Chronique du 3 juin vue par Vincent Glenn, producteur, réalisateur et auteur.
3 juin 2022. Palais de justice à Paris. A l’invitation des camarades de Sud Telecom, j’assiste au procès en appel de 6 anciens dirigeants de France Télécom, ex fleuron national rebaptisé Orange en 2013 à l’issue d’un processus de privatisation commencé en 1988.
(Après avoir patienté dans la file d’attente et suite à la longueur des contrôles, – non loin se déroule la 132 ème journée du procès des attentats du 13 novembre et le Palais de justice est surprotégé, j’arrive dans l’immense salle du tribunal.)
Quand j’arrive dans la salle, Juliette Louvradoux, première à témoigner ce 3 juin 2022, a déjà commencé à témoigner à la barre. Elle est la fille de Rémy Louvradoux qui, onze ans auparavant, s’est immolé par le feu sur son lieu de travail. « … cette impression d’être de trop ». Ce sont les premiers mots que j’entends de Juliette. En écoutant ce qu’elle décrit ensuite, immédiate impression que nous ne sommes pas au procès de quelques personnes mais de l’inhumanité ordinaire. Un procès qui accuse symboliquement cette technocratie tueuse mais sûre d’avoir fait le job. Cette technocratie avec laquelle nous avons appris à vivre. Dans la nature, il y a ceux qui dévorent et ceux qui sont dévorés. Dans la culture, nous avons intégré qu’il y a les « ressources humaines » et ceux qui savent comment les utiliser, les mixer, les casser ou les évacuer quand il faut.
Hannah Arendt avait utilisé le terme de banalité du mal. Dès les premières minutes de l’audience, dans l’émotion et les mots de Juliette Louvradoux, j’ai cette sensation que tout ceci est conséquence de quelque chose d’effroyable qui, dans la vie de tous les jours, s’est banalisé. Un cumul mortellement toxique de lâchetés et d’appât du gain, d’efficience économique et de déficiences humaines.
Juste avant d’arriver dans la salle d’audience, dans la file d’attente, rencontre avec Etienne Sanchez, syndicaliste CGT venu écouter le procès lui aussi. Dans notre bref échange, il dit aussitôt pourquoi il est là : « ils sont en train de faire avec les Aéroports de Paris ce qu’ils ont fait avec France Télécom ».
Si on n’a pas trop la mémoire courte, la méthode semble avoir éprouvé son efficacité dans tous les domaines que comptaient encore les services publics il y a quelques dizaines d’années, dans la santé comme dans les banques, l’énergie, ou encore les autoroutes, le processus est similaire : réduire les effectifs en vue de « moderniser », fragiliser les équipes, communiquer sur « l’inefficacité » et finalement rendre « logique » une privatisation par étapes. Merveilles du capitalisme : quelque chose qui était un « coût » va devenir un gisement de profits. Bien avant la privatisation totale, on commence par dégraisser pour préparer plus ou moins discrètement la vente à la découpe.
Au sein de la future Orange, il y avait un enjeu « managérial » énorme. Se débarrasser d’employés qui, du temps de France Télécom, sont alors des fonctionnaires. L’objectif se précisera avec le plan NExT, plan de « redressement » qui vise entre autres objectifs le départ de 22 000 salariés en 3 ans. Faites le compte, cela fait 20 « départs » par jour pendant 3 ans. Creuser l’expression : des « départs » pas des expulsions, des « départs ». Tout le maquillage de violence résumé en un mot. Qu’à cela ne tienne, les managers déploieront toutes sortes d’efforts pour organiser ces « départs », et ainsi expurger l’entreprise des « éléments non performants », ces « ressources humaines » inutiles, ces « coûts » qui freinent les profits. Ainsi va la logique tout à fait « normale » qui oriente le cours des choses humaines.
En 2022, au sein de l’entreprise Aéroports de Paris, Etienne Sanchez est également confronté à des cas de suicides. Des équipes qu’il décrit toujours plus pressurisées et en sous-effectif. Il n’est pas difficile d’imaginer comment, dans un aéroport, un incident peut rapidement mal tourner… mais la tendance est la même : mettre la pression, insuffler la peur de mal faire. Préparer des licenciements pour là aussi obéir à la seule logique humaine qui vaille, réduire les coûts. Bien faire comprendre aux gens qu’ils ont provisoirement le statut de salarié de la société mais que des entreprises de sous-traitance sont déjà dans les starting blocks pour prendre le relais en faisant mieux, plus vite et moins cher qu’eux.
