Un texte de Tessa Tcham, Doctorante en sociologie au sein du laboratoire IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Univesité Paris Dauphine. Allocataire Dim Gestes pour la période 2014-2017.
Comme le soulignent Fanny Jedlicki et Emilie Legrand dans le précédent numéro de la revue, la santé au travail connait, ces dernières années, un regain d’intérêt certain et un investissement croissant sur différentes scènes sociales. Ce constat d’ensemble ne renvoie pas, pour autant, à un traitement général, synchrone et établi, qui conférerait un caractère homogène et unifié à sa prise en charge dans le monde du travail. La diffusion du sujet et ses traductions en actions relèvent alors de dynamiques d’interactions diverses entre des acteurs, des sphères et des niveaux plus ou moins enchevêtrés. Dans ce cadre, certains acteurs des relations professionnelles se saisissent, ou sont contraints de se saisir, de la question. S’ouvrent ainsi, dans le secteur privé, des espaces de négociations institutionnalisés qui suscitent la signature d’accords nationaux. Ainsi, les dispositions législatives et les thématiques s’étoffent, comme les réflexions et les actions ou les acteurs chargés de les mettre en oeuvre. On pourrait, dès lors, s’étonner qu’il ait fallu attendre 2009 pour que, dans la fonction publique, soit proposée une véritable politique d’ambition transversale de prise en compte des questions de santé et de sécurité au travail. Cette politique, formalisée par l’accord santé et sécurité au travail (SST) dans la fonction publique signé le 20 novembre 2009, est le fruit de 18 mois de négociation formelle qui réunit, sous l’égide de la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique (DGAFP), le gouvernement et les organisations syndicales représentatives de fonctionnaires. Partant, se pose la question des conditions qui président à la mise à l’agenda de ce thème. Pourquoi négocier sur ce sujet à ce moment-là ?
La puissance publique ne négocie pas avec elle-même
Depuis 1946, les fonctionnaires dépendent d’un régime législatif qui leur est propre, celui du statut. L’esprit qui a prévalu à la construction de ce régime spécifique a été celui d’une garantie d’indépendance de l’administration visà- vis du pouvoir politique, et ce pour assurer la pérennité d’une mission au service de l’intérêt général. La loi du 13 juillet 1983 portant sur les droits et obligations des fonctionnaires des trois versants de la fonction publique, définit les dispositions du statut général avec, comme son nom tend à l’indiquer, d’une part, le respect d’un certain nombre de devoirs (obéissance hiérarchique, réserve et discrétion, obligation de service) et, d’autre part, des droits comme, entre autres, la liberté d’opinion, le droit syndical, le droit de grève et le droit de participation. Les règles relatives aux relations professionnelles dans la fonction publique, en tant qu’elles dépendent de ce régime dérogatoire au droit commun dont l’existence est légitimée par l’objectif de veiller à la réalisation des missions d’intérêt général en toute impartialité, diffèrent de l’encadrement des activités du secteur privé.
Ainsi, bien que des pratiques de négociation se développent à partir de la fin des années 19601, les décisions finales reviennent exclusivement aux employeurs publics. La participation des autres acteurs ne relèverait alors, dans ce cadre, que de la consultation permettant une « décision éclairée » (Saglio, 2003). Les relations professionnelles dans la fonction publique sont donc, en théorie, arrimées à une conception du rôle de l’administration comme opératrice d’un service d’intérêt général. Dans cet esprit, les syndicats, ne doivent pas représenter d’intérêts particuliers. La relation entre les différents protagonistes se fonde alors sur un objectif commun de garantie d’un service public de qualité et non sur un rapport d’antagonisme entre capital et travail. Le principe de participation tel qu’il est qualifié dans le statut général renvoie ainsi à une notion d’association à la gestion et au fonctionnement de l’administration par le biais d’instances consultatives.
