Le Dr Christian Torres, ancien médecin du travail de France Télécom qu’il a quitté en 2008, a été l’un des tout premiers à alerter l’entreprise sur les risques psychiques. Il a répondu aux question de François Desriaux pour le journal Santé & Travail sur les pressions subies et l’aveuglement de la direction. Un éclairage capital pour le procès en cours que la petite Boite A Outils diffuse à son tour.
Quand et comment avez-vous pris conscience que la souffrance psychique des agents de France Télécom dérapait ?
Le climat social de l’entreprise a subitement changé à partir de 2005, avec le plan Next, qui est au centre du procès aujourd’hui. Les évolutions organisationnelles et les fermetures de sites se sont multipliées. Tout le management était mobilisé pour convaincre le personnel de la nécessité de quitter l’entreprise ou d’effectuer une mobilité vers les postes prioritaires.
Certes, on avait déjà observé, comme dans toutes les entreprises, les effets néfastes de l’intensification du travail et du cadrage de plus en plus normé de l’activité. De même, le changement de statut de l’entreprise, l’ouverture à la concurrence, les évolutions technologiques, tout cela avait bouleversé les métiers et provoqué des réorganisations incessantes, qui avaient pas mal malmené les agents et les collectifs de travail. Mais avant Next, on arrivait encore à se faire entendre de la direction. Ainsi, en 2004, nous avions obtenu un plan de prévention du stress, présenté en CNHSCT, et une promesse d’arrêt des réorganisations. Avec le plan Next, la situation s’est considérablement dégradée, et le cabinet médical est devenu le réceptacle de toute la souffrance qui a gagné l’entreprise. Cette nouvelle politique a eu des répercussions considérables sur la santé du personnel : insomnies, syndromes anxiodépressifs, maladies cardiovasculaires, hypertension artérielle…
Qu’avez-vous fait alors et quelle a été la réaction du groupe ?
Au niveau individuel, j’ai essayé d’aider du mieux possible les personnels, mais les leviers d’action habituels, par exemple les demandes d’aménagement de poste, étaient généralement ignorés ou contestés. Bien souvent, mes préconisations se retournaient contre les salariés concernés. Elles étaient utilisées pour les stigmatiser.
Les actions de prévention collective, y compris pour les risques physiques, sont devenues de plus en plus difficiles à mener du fait de la suppression des services de prévention et d’un manque de volonté, voire d’une hostilité de certaines directions lorsque j’abordais ces questions.
Il y a eu surtout un fait important : la création de directions métiers très éloignées du terrain, qui ont imposé, sans discussion possible, de nouvelles organisations du travail particulièrement délétères pour la santé. Les salariés des services techniques étaient mutés contre leur gré vers des plateaux d’accueil téléphonique ou vers des boutiques. On aurait pu s’attendre à ce que les directions portent une attention particulière aux conditions de travail dans ces nouveaux services, afin d’inclure le plus largement possible la diversité des hommes et des femmes qui devaient changer de métier. Paradoxalement, malgré nos nombreuses alertes, c’est tout le contraire qui s’est passé. Aujourd’hui, je m’interroge encore. S’agissait-il d’une volonté délibérée de déstabiliser le personnel afin qu’il quitte l’entreprise ?
Par exemple, avec le nouveau concept imposé pour l’aménagement des centres d’appels, on a vu fleurir des plateaux où étaient regroupés des dizaines de salariés. Ils ne disposaient souvent que d’une surface utile d’environ 7 m² par poste. Dans cet environnement de travail, le niveau sonore ne pouvait qu’être élevé. Outre la pénibilité liée à cette ambiance bruyante, on a vu apparaître des problèmes d’hypersollicitation des cordes vocales, mais aussi des risques de surdité car les salariés étaient contraints, à cause du bruit de fond permanent, d’augmenter le volume de leur casque pour comprendre leur interlocuteur. Malgré nos critiques argumentées, ces plateaux ont continué à être déployés.