A la barre, ce 3 juin, Juliette Louvradoux poursuit son témoignage : « il est mort de ce qu’il a subi dans cette entreprise… De quel droit mettre mon père à la poubelle ? L’humain était où quand ils ont reçu le courrier de mon père et qu’ils n’ont rien fait ? »
Elle a la gorge nouée et interrompt plusieurs fois son intervention par des larmes avant de conclure : « on ne veut pas d’excuses mais qu’ils reconnaissent ce qu’ils ont fait. »
La voix de la présidente du tribunal prend le relais, sortant du registre émotionnel avec un calme très professionnel. Le propos de Juliette donne la chair de poule. Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’un homme décrit comme gentil et apprécié de ses collègues, père de 4 enfants, finisse par s’immoler sur son lieu de travail ?
Qu’est-ce qui est imputable à la machine infernale et aux rouages entretenus sans état d’âme par ses dirigeants ? Qu’est-ce qui relève de notre complicité à tous de cette société qui tolère progressivement l’intolérable, la fabrique des « ressources humaine » au service d’une économie fondamentalement prédatrice ? Qu’est-ce qui relève, insinuent les prévenus, d’une simple psychopathologie des victimes, d’un être fragile un peu bringuezingue ou hypersensible ?
Dans la lettre envoyée par Rémy Louvradoux au directeur des ressources humaines, quelques mois avant son suicide, il écrit : « la gestion des compétences est une illusion politique d’affichage et démagogique car je suis un excellent fonctionnaire public territorial et poubellisable en interne. »
Est-ce qu’il y avait de la pathologie dépressive chez lui ? C’est fort possible, tout au moins, le dernier acte de sa vie a été ultra-violent pour lui et ses proches. Est-ce qu’une société qui peut jeter les gens du jour au lendemain au nom du profit est de nature à désespérer totalement certaines personnes même quand elles sont tout à fait rationnelles et consciencieuses ? C’est cette question qui est l’objet du procès.
En gros, le soupçon jeté par les ex-dirigeants de l’entreprise revient à dire : « sérieusement, n’est-ce pas surtout qu’il était un peu jobard ce Louvradoux… ? S’immoler ainsi par le feu après tout ce qu’on a essayé de faire pour lui, ces formations, etc. »
Entre les causalités internes et externes qui ont pu conduire à un tel geste, qu’est-ce qui a été le plus déterminant ? Faut-il surtout considérer un terrain dépressif grave chez Rémy Louvradoux qui disculpe partiellement l’entreprise ? Ou la logique « humaine » qui décide de conduire au « départ » 22 000 personnes de gré ou… en les accompagnant vers la sortie ?
En 2004, Joel Bakan, professeur de droit à l’Université de Colombie-Britannique a réalisé un documentaire, The Corporation, tiré d’un livre du même auteur ? Avec de nombreuses preuves à l’appui, il tend à montrer que si les multinationales étaient des personnes, du fait de leur comportement et de leurs traits de personnalité, elles seraient considérées comme des psychopathes. Il n’est pas inutile de donner quelques traits caractéristiques de ce qui fonde cette pathologie :
– incapacité à se conformer aux lois et normes sociales (comme le font les entreprises qui poussent les législations à s’adapter à leur propre appétit de profit)
– tendance à tromper par profit ou par plaisir (indiquée par des mensonges répétés)
– absence de remords (indiquée par le fait d’être indifférent ou de se justifier après avoir blessé, maltraité ou volé autrui).
Ainsi semble osciller le balancier du procès, entre 2 psychopathologies : celle des salariés que désigne implicitement les ex-dirigeants de Orange (ils font très attention à ne jamais le dire explicitement) et celle, collective, d’une entreprise dont les comportements seraient classés dans la catégorie des fous dangereux s’il s’agissait d’une personne. Entre les 2, les ex-dirigeants esquivent systématiquement toute hypothèse de maltraitance.
Le fils de Rémy, Matthieu Louvradoux succède à sa sœur à la barre : « madame la présidente, j’avais 11 ans quand j’ai été condamné à être orphelin. Quand c’est arrivé, je n’ai entaché aucune de mes relations avec mes drames. Et j’ai oublié mon père. » Il explique comment avoir refoulé cet acte a fini par lui revenir comme un boomerang. « Qui l’a poussé à ça ? Qui était au courant ? » L’émotion le conduit à quelques arrêts dans sa lecture dont émergent des formules accablantes sur les traces laissées : « Sa dernière lettre n’était pas pour nous, mais adressée à ses bourreaux. »
C’est dans le ton de la voix de Matthieu Louvradoux et de sa sœur avant lui, qu’on perçoit le caractère scandaleux de l’acte même d’avoir fait appel plutôt que d’accepter le verdict du jugement en première instance. Un verdict accepté par l’entreprise Orange dont les communicants ont sans aucun doute compris rapidement que l’image de l’entreprise s’en tirerait mieux comme ça. 6 de ses ex-dirigeants ne l’entendent pas de cette oreille. Là où la décence aurait dicté d’exprimer un strict pardon discret, ils défendent leur conscience d’avoir fait le job.