Dès lors, l’action collective dans le public ne repose, historiquement, pas sur une pratique institutionnalisée de négociations. Le répertoire d’actions syndicales qui lui est couramment associé relève plutôt de la mobilisation par la grève tandis que « la négociation collective – que l’on peut définir comme le processus aboutissant à une convention ou un accord s’imposant au moins à leurs signataires – n’a pas de place dans la fonction publique française où les fonctionnaires sont dans une “situation statutaire et réglementaire” vis-àvis de leur employeur et non pas contractuelle comme dans le secteur privé » (Rehfeldt et Vincent, 2004). L’ouverture d’un temps et d’un espace national de négociation institutionnels dans la fonction publique ne va donc pas de soi et son instauration relève d’un « inédit » tant dans la pratique et le champ – concerne les trois versants de la fonction publique – que dans le sujet.
Politique de « modernisation » des ressources humaines et renouveau de méthode
L’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir marque le point de départ d’une vague d’intenses réformes de l’administration portées par la Révision Générale des Politiques Publiques. La gestion des ressources humaines dans la fonction publique apparait au coeur de cette politique de modernisation et la volonté d’assouplir un système dit « archaïque, très bureaucratique et fossilisé »2 est clairement affichée par le gouvernement. A l’automne 2007, en sus du lancement de la RGPP, s’ouvre, à l’instar de ce qui existe dans le privé mais pour la première fois dans la fonction publique, un ensemble de conférences sociales qui lui sont dédiées et dont la vocation est d’établir avec les organisations syndicales les différentes thématiques à investir sur les prochaines années. Le gouvernement affiche, à cette occasion, la volonté manifeste de moderniser le système de relations professionnelles au sein de l’administration. Cette ambition prend corps en juin 2008 avec la conclusion des accords de Bercy sur la rénovation du dialogue social. Ces derniers élargissent les thématiques ouvertes à la négociation en les inscrivant dans le statut général, sans toutefois aller jusqu’à conférer une dimension contraignante à ces accords. Les conditions de validité des accords sont néanmoins clarifiées, là où l’administration était jusqu’à présent seule juge, la règle de l’accord majoritaire est instaurée : les signataires doivent représenter au moins 50 % des voix aux dernières élections professionnelles pour que celui-ci soit considéré comme valide. L’objectif affiché alors est de promouvoir des pratiques de négociations à différentes échelles et selon des règles plus précises de nomination des acteurs habilités à négocier. Si les transpositions des accords dans le droit restent nécessaires, leur « portée politique », soit l’engagement à agir, est revendiqué comme structurant par l’administration.
Dans un contexte de réformes particulièrement intense, cette volonté répond, entre autres, à une stratégie d’anticipation de leur acceptabilité. En effet, comme le livre blanc sur le dialogue social dans la fonction publique l’explicite : « l’efficacité du dialogue social n’est pas seulement l’un des objets possibles de la réforme de l’État. C’est aussi l’une des conditions nécessaires à sa réalisation d’ensemble »3. L’association des différents acteurs à la réforme permettrait alors de légitimer les décisions prises, de se prémunir face aux conflits et de fixer un cadre politique d’action, ce qui tendrait à considérer ce temps de négociation comme une méthode de gestion du changement. Ainsi, comme l’ont souligné Udo Rehfeldt et Catherine Vincent (2004) « pour l’ensemble des responsables publics, il est évident que cette modernisation [de l’administration] ne peut se faire qu’au travers du dialogue social car tous reconnaissent que les agents doivent adhérer aux nouvelles missions et réformes de l’État». Le « dialogue social » apparait ainsi comme un cadre référentiel général qui porte en lui une vision du changement et de l’action réformatrice : il incarne une image de modernité et un outil de modernisation. La signature en 2009 de l’accord SST s’inscrit alors dans une dynamique soutenue de restructurations et de négociations initiées dès l’entrée en fonction du nouveau gouvernement.
