Travailler dans le monde associatif est-il émancipateur ? par Maud Simonet et Matthieu Hély

helyMatthieu Hély,

sociologue, maître de conférences à l’Université Paris X-Nanterre et chercheur à titre principal à l’IDHE-Paris X-Nanterre

 

maud-simonetMaud Simonet

Chargée de recherches CNRS, CR1
Directrice adjointe de l’IDHES-Nanterre

ont coordonné l’ouvrage collectif Le travail associatif, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2013.

Aide aux plus démunis, éducation populaire, commerce équitable, protection de l’environnement, défense du droit d’asile, lutte contre les discriminations, les causes portées par les associations régies par la loi de 1901 sont nombreuses et il est désormais fréquent d’y observer le développement d’un salariat qualifié et majoritairement féminin. L’expérience du salariat dans une association donne une couleur particulière à la subordination dérivée du contrat de travail. En effet, le salarié associatif se caractérise souvent par une adhésion aux valeurs incarnées par l’association qui peuvent le conduire à accepter des conditions de travail qui seraient inacceptables dans le secteur marchand : horaires flexibles, absence d’augmentation de salaire, statuts d’emploi précaires, etc.

L’utopie d’un travail émancipé du salariat…

Les travailleurs associatifs qui se dévouent pour une cause symbolique se caractérisent-ils par un rapport particulier à l’égard du travail ? On peut en effet émettre l’hypothèse que ces salariés seraient mus, plus que d’autres, par un souci de se réaliser personnellement dans leur activité. D’une part, leur niveau élevé de qualification favorise cette aspiration à mettre ses compétences au service d’une cause. Mais par ailleurs, ces salariés se distinguent par une orientation vers des activités considérées comme « socialement utiles ». Orientation qui leur a souvent été transmise par leurs parents dont une part significative occupaient un poste dans la fonction publique. C’est, en effet, l’un des principaux résultats d’une enquête menée en 2010 auprès d’un échantillon d’actifs inscrits sur un site spécialisé dans la recherche d’emplois dans l’économie sociale et solidaire1 : plus de la moitié des enquêtés ont déclaré avoir au moins un parent exerçant son activité professionnelle dans l’une des trois fonctions publiques (ce taux atteint 60% parmi les individus âgés de moins de 30 ans). On observe ainsi une certaine affinité entre des subjectivités professionnelles particulières (aspirations à exercer un travail « utile à la société ») et un espace en voie de structuration salariale : les organisations de l’économie sociale et solidaire. En effet, comme le déclarait Alain Cordesse, président de l’USGERES2 en avril 2012 : « les entreprises de l’économie sociale ne sont pas des entreprises comme les autres, mais comme les autres, elles sont des entreprises ». Ce remarquable exercice de la dialectique caractérise effectivement l’histoire d’un secteur soucieux, dès l’origine, de dépasser le rapport capital/travail. Comment ne pas évoquer ici l’expérience picarde du Familistère de Guise fondé par Jean Baptiste André Godin en 1859 ? « Travailler autrement » est donc un idéal étroitement associé aux pratiques d’entreprises dont la vocation première n’est pas l’accumulation du capital mais la réalisation de valeurs fondamentales : défense des droits, protection de l’environnement, promotion de la démocratie, etc.

…qui rend difficile la reconnaissance de la subordination, de la précarité de l’emploi et des conditions d’exploitation

