Le procès d’Eternit s’est conclu en Italie par une condamnation de ses dirigeants à seize ans de prison ferme et de lourdes indemnisations. Cette multinationale a contrôlé pendant des décennies le marché mondial de l’amiante, exposant à ses fibres mortelles des dizaines de milliers de salariés et d’habitants. Les familles des victimes voient leur combat reconnu pour faire admettre la responsabilité de l’entreprise.
Cette condamnation ouvre surtout une brèche, pour les salariés du monde entier, vers une reconnaissance de la responsabilité pénale des employeurs vis-à vis des atteintes à la santé. C’est un grand pas vers une véritable politique de prévention des risques professionnels.
ITALIE, LES MÉCANISMES D’UNE CONDAMNATION
La mise en place il y a quinze ans, par le procureur de Turin, Raffaele Guariniello, d’un « observatoire des tumeurs perdues », avec les moyens de la police judiciaire, a permis de mettre en cause la responsabilité pénale des employeurs et des industriels. Le procès Eternit trouve là sa source, dans ce travail opiniâtre de juges qui ne s’arrêtent pas devant la muraille de la finance. La coordination d’un réseau d’avocats et de scientifiques, ainsi qu’une mobilisation sociale massive, italienne et internationale, ont contribué à cette condamnation. Plusieurs caractéristiques de la justice italienne ont été déterminantes.
La stratégie de dissimulation délibérée des effets sanitaires de l’amiante pour faire obstacle à l’adoption de règles préventives, ayant entraîné un « disastro ambiantale » (catastrophe environnementale), est au cœur de la condamnation des dirigeants d’Eternit. De même, le manquement aux règles de sécurité s’apparente à une mise en danger d’autrui, ce qui a pu conduire, également le tribunal de Turin, en avril 2011, a condamner un dirigeant allemand du groupe Thyssen dans le cas d’un accident ayant entraîné la mort de sept ouvriers turinois. Selon le procureur Guariniello, son dirigeant a « entrevu la possibilité, ni certaine, ni probable, que le fait se réalise comme conséquence de sa conduite ». Le dirigeant d’entreprise a, de fait, accepté, sciemment, cet accident mortel comme une conséquence possible de ses choix.
Mais c’est surtout l’indépendance de la justice italienne vis-à-vis du pouvoir politique qui a été décisive pour l’issue du procès. Le bureau du procureur a ainsi pu mener des perquisitions dans les entreprises et entendre des témoins italiens ou étrangers, prouver que les dirigeants étaient conscients des risques liés à l’amiante. Couplé à une volonté sans faille, ce fut déterminant.
POURQUOI UN TEL RETARD EN FRANCE ?
Le retard français est fondamentalement dû à l’intervention politique (par exemple en dessaisissant en décembre 2011 la juge d’instruction de Paris des dossiers concernant la mort d’anciens salariés d’Eternit) pour que ne soient pas mis en examen les dirigeants d’entreprise. Là où la justice italienne a pu trouver des ressources dans son indépendance, en France les poursuites contre certains dirigeants d’Eternit ont été abandonnées en décembre 2011, alors même que le réquisitoire de Turin était connu et que l’atteinte à la santé par l’amiante est avérée depuis des dizaines d’années.
Comment ne pas voir que notre droit souffre de l’absence d’un droit d’agir collectivement en cas de préjudice partagé, comme le permettent les « class action » des Etats-Unis ou le « disastro ambiantale » italien ? Comment peut-on qualifier en France « d’homicide involontaire » un décès au travail, lorsque l’employeur est parfaitement au fait des risques encourus et a agi « en toute connaissance de cause » ? Il y a urgence désormais à faire évoluer le droit français. C’est notamment à de telles modifications de la loi que se mesurera la volonté d’un nouveau gouvernement d’affronter les entreprises pour défendre la santé des salariés et des habitants.
Les décisions judiciaire peuvent aussi ouvrir les consciences. La condamnation pénale des employeurs en cas d’atteinte à la santé doit devenir possible, comme y invite l’appel de la Fondation Copernic « Travailler tue en toute impunité : pour combien de temps encore ? ». Ce pas indispensable vers une véritable politique de prévention des risques professionnels ne pourra se gagner qu’appuyé par une mobilisation citoyenne large, sociale, syndicale, politique.
Louis-Marie Barnier est sociologue, syndicaliste et membre de la Fondation Copernic ;
Eric Beynel est porte-parole de Solidaires;
Laurent Garrouste est juriste du travail ;
Annie Thebaud-Mony est directeur de recherche honoraire à l’INSERM.
Tribune parue dans le Monde.fr le 23 mai 2012.