De la mobilité à la santé au travail
La question de la mobilité apparait comme un des éléments centraux permettant l’émergence d’une construction collective d’un intérêt commun porté à l’ouverture d’une négociation sur la santé au travail. Au niveau politique, dans une perspective d’économie budgétaire, les velléités de réduction des effectifs, les prévisions de réorganisations de l’administration et les projets d’allongement des carrières donnent lieu à un ensemble de réflexions visant à repenser les modalités de gestion du personnel de la fonction publique. Ces réflexions sont notamment inspirées du livre blanc sur « l’avenir de la Fonction Publique » qui promeut l’évolution d’une fonction publique de corps, jugée rigide et coûteuse, vers une fonction publique de métiers dite plus flexible. Cette politique, passant notamment par la fusion des corps, est pensée pour faciliter la mobilité des agents, tant entre les différentes fonctions publiques qu’avec le secteur privé. Loin de répondre à une logique de rupture, cette ambition est le résultat d’un processus de long terme qui s’inscrit, tant dans une continuité historique de réformes de l’administration française, que dans un référentiel plus large de politiques de l’emploi érigeant la mobilité comme nouvelle norme nécessaire à la régulation du marché du travail.
Fort d’une volonté de combiner renouveau de méthode et réforme de fond, le gouvernement dédie, en 2007, une conférence sociale spécifique à la question des parcours professionnels4 dont l’objectif affiché est d’en discuter la déclinaison avec les « partenaires sociaux ». À cette occasion, le gouvernement, passe « commande » à la DGAFP afin de déterminer les grandes thématiques qui pourraient faire l’objet de discussions. Une multitude de thèmes émergent à cette occasion et, dans ce cadre, une ligne est dédiée à l’« hygiène et sécurité ». Bien que faisant l’objet d’une « petite fiche » le sujet va se voir saisi par les organisations syndicales qui se disent prêtes à négocier sur ce thème. L’ensemble des acteurs s’accordent alors sur le fait de faire de cet élément un sujet de négociation. La DGAFP, au regard de « l’état de l’hygiène et de la sécurité dans la fonction publique », y voit la possibilité évidente de faire des propositions qui pourraient présenter des avancées. Le politique désireux de signer un accord estampillé « dialogue social » décèle également un sujet augurant la possibilité d’obtenir l’adhésion des organisations syndicales. En effet, les dispositions issues des Accords de Bercy transformant les modalités du dialogue dans la fonction publique, il ressort pour le gouvernement une valeur symbolique à signer un accord, celle de pouvoir afficher un exemple fructueux d’un renouveau de la méthode du dialogue social, qui, de plus, porte sur un thème d’actualité. On pourrait, en outre, penser qu’il se joue, au-delà de cette volonté, tout au moins une ambition stratégique5 : le souhait d’associer les différentes parties- prenantes à la réforme.
Le propos tenu ici vise à appréhender la décision de négocier sur la santé au travail comme résultant d’une définition progressive d’intérêts communs qui ouvre une fenêtre d’opportunité politique propice à une discussion institutionnalisée. Au carrefour d’intérêts de forme et de fond, la conjoncture favorise le traitement politique de la question à l’aune d’un système de relations professionnelles renouvelé.
Références
Saglio, J., 2003. Les spécificités de la négociation collective dans le système français de relations professionnelles. In : Barreau, J., Quelle démocratie sociale dans le monde du travail ?, PUR, Rennes, pp. 39-50.
Rehfeld, U., Vincent, C., 2004. Négocier dans les services publics : dimensions procédurales et stratégiques. La revue de l’Ires 45 (2). Numéro spécial : Les relations professionnelles dans le secteur public, 10-31.
1 Des négociations annuelles sur les rémunérations apparaissent au début des années 1970.
2 Jean-Ludovic Silicani, rapporteur du livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, lors du lancement du « Comité des DRH » le 8 février 2008.
3 Jacques Fournier, Le dialogue social dans la fonction publique : livre blanc, 2002.
4 Le projet de loi relatif à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique est adopté le 29 avril 2008 en première lecture après déclaration d’urgence. La loi a été promulguée le 3 août 2009.
5 Il est à noter que d’autres éléments rentrent en ligne de compte ici notamment la présidence française de l’Union Européenne qui modifie les priorités quant à la nécessité de se mettre en conformité avec les règles communautaires sur la santé au travail.