L’audience du 20 mai 2019 du procès France Télécom vue par Vincent Gaullier, coréalisateur du documentaire « Saigneurs », avec Raphaël Girardot, sur le travail dans les abattoirs.
Où qu’il se trouve, un patron reste un patron. Dans la salle de réunion d’une assemblée générale, ou dans le prétoire d’un tribunal où il est prévenu, il demeure imperturbable. Dans le costume et fier d’y être. Dirigeant paternaliste et crédule de son propre storytelling.
Didier Lombard, ancien président directeur général de France Telecom, en a fait la démonstration lors de l’audience du lundi 20 mai.
La présidente du tribunal correctionnel, Cécile Louis-Loyant, revenait sur le compte-rendu de cette réunion de l’Acsed, l’Association des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom, qui a tant occupé les premiers jours des débats. Elle en fait une relecture, relevant certaines des phrases dites par la direction et supprimées après relecture par la même secrétaire de l’association. Une parmi d’autres : « Si je suis brutal, je peux dire que je peux supprimer 3 000 postes et que ça ne se verrait pas. » Ou une autre, maintenant célèbre « je ferai les départs d’une façon ou d’une autre. Par la fenêtre ou par la porte ».
Puis Didier Lombard vient à la barre pour s’en expliquer. Passons sur ses propos linaires, son annonce du sommaire – « dans un premier temps…[…] puis un second… » -, ses digressions qui nous perdent – « L’association des jeunes cadres que j’aimais beaucoup »… Il a la parole, il peut la garder, il en profite pour justifier des phrases supprimées qui n’ont même pas été lues par la Présidente du tribunal tellement elles étaient éloignées du centre du problème : le harcèlement moral subi par les salariés. L’objet même du procès.
La présidente, les avocats des parties civiles, lui demandent de se justifier sur la violences des propos, d’admettre la déstabilisation que cela a pu produire au sein de l’entreprise. L’a-t-il ressenti ? « Non », lâche-t-il. Et pourtant il en contact avec ses salariés !
Puis viennent ces fables que se racontent tous les patrons, selon lesquelles ils connaissent parfaitement les forces vives de leurs entreprises, leurs cadres, leurs ouvriers. La preuve ? En voici un extrait : « Vous savez Madame la Présidente, j’allais une fois par mois dans un centre. Là je m’installais en doublon avec un opérateur, je faisais le travail avec lui, les mêmes procédures à suivre, les mêmes process. Durant une heure. Sans la présence de ses supérieures pour avoir une liberté de parole. Sans filtre. » Démonstration est faite, selon lui, qu’il est « en prise » avec ses salariés.
Dans quelle réalité vit-il ? Comment peut-il croire une minute que l’opérateur va lui parler librement, à lui l’homme qui a l’autorité sur près de 200 000 salariés, lui qui a lancé un plan managérial de réduction du personnel sans précédent, mené à marche forcée, « pour le bien de l’entreprise, explique-t-il, ce n’est pas moi qui l’a décidé, on était obligé ». Étonnamment cet opérateur ou un autre n’a jamais rien dit à Monsieur Lombard. Et surtout rien durant toutes ces années de pression extrême faite aux salariés.
Où qu’il soit, un patron reste un patron. Dans la salle de réunion, dans le prétoire… ou dans son usine. Raphaël Girardot et moi-même en avons fait l’expérience. Après avoir filmé le travail des ouvrières et des ouvriers d’un hall d’abattage d’un l’abattoir industriel breton, l’un des plus modernes du pays, après avoir fait avec ces images « document » de l’aliénation de ces femmes et de ces hommes, de leur souffrance au travail, physique comme psychique, nous avions montré notre montage au patron de l’usine. Son premier commentaire a été de nous dire la fierté de l’outil qu’il avait, de sa propreté, de sa qualité technique, puis nous a donné sa conclusion : « vous n’avez retenu dans votre montage que ceux qui sont aigris. » Avant de sortir sa fable à lui : « Vous savez je descend régulièrement sur les chaînes de mon usine. Les personnes que je rencontrent, elle me parlent librement. On se parle d’homme à homme. Et alors tous me disent que tout va bien, qu’ils sont heureux de travailler là. Rien de tout ce que vous me montrez là. »
Ce patron d’usine ne s’est visiblement jamais demandé pourquoi à chaque fois ce sont les mêmes postes de la chaîne que ces cadres lui font visiter, les mêmes personnes qu’ils rencontrent. Et donc les mêmes propos enthousiastes qu’on lui sert. Il ne le sait jamais demandé ou il a fini par croire à sa propre petite histoire, à force de la répéter.
