L’entreprise démiurge

Un texte de Sidi Mohammed Barkat, Chargé d’enseignement, CEP ergonomie et écologie humaine, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne. Contribution à la table ronde « Travail et Démocratie » organisée le 22 mai 2013 au Conseil Régional d’Ile-de-France.

Les transformations dans l’organisation du travail qui ont marqué ces dernières décennies ont accompagné une mise en scène de l’entreprise dans laquelle elle acquiert la figure d’une entité démiurge.

1

L’usine, où le travail était organisé selon le mode taylorien, avait la réputation de procéder à une forme de dévitalisation du monde. Le travailleur soumis à un régime d’exception, l’usine échappait à la logique des lieux vivants et se donnait à voir sous la forme d’un espace démondanisé. Le lien de subordination découlant du régime de la propriété impliquait la soumission des salariés à une rationalité gestionnaire déterminée par une division technique du travail référée à la science, attentatoire à la subjectivité et négatrice de la pensée. Il en découlait, durant un temps déterminé et dans un espace circonscrit, une forme de dégradation de la démocratie par la diminution de la liberté et la suppression de l’égalité.
Pourtant, à l’intérieur même de ce cadre contraint, dans le prolongement de conflits historiques ayant fait événement, le travail pouvait être augmenté de l’activité. L’activité à travers laquelle le sujet retrouvait sa liberté, dans le même temps que le corps développait une puissance qui excédait la situation et déroutait la représentation véhiculée par une organisation fondée exclusivement sur le calcul et la mesure.
Dans ce contexte, l’État a joué un rôle capital dans le recouvrement de la liberté et de l’égalité par les travailleurs en affermissant le caractère social de ses fonctions. Sans inscrire dans ses tables le bouleversement de la propriété, il s’est ouvert à la construction d’un droit du travail justifié par la subordination des travailleurs et leur objectivation. Le droit du travail, appuyé sur le principe de préférence et inscrit dans l’horizon de l’ordre public social, offrait un cadre institutionnel à la limitation de la sollicitation des travailleurs et du faire valoir des corps.

2

La mise en scène de la figure démiurge de l’entreprise sonne le glas de la dimension sociale de la fonction étatique.
Une figure démiurge, car l’accent est mis sur la dimension créatrice de l’entreprise. Créatrice de richesses et d’emplois, dit-on. Mais, surtout, c’est elle qui occupe la place du grand plasmateur. C’est elle qui – par le biais d’une gestion renouvelée – façonne les salariés dans l’horizon d’un monde.
Donner forme à un monde signifie attribuer une place à chacun, selon une perspective qui intègrerait non seulement l’idée que les hommes ne sont pas des machines, mais encore qu’ils doivent, en tant que citoyens, être en mesure d’exercer sans discontinuer leurs droits à l’intérieur de l’entreprise.
En d’autres termes, l’entreprise prétend se conformer à la règle commune et contribuer ainsi à former avec les autres organisations un monde global sans aliénation, sans discrimination et sans exclusion. De sorte que c’est très naturellement que le pragmatisme est érigé en doctrine universelle et que le discrédit est jeté sur toute forme de référence aux contradictions sociales – démarche jugée idéologique.
Le travail vidé de ses contradictions, la démocratie n’est pourtant pas niée. Elle est cependant envisagée à distance du questionnement sur le sens des choses et du monde.

3

Qu’en est-il de la vérité démocratique qui produit un sens sur lequel nous ne devrions pas revenir ?
L’organisation managériale actuelle s’appuie sur le principe de la restitution au sujet de l’usage de son corps. Par là, elle entend corriger la dissymétrie introduite par le contrat de travail. L’égalité ne serait plus une conquête, mais une sorte de libéralité permettant de faire d’une pierre deux coups, si l’on peut dire : d’une part, accepter un principe essentiel de la démocratie – indispensable à la santé et au bien-être des salariés – et d’autre part, atteindre plus sûrement les objectifs de production fixés en suscitant chez les salariés une plus grande implication dans le travail. En cela, l’organisation managériale actuelle se veut tout à la fois émancipatrice et efficace.
La gestion par la compétence, au cœur de laquelle la notion de reconnaissance tient une place essentielle, agence les relations dans l’entreprise selon une modalité qui renverse la perspective ancienne, fondée sur la discipline des corps et le gouvernement des sujets. L’organisation fournit les ressources nécessaires à l’action et l’évaluation s’impose comme le pivot d’un échafaudage construit autour de l’idée selon laquelle, dans le travail, il n’y aurait que des acteurs égaux tenant des rôles complémentaires, dans la perspective d’atteindre un but commun.
La liberté apparaît, dès lors, comme un droit qui s’actualise à travers un travail accompli par un sujet responsable. Ce droit est conditionné par la disposition du salarié à s’engager subjectivement dans le travail en faisant des résultats escomptés son affaire – affaire, au sens pour ainsi dire militaire : un combat.

4

En vérité, si l’entreprise investit l’habit du divin façonneur des mondes, pour autant il s’agit pour elle de distribuer les places en mettant les salariés dans la situation de devoir les investir par un engagement continuellement renouvelé dans le travail. Il n’est donc pas question d’une affectation définitive des places. Seule une mobilisation soutenue du sujet dans le travail, induite par une responsabilité assumée permet d’y prétendre, toujours à titre personnel et provisoirement.
Dans ce contexte tout à fait inédit, le manager de proximité joue un rôle décisif, mais périlleux, dans la mesure où il lui incombe d’agencer les éléments managériaux dans la perspective de construire un équilibre dans le pli d’une instabilité organisationnelle programmée. Un équilibre sans stabilité qui transit les salariés dans le même temps qu’il suscite chez eux l’espoir d’un dénouement illusoire ayant pour effet de les faire courir.
La situation se caractérise par le fait qu’ainsi, le sujet s’engage dans l’action selon une modalité qui lui permet d’accroître sa force par la compétence en renonçant au développement de la puissance du corps. De sorte que l’égalité apparaît pour ce qu’elle est : une généralisation de la condition d’entrepreneur, qui fait du salarié le propriétaire de lui-même. Quant à la liberté, elle se confond dans ces circonstances avec la licence accordée au sujet de solliciter son corps au-delà de ce qu’il peut.

Épilogue

Au fond, l’organisation du travail contemporaine relève d’une ingéniosité inouïe dans la mesure où elle inscrit les hommes profondément dans le travail alors même qu’elle rend aléatoire la venue de l’activité sans laquelle l’existence s’absente. La liberté et l’égalité sont dès lors le biais par lequel se construit un monde, vidé de sa réalité.