Qu’à finalement impliqué, humainement, les actes derrière des acronymes comme « NExT » (Nouvelle expérience des télécommunications) ou le programme « ACT » (Anticipation et compétences pour la transformation) ? 69 suicides entre 2007 et 2011. Des milliers de vies brisées.
Matthieu Louvradoux poursuit son témoignage en forme de réquisitoire. Il cite le PDG de l’époque, Lombard, disant devant les cadres d’Orange : « nous les ferons partir par la fenêtre ou par la porte. » Il souligne que cette phrase a bien été formulée dans cet ordre : par la fenêtre ou par la porte. Une phrase qui en dit long sur le fait de savoir pertinemment qu’il y aura de la casse. Mais dans le management de haut vol, on ne fait pas les omelettes du profit sans casser des œufs humains. Il fallait des départs quoi qu’il en coûte.
C’est ce genre de pratique que nous invite à penser ce procès. Il nous incite à méditer sur nos collectivités humaines qui peuvent être protectrices, et inventer par exemple la Sécurité sociale ou les Prudhommes. Elles peuvent aussi avoir des comportements de meutes, de troupeaux ou de foules lyncheuses.
Matthieu Louvradoux poursuit : « Voilà ce dont j’hérite, un futur en guerre permanente. Il est lourd de porter le désir de vengeance, de vouloir faire perdre autant que j’ai perdu. » Il parle alternativement de son père, des conséquences sur sa vie, et aussi de politique, faisant remarquer qu’il a pu observer dans sa propre vie de salarié, que « les entreprises mettent la pression pour qu’on ne se syndique pas. »
« Ils ont été violents, ils ont été humiliants, il a voulu prendre la porte mais on lui a refusé. »
Il parle ensuite d’un jeune de 24 ans, retrouvé pendu sur son lieu de travail, un McDonald, avec le même cocktail tueur : une dépression sévère et un management violent. Il dit ses propres penchants suicidaires, son syndrome de l’imposteur. Il dit qu’il ne souhaite jamais fonder de famille, jamais avoir d’enfant. Il souligne pourquoi ce procès lui semble profondément politique. « L’histoire de la souffrance de mon père est politique. Les effets d’un harcèlement moral répété. Leurs profits valaient plus que sa vie. »
« Vous avez de l’éloquence » observe la juge, admirative : « je ne vais pas vous appeler maître Louvradoux, mais vous avez des capacités. » Elle souligne le courage des témoins. « Les prévenus veulent-ils prendre la parole ? ». Silence général en guise de réponse.
C’est au tour de Jean Perrin de témoigner. Entré à France Télécom en 1979, aujourd’hui retraité. Son frère, employé de France Télécom comme lui, s’est tiré une balle dans la bouche en mai 2008.
Il parle de son frère comme de lui-même : ils étaient fiers de leur travail. Arrive le management tramé par les plans « NExT » et « ACT ». Un hasard sans doute, à cette période, lui et son frère sont convoqués tous les 2 jours, suggérant qu’il serait bon de penser à partir, puis de façon de plus en plus appuyée. « T’es nul, ta place n’est plus ici, t’es trop vieux… Orange, ça va changer, il faut libérer la place. »
Son frère et lui sont soumis aux mêmes brimades, il fond en larme en évoquant comment son frère ne l’a pas supporté. Il explique comment le chef de département leur expliquait qu’ils allaient changer de métier, passer du technique au commercial, « en restant dans un flou complet ». Il raconte comment « les collègues ont commencé à prendre des anxiolytiques. » Comment le manager lui-même était sous pression, les collègues disant qu’il « devait faire du moins ».
« On avait déjà plusieurs fois changé de métier, ce n’était pas un problème, mais là, c’était autre chose… , il fallait faire en sorte que les gens partent ». Un exemple, les salariés se retrouvent sommés de « ne rien laisser de personnel sur leur bureau ». « Le responsable faisait des photos sur les bureaux mal rangés ».
