Les risques du travail troisième partie

Impacts du travail sur la santé

p-daveziespar Philippe DAVEZIES enseignant-chercheur
en médecine et santé au travail.

Université Claude Bernard Lyon 1.

Les connaissances sur les atteintes à la santé se sont considérablement développées et il existe de très nombreuses sources d’information. Dans ces conditions, l’objectif de l’ouvrage ne pouvait pas consister à traiter exhaustivement de l’ensemble des problèmes de santé au travail. Il a été décidé de s’en tenir aux grands chapitres de la pathologie qui recouvrent la grande majorité des atteintes à la santé par le travail : problèmes liés aux expositions toxiques, souffrance psychique, troubles musculo-squelettiques et bruit.

les-risques-du-travailLa caractéristique commune de toutes ces atteintes, c’est leur très forte sous-estimation. Certes, environ 51 000 maladies professionnelles ont été déclarées en 2013, mais elles ne relèvent que de deux chapitres de la pathologie professionnelle : les affections dues à l’amiante et les pathologies de l’appareil locomoteur.
En matière de cancer et d’expositions toxiques, la focalisation sur l’amiante produit un fort effet de masque. À partir des connaissances épidémiologiques, le nombre de nouveaux cancers professionnels est évalué entre 14 000 et 30 000 par an. Or, moins de 3000 sont reconnus et il s’agit en grande majorité de cancers dus à l’amiante.

De même, en dehors des effets sur la peau qu’il est difficile d’ignorer, les maladies liées à l’exposition aux produits chimiques ont pratiquement disparu des statistiques des maladies professionnelles. Pourtant, l’enquête SUMER du ministère du travail indique qu’en 2010, un tiers des salariés français étaient exposés à au moins un produit chimique.

Plusieurs phénomènes concourent à cette invisibilité des effets toxiques. D’une part une forte  résistance à la reconnaissance : même pour des cas aussi massifs et évidents que la silicose des mineurs, il a fallu des décennies de lutte pour obtenir la reconnaissance en maladie professionnelle (P. A. Rosental). Depuis, la situation s’est compliquée. Même si, des salariés peuvent encore être soumis à des expositions importantes, il s’agit le plus souvent de phénomènes ponctuels, dans un contexte plutôt marqué par une multiplicité de contacts toxiques à doses faibles ou modérées mais susceptibles d’ajouter leurs effets et de se potentialiser. Ce n’est donc plus simplement l’effet de tel ou tel produit qu’il faudrait repérer, mais les effets des différents cocktails toxiques rencontrés au fil de parcours professionnels beaucoup plus erratiques qu’autrefois.

D’autre part, le principe classique qui guidait l’hygiène industrielle – « C’est la dose qui fait le poison » – est pris en défaut avec l’apparition de nouvelles questions (A. Picot, A. Thébaud-Mony). C’est particulièrement le cas avec les perturbateurs endocriniens. Omniprésents dans notre environnement, ils sont responsables de troubles de la reproduction (infertilité, cancers, malformations) et de perturbations métaboliques. Or, ces effets peuvent être plus forts à faible dose qu’à forte dose. La logique impose donc des mesures radicales d’élimination des substances repérées comme perturbateurs endocriniens (A. Cicollela). Dans le cas des nanomatériaux, ce n’est plus la dose mais la surface de contact qui importe ; à dose égale, l’effet toxique est d’autant plus important que la substance est faiblement divisée (A. Ponce). Enfin, la découverte des effets épigénétiques fait surgir de nouvelles inquiétudes. Dans ce cas, l’attaque toxique ne porte pas sur le génome, mais sur les mécanismes de son décodage. Le code génétique de la cellule est intact mais il n’est plus lu correctement, avec des conséquences néfastes en termes de cancers ou même de maladies chroniques. Il apparait de plus que ces effets pourraient être transmis à la descendance. Or s’il existe des méthodes pratiques pour tester systématiquement la capacité d’action des agents chimiques sur le génome, de telles méthodes n’existent pas pour les effets épigénétiques. Enfin la prévention reste pensée par rapport à l’homme adulte sain occupant un poste à statut. Or, ce sont les jeunes et les salariés précaires qui sont particulièrement exposés (N. Frigul). De même, les risques reproductifs liés aux expositions et contraintes professionnelles ne sont que faiblement pris en considération (M-A Mengeot).

Au regard de ces éléments, il faut considérer qu’il n’y a pas d’exposition anodine et qu’il faut tout faire pour les réduire, sans attendre la production des connaissances scientifiques. La réglementation donne l’orientation : faire porter l’effort sur le contrôle du risque à la source (substitution, travail en vase clos, aspirations, etc..), le port des protections individuelles ne devant demeurer qu’un recours ultime pour des interventions particulières, par exemple de maintenance ou de nettoyage. Prise au sérieux, cette orientation implique la participation et la mobilisation des salariés. Ainsi, Mohamed-Brahim souligne, au sujet de l’usage des pesticides en agriculture, la nécessité de considérer la prévention comme une activité de travail à part entière intégrée aux autres activités et discutée collectivement au même titre que ces dernières. Les données de l’enquête SUMER du Ministère du travail sur les conditions d’exposition aux produits cancérogènes connus montre l’ampleur des efforts à réaliser (M. Cavet, M. Léonard, N. Sandret).