Toujours dans ces centres d’appels, les nouvelles directives cadraient dans le détail le travail des agents. Ceux-ci devaient suivre à la lettre un script lorsqu’ils répondaient à un client. Ils étaient écoutés régulièrement par leur manager, voire par des clients mystères, pour savoir s’ils respectaient les consignes. Dans une entreprise où a été décrite la « névrose des téléphonistes », et ce par plusieurs travaux de recherche scientifique, les ravages pour la santé des activités au téléphone où l’on interdit au salarié de manifester son humanité étaient forcément connus. Malgré la diffusion de ces connaissances scientifiques accumulées depuis les années 1950, les directions ont persisté.
Devant une telle détérioration des conditions de travail, et une politique de l’emploi aussi brutale, l’état de santé du personnel s’est dégradé. Les messages d’alerte adressés aux directions étaient discrédités. Pour elles, c’était les médecins qui suscitaient l’expression de la souffrance ! Le directeur du service de santé au travail m’a même reproché d’avoir une boîte de mouchoirs dans mon cabinet médical !
J’ai donc choisi de témoigner de cette urgence sanitaire, comme nous l’impose le Code du travail, dans la conclusion de mon rapport d’activité de 2006. J’y faisais part de mon inquiétude devant une telle situation. Cette alerte est demeurée sans réponse.
C’était la première alerte médicale ? Êtes-vous sûr que la direction de France Télécom en a eu connaissance ?
C’était effectivement la première alerte. La direction de France Télécom a sûrement dû en prendre connaissance, puisque j’ai retrouvé dans la revue de presse interne à l’entreprise une copie d’une dépêche AFP datée du 27 mars 2007 qui reprenait quelques phrases de la conclusion de ce rapport. Un peu plus tard, Le Monde du 1er juin 2007, dans un article relatif au malaise à France Télécom, a cité les conclusions de ce rapport.
La direction a quand même mis en place des cellules d’écoute téléphonique. Vous avez refusé personnellement de participer à ces dispositifs. Pourquoi ?
Il s’agissait surtout pour la direction générale de contrer l’initiative syndicale de créer l’Observatoire du stress et des mobilités forcées. C’est dans la précipitation qu’elle a monté ces cellules d’écoute et de médiation.
Or ce dispositif contrevenait aux règles de fonctionnement des services de santé au travail et au code de déontologie médicale. Il était hors de question que je participe à ces cellules, ce qui aurait impliqué que je viole le secret médical et que j’aliène mon indépendance.
De plus, il s’agissait uniquement, avec ces cellules, de rechercher des solutions individuelles pour les agents qui allaient mal, mais jamais de mettre en œuvre des actions de prévention primaire destinées à remédier aux déterminants de la souffrance au travail.
Pour bien illustrer mon propos, je vais tenter une métaphore en partant de mon exemple des scripts dans les centres d’appels, qui entraînaient une dépersonnalisation de la pensée extrêmement nuisible pour les personnels. C’était comme si on demandait à un salarié d’effectuer un effort physique et que, dans le même temps, on l’empêchait de respirer spontanément, en lui imposant un rythme respiratoire indépendant du contexte. Très rapidement, il va présenter des signes de suffocation. La direction de France Télécom en concluait qu’il avait des problèmes respiratoires et l’orientait vers une cellule de reclassement pour lui trouver un air plus respirable. Voilà la seule prévention qui était proposée à l’époque par l’entreprise.
Au-delà de la question du harcèlement, dont doivent répondre les prévenus du procès en cours, y a-t-il selon vous d’autres facteurs de risque en jeu dans les suicides survenus à France Télécom ?
Ce que j’ai observé à partir de 2005 et jusqu’à mon départ en 2008, c’est le climat d’insécurité entretenu dans lequel vivait le personnel, quel que soit son niveau. Chacun était susceptible, à n’importe quel moment, de voir son travail disparaître, son poste être supprimé et sa vie basculer. Il y avait régulièrement des campagnes d’influence, des manipulations, des pressions pour inciter le personnel à quitter l’entreprise… avec un certain mépris pour les règles élémentaires de gestion. A cela, il faut ajouter que les conditions de travail se dégradaient, qu’il devenait de plus en plus difficile de produire un travail de qualité, de se référer à une tradition et à son expérience professionnelle. On a assisté, sans espoir d’amélioration, à un effondrement des solidarités, des repères et des cadres de pensée. Difficile de vivre quotidiennement dans un tel milieu sans se poser des questions existentielles et sans basculer dans la maladie.
Dessins de Claire Robert.