Revenons à cette phrase « je ferai les départs d’une façon ou d’une autre. Par la fenêtre ou par la porte ». Dites devant près d’un milliers de cadres présent à cette assemblée de l’Acsed. La présidente l’interroge : « Vous nous parlez de la différence entre l’oral et l’écrit. Mais les propos ont comme on dit aujourd’hui une valeur performative, ils créent ce qu’ils disent. » . « Seulement si c’est écrit », coupe Didier Lombard comme s’il était un expert en philologie.
Plus tard, il confesse : « Je n’aurais pas du dire cela. Mais vous savez, je fais des gaffes tout le temps. » Brouhaha dans la salle. « C’est mon défaut » et de répéter « je fais plein de gaffes ». La présidente n’en revient pas. Pense-t-elle comme moi : Didier Lombard serait-il atteint d’une forme rare du syndrome de la Tourette ? Il lancerait non pas des insultes à tout va, mais balancerait des gaffes. Sans s’en rendre compte. Lui le patron d’une entreprise qui pesaient à l’époque 50 milliards d’Euros, le roi de la bourde.
Une autre historiette.
Durant les heures d’audience que j’ai suivies, mon esprit a fait ainsi plusieurs allés et retours entre l’abattoir où nous sommes restés des mois et les centres et pôles d’activités de France Télécom. Confirmant l’universalité de ces situations de souffrance au travail, tout métier, tout niveau hiérarchique, tout statut confondu.
Le pont a été particulièrement évident à l’écoute des paroles, très fortes, très précises, du premier témoin de la journée. Monique Fraysse Guiglini était médecin du travail sur le site de Grenoble. Elles pointant le nombre, plus important d’année en année, des « visites à la demande », ces visites qui viennent se rajouter celles « périodiques systématiques ». Elles représentent 14% du total des consultations, 15%, puis 19%, contre 11% avant la crise. Elles donnent d’autres chiffres : en 2009, l’infirmière avait enregistré 317 passages à l’infirmerie dans le registre. Soit + 45% par rapport à l’année précédente. L’essentiel de ces visites émane de salariés en grande difficulté au travail. Elle raconte comment « ces patients vivent mal au travail, voire très mal », observe « des syndromes anxio-dépressifs, certains sévères, des syndromes addictifs à l’alcool, au tabac, aux médicaments, des troubles du sommeil, des troubles de l’appétit. » Autant de maux dont elle fait le lien avec ce qui passe dans leur travail.
Durant de longues minutes, elle raconte à la barre son quotidien, fait d’écoute, de réconfort et d’écrits à la direction pour alerter de la situation de plus en plus dégradée des salariés. Qui commente régulièrement d’un « Docteur vous les écoutez trop… », se rappelle-t-elle.
La médecin du travail de notre abattoir breton, un site de 1000 salariés, était de cette trempe. Investie dans sa mission. Je me souviens de ses développements : « Quand un ouvrier vient me voir suite à un accident, à cause d’une douleur, si c’est le deuxième sur le poste alors je me déplace. J’essaye de comprendre les causes du problème, je regarde travailler celui qui occupe alors ce poste, je prends parfois sa place pour miner ses gestes. C’est ça le boulot d’un médecin du travail. Et ensuite je vais voir la direction pour proposer d’adapter le poste, j’explique que si rien ne change les accidents vont se multiplier, je répète, je répète. Faut qu’elle comprenne. ».
Cette femme était resté des années à son poste, sans rien lâcher de son engagement. Comme Monique Fraysse. Elle n’ont plus n’a pas fléchit alors que des collègues médecins autour d’elles démissionnent. Elle lit la lettre de l’une d’entre-elles : « c’est avec regret, devant ce bilan d’impuissance et d’échec, mais également dans le but de me protéger et de préserver ma propre santé, que j’en suis venue progressivement à prendre cette décision ».
Le Dr Fraysse, elle choisit de rester. « Je vois passer des tracts de syndicats louant le courage des médecins qui ont démissionné. Je ne suis pas d’accord. Le courage, cela peut être aussi de rester et d’essayer de changer le système… »
Ce courage, elle l’a à nouveau en témoignant ici, calmement, posément. Je lui cède la conclusion : « Il est alors du devoir du médecin du travail d’alerter les dirigeants. Je l’ai fait, sans être entendue. Je souhaite l’être aujourd’hui. »