratisation, professionnalisation, etc.). Toutefois, se limiter à ces questionnements, pertinents au demeurant, contribue à occulter le poids des pratiques patronales de domestication de l’action syndicale. Depuis les années 1970, le patronat s’est réorganisé et s’est donné de nouveaux moyens pour combattre l’organisation et les luttes des salariés.
Ces dernières années, un travail de documentation entamé par la Fondation Copernic [1] prolongé par des travaux de sociologues et de politistes [2] ont mis au jour l’étendue des stratégies patronales pour discriminer et entraver l’action syndicale. Le récent rapport de l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales [3] est venu utilement compléter ce tableau. Il fournit des premières propositions pour garantir le respect des droits syndicaux.
La discrimination syndicale : un fait réel et massif
La répression et la discrimination des syndicalistes ne sont pas réservées aux pays autoritaires, elles existent dans nos démocraties représentatives. Peu commentés par les journalistes, les cas de discrimination sont fréquents. Mesurer et prouver l’existence de ces discriminations n’est pas chose aisée : elles sont souvent cachées, à la frontière de la légalité et de l’illégalité, et il faut pouvoir démontrer qu’un syndicaliste a été lésé par rapport à ses collègues non syndiqués qui ont les mêmes caractéristiques que lui (niveau de qualification, ancienneté, etc.). Au milieu des années 1990, des syndicalistes de la CGT chez Peugeot ont apporté des preuves irréfutables de leur discrimination en comparant leurs trajectoires professionnelles et salariales avec celles de salariés non syndiqués. Peugeot a été condamné et ces syndicalistes ont obtenu une réparation financière. Depuis, leur méthode, dite « méthode Clerc » du nom d’un militant cégétiste, a permis à d’autres syndicalistes de mener des procédures et de faire condamner leurs patrons devant les tribunaux [4]. Ces cas restent minoritaires et sont dépendants de la capacité des organisations syndicales à monter ces actions juridiques. Pourtant, on sait que ces discriminations peuvent être massives. Des travaux statistiques sur un échantillon représentatif d’établissements français (enquête REPONSE du ministère du Travail) ont montré qu’en moyenne les délégués syndicaux étaient payés 10% de moins que leurs collègues non syndiqués [5]. Ces discriminations sont fortement ressenties par les syndicalistes. Un tiers des élus syndiqués et des délégués syndicaux, interrogés dans le cadre de l’enquête REPONSE, déclare que l’exercice d’un mandat de représentant du personnel constitue un frein à leur carrière professionnelle contre seulement 4% des élus non syndiqués [6]. De même, les représentants du personnels syndiqués estiment avoir moins souvent accès à une promotion et se disent moins reconnus dans leur travail que les autres salariés. Au-delà de ces effets sur les carrières et les revenus des syndicalistes, ces répressions individuelles prennent des formes multiples et parfois violentes : sanctions, harcèlement, menaces, mises au placard, discrimination à l’embauche, etc. L’engagement syndical a donc un coût financier, professionnel et humain pour un certain nombre de militants.
Un coût élevé pour les organisations syndicales
La mise en lumière des discriminations individuelles ne doit pas masquer un problème plus large et collectif : les pratiques patronales visent, au-delà des individus, à entraver et dévitaliser l’action collective des syndicats et des salariés. Ces pratiques peuvent prendre des formes et une intensité variable : infractions aux droits syndicaux les plus élémentaires (accès à un local, à des panneaux d’affichage, etc.), « mauvaise volonté » dans l’application de ces droits (modifier le périmètre de l’entreprise pour éviter d’avoir à instaurer un DP ou un CHSCT par exemple), restriction de l’exercice du droit de grève, surveillance et flicage des militants, assignations en justice à répétition des organisations syndicales, non respect du secret du vote aux élections professionnelles, etc. La palette est vaste et joue sur les frontières de la légalité.
Elles ont un coût élevé pour les organisations syndicales. En premier lieu, elles nécessitent de déployer une énergie considérable pour défendre les militants qui les subissent, le plus souvent au détriment d’une action syndicale tournée vers la défense des salariés et l’obtention de nouvelles ressources ou de nouveaux droits. Dans certains cas, ce sont des militants et des syndiqués en moins pour les sections. Les enquêtes menées dans le cadre de l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales montrent également que l’impact est financier : les procédures sont coûteuses et longues, tant et si bien qu’il n’est pas toujours possible de les initier. L’asymétrie est grande entre les directions patronales qui peuvent puiser dans les fonds de leur entreprise pour recourir à des huissiers et multiplier les procédures juridiques d’une part, et les syndicats qui disposent de moins de moyens financiers d’autre part. En revanche, les sanctions sont trop faibles, aussi bien pénalement que financièrement, pour dissuader les directions d’entreprise d’utiliser de telles pratiques [7].