Enfin, l’expérience menée en Seine Saint-Denis depuis 2002 met en lumière les difficultés et obstacles auxquels se heurte une victime lorsqu’elle s’engage dans une demande de reconnaissance de son cancer en maladie professionnelle, et donc la nécessité de formes collectives d’accompagnement et de soutien (A. Marchand).

 

Les atteintes musculosquelettiques semblent mieux prises en compte que les atteintes toxiques puisqu’elles représentent près de 90 % % du total des maladies indemnisées. Cette impression est invalidée par les travaux de l’InVS. En 2011, parmi 78 884 salariés examinés sous l’égide de cet organisme, 6% présentaient une maladie jugée imputable au travail. Dans plus de la moitié des cas, il s’agissait de pathologies de l’appareil locomoteur. Si l’on applique ces pourcentages aux 18 millions de salariés du régime général de la sécurité sociale, cela donne 1 000 000 de maladies à caractère professionnel, dont 600 000 pathologies de l’appareil locomoteur…

R. Brunet, A. Petit et Y. Roquelaure alertent sur le fait que « les troubles musculo-squelettiques des membres supérieurs sont une source majeure d’inégalité de santé pour les travailleurs exposés à des conditions de travail pénibles et à des cadences élevées, car ils touchent en premier lieu les ouvriers et ouvrières de l’industrie manufacturière ou agroalimentaire, les ouvriers de l’agriculture, les manutentionnaires, les agents de service, les aides-soignantes, les aides à domicile et les caissières ». L’importance de ces atteintes fournit une amorce d’explication de l’inégalité entre catégories professionnelles, particulièrement importante en France, pour l’espérance de vie sans limitation fonctionnelle : 10 ans pour les hommes, 8 femmes. Ces éléments sont aussi à rapprocher du fait que la France (avec l’Espagne et le Portugal) est repérée comme utilisant un volant d’emplois peu qualifiés, précaires et sans perspectives de carrière, plus important que les autres pays européens : un salarié français sur cinq occupe un emploi non qualifié.

Dans ce registre, l’action passe donc par la réduction des contraintes physiques mais aussi par la lutte contre le travail répétitif, l’isolement, la précarité et la sous-utilisation des potentialités.

Dans le cas des TMS, comme pour d’autres problèmes de santé, les salariés âgés apparaissent particulièrement concernés. Le vieillissement de la population devrait inciter à améliorer les conditions de travail, non seulement pour eux mais pour l’ensemble des salariés, à prendre en compte les différences entre salariés en permettant une diversité de manières de faire, enfin à favoriser le développement de l’expérience et les parcours professionnels qualifiants (C. Delgoulet)
Dans le cas des effets pathologiques de la souffrance psychique, la distance entre les données de l’épidémiologie et les chiffres de reconnaissance est maximale. Selon l’InVS, un peu moins de 2 % des salariés présentent une souffrance psychique pathologique attribuable au travail. Appliqué à l’ensemble des salariés du régime général de la sécurité sociale, ce pourcentage représente 345 000 cas de pathologies. Or, en 2011, seuls 94 cas ont été acceptés par les CRRMP (Comités Régionaux de Reconnaissance des Maladies Professionnelles)…

Il faut ajouter que la souffrance ne se manifeste pas de même façon dans toutes les catégories socioprofessionnelles.

Dans les emplois peu qualifiés, exposant à de fortes contraintes et sans perspectives d’évolution, les salarié(e)s ont moins tendance à se plaindre que dans les emplois plus favorisés. Ce phénomène est à l’origine d’une discordance importante. Les professions les moins qualifiées sont celles dans lesquelles l’exposition à la grande majorité des facteurs de risques psychosociaux est la plus fréquente (I. Niedhammer, J.F. Chastang, T. Lesuffleur). Et pourtant, l’InVS relève une expression de souffrance psychique attribuable au travail trois à quatre fois plus fréquente parmi les cadres que parmi les ouvriers.

Les salariés qui sont en position d’espérer une rétribution en termes d’accomplissement personnel expriment leur souffrance sur le mode émotionnel et comportemental qui possède une forte visibilité ; au contraire, la souffrance des catégories les plus défavorisés est muette, elle s’exprime sous forme de perturbations neurovégétatives, endocriniennes, immunologiques qui sont responsables de pathologies somatiques non spécifiques ( cardiovasculaires, TMS, …) et, de ce fait, jamais reconnues comme pathologies professionnelles.