Ces attentes très fortes des travailleurs de « l’économie sociale et solidaire » se heurtent parfois à de profondes désillusions quand la contradiction entre la cause servie et la réalité des conditions de travail est trop aigue. Les deux évènements quasi-simultanés que constituent la grève du 9 mars 2010 des salariés de l’association Emmaüs et la création du syndicat ASSO (affilié à Solidaires) en février 20103 témoignent peut-être d’une rupture avec une configuration antérieure où l’acceptation du « bricolage salarial » se fait moins aisée puisque les salariés aspirent désormais à de véritables carrières professionnelles organisées. Comme le disent fort bien les fondateurs du syndicat ASSO : « la « culture » du secteur associatif » conduit « à des questionnements autour du statut du salarié, de ses limites face à des employeurs qui n’assument pas toujours leurs responsabilités, n’acceptent parfois pas leur rôle d’employeur et confondent souvent l’engagement de leurs employés et leur condition de salariés »4. Autrement dit, les affects joyeux du dévouement pour la cause ne compensent plus ceux, plus tristes, de l’absence de conformité avec les règles élémentaires du droit du travail : quand près d’un tiers des associations régies par la loi de 1901 ne relèvent d’aucune convention collective de branche5, quand le salarié relevant d’un contrat aidé est dénié comme travailleur et avant tout posé comme un « bénéficiaire d’une mesure d’insertion »6 et que l’autocensure des salariés, sur la défense de leurs intérêts spécifiques, les conduit à poser un jour de congé au lieu de se déclarer en grève, il y a effectivement bien lieu de s’interroger pour savoir si les formes d’assujettissement que l’on peut observer dans cet univers ne sont finalement pas comparables à celles, plus classiques, qui caractérisent le monde du travail « ordinaire ». Si comme le dit Frédéric Lordon, « l’innovation historique du néolibéralisme consiste en le projet de faire entrer la mobilisation salariale dans un régime d’affects joyeux intrinsèques »7, alors il faut bien admettre que le développement de « l’économie sociale et solidaire », et ses appels appuyés à la promotion de « l’entreprendre autrement », participe à sa manière la construction d’un régime spécifique de mise de travail fondé sur la recherche de l’épanouissement de soi dans l’activité productive.

Les enjeux de « l’infra-salariat » : contrat d’engagement éducatif, service civique, bénévolat…etc.

Ces enjeux de mise au travail apparaissent d’autant plus forts qu’ils ne concernent aujourd’hui sans doute plus uniquement l’emploi associatif salarié mais aussi toute une série de statuts dits d’engagement qui se développent dans ses marges et dont les usages par les associations mais aussi par les pouvoirs publics méritent largement questionnement.

Ainsi l’ « affaire » du contrat d’engagement éducatif qui secoue depuis quelques années le champ de l’animation. Sans revenir sur l’ensemble des étapes de cette controverse aujourd’hui européenne8, on peut simplement rappeler qu’en octobre 2010, la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) avait déclaré que le contrat d’engagement éducatif (CEE), en vigueur depuis 2006 pour embaucher les 500 000 animateurs ou directeurs de centres de vacances ou de loisirs, s’avérait contraire au droit du travail européen car il ne permettait pas de garantir à ces travailleurs « une période minimale de repos de 11 heures consécutives au cours de chaque période de 24 heures ». C’est le Conseil d’État, saisi par l’Union syndicale Solidaires-Isère dès la mise en place du CEE en 2006, qui avait porté l’affaire devant la CJUE en 2009 et qui est chargé par celle-ci, en 2010 de trouver une résolution. En avril 2012, de nouvelles dispositions dérogatoires relatives aux conditions de mise en œuvre du repos compensateur des titulaires d’un contrat d’engagement éducatif sont adoptées mais elles sont loin de faire l’unanimité du côté des principales structures organisatrices de séjours. Si celles-ci, coordonnées par la Jeunesse au plein air (JPA), avaient dénoncé dès l’été 2011 « la mise en danger des colos » par l’arrêt européen elles rejettent massivement aujourd’hui la résolution du contentieux par cette dérogation supplémentaire, soulignant les coûts à la fois organisationnels et monétaires de l’instauration de ce repos compensateur.

Plus fondamentalement, ce que les associations du secteur contestent c’est la catégorie mobilisée par la CJUE et l’Union syndicale Solidaires pour qualifier l’activité des personnes sous contrat d’engagement éducatif. Là où ces dernières les appréhendent comme des « travailleurs » et mettent en avant les droits dont ils sont censés bénéficier à ce titre, les associations défendent l’idée qu’il n’est pas question ici de « travail » mais d’ « engagement ». D’où la solution à la crise qu’elles mettent en avant et portent sous forme de plateforme collective : supprimer le CEE et instituer à la place un « volontariat de l’animation ». L’idée consiste à défendre « un espace spécifique, entre bénévolat et salariat », en affirmant que « seul un volontariat dédié à l’animation volontaire occasionnelle peut permettre la poursuite de l’activité des accueils collectifs de mineurs», pour reprendre des termes qui figurent dans la « plateforme » animée par la JPA. Si le CEE s’inscrivait, comme son nom ne l’indique pas, dans le droit du travail en y dérogeant, le volontariat lui, en est totalement extérieur.