Dissuader la syndicalisation ; faire taire les syndicats « combatifs »
La répression et la discrimination syndicales n’ont pas pour unique effet de pénaliser les syndicalistes, elles constituent un moyen redoutable pour dissuader la syndicalisation et l’action collective des salariés. Entre 36 et 42% des salariés déclarent ne pas se syndiquer par « peur des représailles » [8]. Dans certains secteurs, comme ceux du commerce, de la grande distribution ou de la restauration rapide, plusieurs enquêtes monographiques ont souligné que ces pratiques étaient presque systématiques avec pour objectif de limiter au minimum les implantations syndicales. Ces pratiques constituent un préjudice pour les organisations syndicales mais également pour l’ensemble des salariés. En effet, la présence syndicale est bénéfique pour garantir les droits des salariés, mais aussi pour améliorer les conditions de travail ou la santé au travail. Des études récentes montrent d’ailleurs que dans les entreprises dotées d’une présence syndicale réelle, les accidents du travail sont moins nombreux que dans les entreprises où ce n’est pas le cas [9].
Le patronat n’agit pas toujours en usant de la répression : dans certains cas, les directions d’entreprise cherchent à « acheter » les syndicalistes pour qu’ils quittent l’entreprise ou stoppent leur activité syndicale. Les pratiques d’entrave ne visent d’ailleurs pas nécessairement tous les syndicats et tous les syndicalistes. La loi de 2008 sur la représentativité syndicale donne aux patrons de nombreuses bonnes raisons d’avoir des syndicats chez eux, notamment pour signer des accords de plus en plus souvent décentralisés au niveau de l’entreprise. Il s’agit alors de cibler les syndicalistes les plus revendicatifs, par exemple ceux qui animent et participent aux grèves. A contrario, les directions patronales peuvent soutenir des syndicats plus « dociles » voire carrément susciter la création de « syndicats maisons ». La domestication de l’action syndicale passe donc également par des stratégies de valorisation et de légitimation de pratiques syndicales collaboratives – voir par exemple les propositions du patronat pour valoriser les carrières syndicales d’élus du personnel – et de disqualification et de répression de pratiques plus militantes et combatives [10]. Dans la même entreprise, tous les syndicalistes ne sont pas forcément logés à la même enseigne.
Des patrons et des DRH qui se forment… à la « gestion » des syndicalistes
Les rares commentaires journalistiques sur ces pratiques patronales peuvent laisser croire qu’elles ne concernent que quelques « patrons voyous ». C’est oublier que ces pratiques s’inscrivent dans le cadre d’une professionnalisation accrue des techniques de répression et d’entrave à l’action syndicale. Aux Etats-Unis, la formation des cadres d’entreprise aux techniques de l’union-busting (littéralement « extermination » des syndicats) constitue depuis longtemps un secteur économique prospère [11]. En Allemagne, ces « experts » sont également de plus en plus présents, tant et si bien que des syndicalistes se sont récemment rassemblés devant un grand séminaire destinés aux DRH des grandes entreprises pour dénoncer l’existence de formations aux pratiques antisyndicales. Bien que moins répandus, ces cabinets d’experts et de consultants se développent également en France [12] . Ils fournissent toute une série de ressources managériales aux directions d’entreprise : recettes pour contourner les syndicats, repérer et cibler les « militants gréviculteurs » ; dispositifs d’ « observation sociale » (« audit social », enquête de satisfaction, tableaux de bord sociaux) ; conseils juridiques pour limiter le recours aux institutions représentatives du personnel ; tactiques pour limiter l’impact des grèves (décentralisation des lieux de production, recours aux huissiers, gestion de la communication interne et externe), etc. Ces cabinets sont encore peu étudiés et peu connus. Mais leur existence laisse penser que ces pratiques ne sont pas des « anomalies », mais s’inscrivent dans les stratégies patronales pour démobiliser les salariés.