Ce procès nous parle de ça, de ces « photos des bureaux mal rangés », de cette dépersonnalisation pour faire comprendre que vous n’êtes qu’un objet usé et remplaçable. Poubellisable. Là encore, ce ne sont pas quelques pratiques monstrueuses de délation, ou de zélés technocrates « faisant le sale boulot ». C’est le rappel criant d’une société qui a laissé faire, qui a laissé progressivement nommer les gens « ressources humaines ». C’est le rappel de que nous avons intégré le fait de parler banalement de la « DRH » ou des « RH ».
Derrière, il y a « l’avaleur travail ». Cette façon d’avoir enseigné aux personnes qu’ils sont leur travail, que leur travail est au cœur de leur vie, qu’il est leur gagne-pain et leur principal lieu de sociabilité. Puis de leur expliquer que le travail se raréfie, qu’il est normal de casser des métiers et de casser des personnes. Un monde économique qui remplace le travail humain par des machines et qui culpabilise ceux qui sont privés d’emploi ne peut conduire qu’à une élévation de la violence sociale. Décidément, cet animal nommé humain sait avoir des penchants redoutables pour l’absurde et la maltraitance organisée.
Quand son frère s’est suicidé, Jean Perrin se souvient qu’il a été convoqué : « Venez tout de suite, on a une réunion ». Aucune condoléance. On n’en croit pas ses oreilles. Le diable de la déshumanisation se niche dans ce genre de détail. Ou peut-être dans celui, ironie noire, qui donna le nom de Monsieur Guerre à l’un des responsables en poste à cette époque.
« Ils ont créé une zizanie énorme dans le service ». Jean Perrin parle des décideurs : « ils sont à l’origine d’un harcèlement institutionnel. » Il parle de celui qui, parmi les 7 dirigeants condamnés en 2019, a accepté le verdict en première instance : « Il a au moins eu la décence de ne pas faire appel ». Il fond en larme en reparlant de son frère. On comprend dans ce qu’il dit que c’était un « gentil », « ultra fidèle à son entreprise » qui termine sa vie dans un geste de haute violence contre lui-même.
En écoutant ces faits accablants, je me demande quel sens a tout ça, vers où peut aller ce procès lui-même. Réparer par une sanction exemplaire ? Sans doute, c’est une option. Disculper les dirigeants en concluant que le « job était difficile » et qu’ils l’ont fait avec une compétence méticuleuse ? C’est une autre option. Alerter ceux qui aujourd’hui pensent qu’il est absolument « normal » d’ubériser partout et de tous participer à « faire baisser les coûts » ? C’est encore un autre enjeu, le plus politique.
A la fin du témoignage de Jean Perrin, la juge donne la parole aux prévenus. Le premier, Jacques Moulin, directeur territorial (DT) à l’époque des faits, bafouille d’abord qu’il est au regret. Il déplore que la famille de Jean Perrin n’ait pas été soutenue, il est désolé qu’il n’y ait pas eu de condoléances à la mort du frère de celui-ci. Un début de repentir ? Pas franchement. Il revient au pas de charge. Il plaide la « difficulté du retour à certains éléments de rationalité » après tant de choses entendues sous l’emprise de l’émotion. Il reparle de Monsieur Guerre, avant de certifier : « je n’ai jamais donné de consigne pour convoquer les salariés toutes les 48 heures ». Si on comprend bien, a minima, les responsables de l’époque ont fait un peu de zèle… « Et si cela a été fait, je le déplore et le condamne ». Une brèche semble tout de même ouverte dans l’armure. Malgré ça, après les témoignages avant lui, une sorte de voile semble escamoter ce qu’il dit. Il jargonne dans une langue techno, regrette des « dysfonctionnements », déplore que la cellule d’écoute et d’accompagnement n’ait pas été là. « Nous n’avons pas eu d’alerte, à notre échelon. Nous avons fait en sorte qu’il y ait de la concertation… » Ou encore, « je me place du point de vue de l’employeur. » La juge recadre : « vous réfutez les caractéristiques du harcèlement ? » Nouvelle réponse alambiquée se terminant par : « il n’y a pas eu d’alerte ».
L’avocat des parties civiles, Maître de Castro, prend la parole après Moulin : « vous avez évoqué des changements technologiques, rappelé qu’il y a eu des négociations, ainsi que l’absence de prévention des risques psycho-sociaux… quelle mesure auriez-vous souhaité pour mieux accompagner ces personnes ? »
Moulin, particulièrement concis : former les managers à la détection des maladies psychosociales.