Et pourtant, les usages du service civique, et avant lui des différents statuts de volontariat qui l’ont précédé (volontariat civil, volontariat associatif, service civil volontaire…), sont eux-mêmes loin d’être exempts d’ambiguïtés. Qu’elles relèvent de formes d’insertion professionnelle pour les jeunes diplômés ou de dispositifs d’insertion sociales qui ne disent pas leur nom pour les jeunes des classes populaires, les expériences du volontariat sont bien loin de s’inscrire toutes dans l’ « au-delà de l’emploi » dans lesquels les discours enchanteurs cherchent à les cantonner9.

Le travail associatif : travail idéal parce qu’engagé ou travail dénié dans ses statuts, ses conditions d’exercice ou de rémunération ? Support d’émancipation, l’engagement des travailleurs associatifs peut aussi se transformer en un puissant ressort d’exploitation quand les conditions de reconnaissance institutionnelle, économique et sociale du travail font défaut. C’est alors au nom de l’engagement, de « son » militantisme ou de « la » citoyenneté que l’on est sommé d’accepter des horaires éclatés, une paie plus faible que dans le privé ou un service civique plutôt qu’un « vrai » emploi. A ce titre, le monde du travail associatif loin de s’inscrire en opposition aux transformations du marché du travail, n’est pas sans affinités avec les formes contemporaines de mobilisation des travailleurs10. Faut-il alors que les travailleurs associatifs cessent d’être engagés pour ne pas prendre le risque d’être exploités ? Les grèves de salariés associatifs, à Emmaüs et ailleurs, ainsi que la création du syndicat Asso témoignent plutôt que ces contradictions sont de moins en moins acceptées et que les travailleurs associatifs ne sont peut-être plus seulement prêts à lutter pour une cause mais aussi pour les conditions dans laquelle elle sera servie.

1 Voir pour plus de précisions, « Travailler dans l’économie sociale et solidaire : aspirations, représentations et dispositions », Fanny Darbus et Matthieu Hély, Revue des études coopératives, mutualistes et associatives, n°317, août 2010, p.68-86.

2 L’USGERES est devenue l’Union des Employeurs de l’Economie Sociale et solidaire (UDES) le 24 juin 2013 suite à l’intégration du SYNEAS.

3 Matthieu Hély, Maud Simonet, « Le monde associatif en conflits : des relations professionnelles sans relations ? », in l’Année Sociale, Sophie Béroud, Nathalie Dompnier, David Garribay ( dir). , Ed. Syllepse, 2011, p.127-139.

4 Voir compte-rendu de la réunion publique du 7 avril 2010 : http://syndicat-asso.fr/?m=201004

5 Voir « Quelle professionnalisation pour le monde associatif ? » URL : http://www.laviedesidees.fr/Quelle-professionnalisation-pour.html

6« Des TUC aux emplois d’avenir. Comment la politique de l’emploi « à tout prix » fabrique des « demi-travailleurs » dans les associations. », Revue Savoir/Agir, Editions du Croquant, dossier « Travail et dépossession » coordonné par Manuel Schotté et Laurent Willemez, n°21, 2012, p.47-53. URL : http://www.savoir-agir.org/spip.php?article130

7 Lordon, F. (2010). Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La fabrique.

8 Francis Lebon, Maud Simonet, « Le travail en « colos » : le salariat en vacance ? », Notes de l’Institut Européen du Salariat, n°26, avril 2012, http://www.ies-salariat.org/spip.php?article132

9 Maud Simonet, Le travail bénévole- Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute, 2010.

10 Danièle Linhart (dir.) Pourquoi travaillons ? Une approche sociologique de la subjectivité au travail, Eres, 2008.