« Dialogue social » ou véritable garantie des libertés syndicales ?
Les gouvernements de droite puis de gauche insistent tout particulièrement sur la nécessité de moderniser et de renforcer le « dialogue social » dans les entreprises. Au-delà des « bienfaits » supposés pour la croissance économique, il s’agirait par ce biais de re-légitimer des syndicats en crise, du fait des faibles taux de syndicalisation, en leur donnant plus de représentativité et plus de responsabilité. Mais ce discours gouvernemental sur la nécessité de faire collaborer les « partenaires sociaux » fait comme si l’action et la présence syndicales étaient des faits reconnus et admis dans les entreprises. Nous l’avons montré, ce n’est pas le cas. Et pourtant l’appareil administratif et judiciaire est défaillant pour contrôler l’effectivité des droits et des libertés syndicales. L’Inspection du travail n’a guère les moyens d’intervenir en ce sens. Les juges sont peu formés à ces questions et les consignes du parquet sont « laxistes » concernant cette délinquance en col blanc. De ce fait, les syndicalistes sont peu protégés et les droits syndicaux pas assez respectés. Les dispositifs législatifs (notamment la loi Macron) et normatifs récents ou en discussion limitent encore le pouvoir syndical : restriction du droit de grève dans les entreprises publiques et la fonction publique, déréglementation des seuils sociaux, réduction du pouvoir des conseillers prudhommaux, dépénalisation du délit d’entrave, etc. L’encadrement des pratiques militantes se fait plus serré et participe d’une redéfinition des conditions de possibilité et de reconnaissance de l’action syndicale. Pour y faire face, il est urgent que les organisations syndicales, en lien avec des avocats et des chercheurs, se donnent les moyens d’imposer la question des libertés et des droits syndicaux comme enjeu démocratique prioritaire.
1 Fondation Copernic, Répression et discrimination syndicales, Syllepse, 2011.
2 Lire par exemple Etienne Penissat (coord.), Réprimer et domestiquer : stratégies patronales, Agone, n°50, 2013.
3 Observatoire de la discrimination et de la répression syndicale, « De la discrimination individuelle à l’action collective. Propositions pour garantir le respect des droits syndicaux des salariés », novembre 2014. L’Observatoire a été fondé par la CFTC, CGT, FO, FSU, Solidaires, le Syndicat des Avocats de France (SAF), le Syndicat de la Magistrature (SM) sous l’égide de la Fondation Copernic. Il réunit également des chercheurs en sciences sociales et des juristes.
4 Fondation Copernic, op. cit, p. 49-53.
5 Thomas Bréda, « Are Union Representatives Badly Paid ? Evidence frome France », Paris School of Economics, Working paper n° 26, 2010.
6 Maria-Theresa Pignoni et Emilie Raynaud, « Les relations professionnelles au début des années 2010 : entre changements institutionnels, crise et évolutions sectorielles », Dares Analyses N°26, avril 2013.
7 Dans 15% des établissements de plus de 100 salariés (environ 2780 établissements en France), un élu du personnel déclare avoir fait constater un délit d’entrave au fonctionnement des institutions représentatives du personnel par l’Inspection du travail ou le tribunal d’instance (source : enquête REPONSE). Dans l’écrasante majorité des cas, ces constats ne débouchent pas sur des procès-verbaux de l’Inspection du travail et quand c’est le cas, les PV ne donnent pas lieu à des poursuites judiciaires. D’un point de vue pénal, le nombre de condamnations est passé de 138 en 2001 à 39 en 2010.
8 Source : L’image des syndicats et la démocratie sociale, baromètre 2013, TNS-Sofres.
9 Thomas Amosse et Loup Wolff, « Forme d’organisation et santé au travail en entreprise », colloque de la DARES, Les relations professionnelles à l’épreuve des pratiques, des lois et du contexte économique, 9 décembre 2014.
10 Karel Yon et Sophie Béroud, « Réforme de la représentativité, pouvoir syndical et répression. Quelques éléments de réflexion », Agone, n°50, 2013, p. 159-173.
11 Emilien Julliard, « Les syndicats américains face aux stratégies managériales d’entrave du syndicalisme », Agone, n°50, 2013, p. 89-114.
12 Baptiste Giraud, « Derrière la vitrine du «dialogue social» : les techniques managériales de domestication des conflits du travail », Agone, n°50, 2013, p. 33-63