C’est au tour d’un autre prévenu de venir à la barre, Louis-Pierre Wenès, ex numéro 2 d’Orange, le grand « cost killer » de l’époque, concepteur du plan NExT. Son supérieur de l’époque, Lombard, lui attribue directement 6 milliards de « réduction des coût ».
Il prend la parole à la barre avec une petite voix, se dit sensible à la douleur des enfants de M. Louvradoux. Il parle ensuite de « mise en conformité », explique que Rémy Louvradoux a eu accès à des formations, qu’il a fini par avoir un poste « qui était selon ses mots le poste de ses rêves ». Il fallait « augmenter notre win-ratio ». L’avocate de la partie civile lui pose une question sur le fait que le programme NExT ait eu des conséquences funestes. Il s’irrite : « on a une charge qui disparaît qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. » Face aux questions de l’avocates et de la juge, moitié indigné, moitié abattu, il conclut : « si je pousse votre raisonnement, la direction de France télécom, c’était des menteurs, des salauds, on leur donne un dossier, ils le jettent à la poubelle… Madame la Présidente, je n’en plus. » Il retourne à sa place.
La juge demande aux avocats de la défense s’ils souhaitent dire quelque chose : silence intégral.
Arrive à la barre madame Brigitte Dumont, également condamnée en première instance. En substance, elle explique d’une voix posée que tout a été fait au mieux au niveau dont elle avait la responsabilité. Des entretiens, des formations… Bien sûr il y a sans doute eu des erreurs mais…
Sont-ils idiots, monstrueux, machiavéliques ? Par endroit peut-être, mais surtout, encore la banalité du mal dans les mots choisis. L’ultra-compétition acceptée comme donnée incontournable, les ordres étant les ordres, le profit à tout prix endossé comme les tables de la loi, la technocratisation des enjeux avec un arsenal d’acronymes, de « win ratio », la déshumanisation en marche. Brigitte Dumont cite comme exemple d’humanité les « espaces développement »… que les salariés avaient rebaptisé « espaces de dégagement ».
On ne dira jamais assez comment la désubstancialisation du langage est puissante pour maquiller le réel : celle qui permet par exemple d’habiller l’action de « virer des gens », voire les « foutre à la rue » en « plan social ». Cela passe mieux.
Ce procès, c’est bien, aussi, peut-être surtout, celui des habillages sémantiques, des astuces qui neutralisent la violence et la déguise en bienveillance. On les a virés mais… gentiment, avec plein d’égard, on les a prévenus, on leur a indiqué des pistes de recyclage et on leur a offert des « espaces développement ».
Pour ma part, c’est un procès intenté à l’idée même de « ressource humaine ». Bien entendu, il y a comme partout, de vrai-e-s tordu-e-s, de vraies brutes exécutrices, mais ils et elles sont rares. Le pire est probablement dans la dissimulation publicitaire de la violence, dans ce jargon techno qui permet de commettre l’irréparable, humainement, tout en disant : « on a fait le job. »
Ce procès, c’est la mise en accusation de ce « on a fait le job ». Il touche à toutes les saloperies exécutées au nom du « travail bien fait ». Ce procès, c’est encore celui de la relégation, du déclassement, de l’idée que certains « ne sont rien ». Si banale au-delà de son usage célèbre dans la bouche d’Emmanuel Macron.
Didier Lombard prend la parole en dernier. Il a vraisemblablement compris pas mal de choses. Il prononce quelques phrases parmi lesquelles 5 fois le mot émotion, avec les qualificatifs « grande », « intense », « considérable » en parlant des témoignages qu’il a entendus. Particulièrement concis, il dit qu’il n’a rien d’autre à dire que cela, ne voulant pas « polluer cette émotion avec des considérations de type, « c’est pas moi », c’était après mon départ etc. »
Il retourne s’asseoir et il est possible que ce procès ait alors déjà accompli une part de ce qu’il pouvait faire : nous rassurer sur le fait que ce ne sont donc pas que des monstres. Nous permettre de bien voir que la chaîne des responsabilités est longue, depuis les privatisations décidées par nos gouvernants depuis 40 ans jusqu’à nos petites complicités de consommateurs plébiscitant les petits prix. Nous permettre surtout de constater que la solidarité existe aussi avec force, grâce aux syndicats, parfois aussi grâce à cet « État » qui protège un certain nombre de fois les plus fragiles et surtout grâce à tous ceux qui entendent se serrer les coudes face à la violence économique ordinaire.
Comme l’a répété Matthieu Louvradoux, ce procès, derrière l’émotion, nous pose des questions profondément politiques, c’est-à-dire sur nos façons de produire, de travailler, de partager et de décider collectivement.