L’épidémiologie aborde la question en termes de stress professionnel. Elle propose des modèles qui permettent de « réduire la complexité de la réalité psychosociale du travail à des composantes significatives en termes de risques pour la santé » (M. Vezina, T. Theorell, C. Buisson). Les auteurs présentent les trois modèles qui dominent la littérature : le modèle « demande-latitude-soutien au travail » mis au point par Karasek et Theorell, le modèle « déséquilibre : effort/récompense » de Siegrist, et le modèle de la « justice organisationnelle », moins connu en France. Ces modèles sont prédictifs de l’apparition des atteintes à la santé, principalement en termes de maladies cardio-vasculaires, de dépression et, dans une moindre mesure de troubles musculo-squelettiques. L’épidémiologie met ainsi l’accent sur les facteurs de risques psychosociaux sur lesquels doit porter la prévention. Les auteurs donnent aussi ce qui apparaît comme les conditions sociales du succès : le soutien de la haute direction et l’implication de tous les niveaux hiérarchiques, la participation des employés à la discussion et à l’élaboration des solutions, la prise en charge de la démarche et des changements par le milieu.

La psychodynamique du travail propose une approche inspirée de la psychanalyse. Elle met l’accent sur l’aliénation : le rôle pris par le sujet dans la genèse de sa propre souffrance et de celle des autres (C. Dejours, I. Gernet, D. Rolo). La notion de défense contre la souffrance est centrale dans cette perspective. Ces stratégies de défense développées par les travailleurs « sont marquées par l’ambivalence : d’un côté, elles sont utiles, voire nécessaires pour maîtriser le rapport la souffrance ; de l’autre elles fonctionnent comme un moyen puissant pour endurer et parfois apporter son concours à une organisation du travail qui ne devrait pourtant pas être tolérée». L’ingéniosité, la créativité, l’engagement subjectif qu’impose toujours le travail sont ainsi désignés par le terme de « zèle » par la psycho dynamique du travail. Le travail impose néanmoins de coopérer et d’apprendre à vivre ensemble. C’est cet aspect que l’action vise à développer. La prévention est donc envisagée du côté de la mise en place de méthodes de direction et d’organisation du travail qui le permettent (C. Dejours, I. Gernet, D. Rolo).

Il faut noter que d’autres courants, absents de cette partie car n’abordant pas la question par les atteintes à la santé, mais présents dans la deuxième partie de l’ouvrage, développent aussi des analyses et des perspectives d’action sur le rapport subjectif au travail à partir de l’activité, dans la perspective de l’ergonomie (Daniéllou), ou de la clinique de l’activité (Clot). Il y a, probablement accord sur le caractère énigmatique du travail et sur la différence entre risques professionnels et risques du travail (Schwartz). Mais au-delà, les façons d’aborder les questions posées par la souffrance psychique diffèrent selon que l’accent est mis plutôt sur l’aliénation ou plutôt sur le potentiel d’émancipation de l’activité de travail.
Enfin, il est utile de souligner la communauté des processus mis en œuvre dans l’apparition de toutes les pathologies liées au travail. On peut considérer que chaque salarié dispose de trois lignes de défenses : le soutien du collectif, les stratégies personnelles et les défenses biologiques. Les problèmes de santé surviennent lorsque les deux premières sont débordées. Or, le corps ne dispose pas d’une multiplicité de mécanismes de défense. Quelle que soit l’agression, qu’il s’agisse d’une atteinte toxique, d’une lésion par hypersollicitation, d’un conflit générateur de souffrance psychique, on va retrouver une mobilisation des mécanismes de l’inflammation et une production de radicaux oxydants. Le phénomène devient préoccupant lorsque l’inflammation n’est plus contrôlée par les mécanismes anti-inflammatoires et lorsque le débordement des défenses anti-oxydantes se traduit par un stress oxydant. Ce processus ouvre la voie à l’ensemble des pathologies inflammatoires et à l’accélération des phénomènes de vieillissement. De ce fait, il faut généraliser le principe évoqué pour les expositions toxiques : on ne peut pas se contenter de traiter indépendamment chaque type d’agression. Des agressions de niveau modéré qui, chacune individuellement, n’entraîneraient pas d’effets pathologiques peuvent, lorsqu’elles sont associées, contribuer à déséquilibrer l’organisme du côté de l’inflammation et du stress oxydant et à générer des pathologies chroniques. Seulement celles-ci ne seront pas repérées comme liées au travail car l’approche qui guide l’investigation épidémiologique et la reconnaissance des pathologies professionnelles est essentiellement mono-causale…

L’objectif est donc d’éviter les situations dans lesquelles les salariés ne disposent plus que de leurs défenses biologiques. Cela conduit les auteurs de cette partie à mettre systématiquement l’accent sur la place de l’action propre des travailleurs dans le contrôle des risques et sur l’exigence de restauration des collectifs de travail.

Enregistrer