L’audience du 20 mai 2019 a permis de quitter le monde abstrait des chiffres, des objectifs, des termes managériaux abscons. Mme Monique Fraysse Guiglini, médecin du travail à France Télécom dans la Direction Territoriale Centre-Est, aujourd’hui en retraite, est venue témoigner sur la période 2007 à 2010. Nous publions sa déposition in extenso.
Après avoir été médecin du travail vacataire à France Telecom pendant quelques années, j’ai été embauchée en 1994 en CDI par la Direction Opérationnelle de Grenoble. en charge de la surveillance médicale des salariés du département de l’Isère. Je travaille en binôme avec une collègue médecin et deux infirmières.
En 2007, lorsque les plans NEXT et ACT se mettent en place, cela fait donc de nombreuses années que j’exerce à France Telecom, je connais bien l’entreprise.
Cette année-là, les réorganisations se multiplient dans les services. Nombreuses, désordonnées. Je n’ai pas le sentiment que ces réorganisations dans tous les sens aient été justifiées par une amélioration des process de travail ou la recherche d’une meilleure efficacité. Bien au contraire. En fait, les salariés me disent que c’est l’inverse. Tout semble être fait pour les déstabiliser, quitte à sacrifier l’outil de travail. C’est la double peine pour les salariés. Ils sont malades de voir des équipes qui fonctionnaient bien être cassées. De constater que le travail ne peut plus se faire comme ils le souhaiteraient. Et ils vivent en permanence dans la crainte de voir leur poste disparaître, de devoir changer de service, d’être mutés dans une autre ville …
En juillet 2007, un mail du médecin coordonnateur de France Telecom informe les médecins du travail de la mise en place de cellules d’écoute au niveau des Directions Territoriales Sud et Sud-Est pour la prise en charge des salariés en difficulté. Ce qui de la part de la direction est une façon implicite de reconnaître que les réorganisations en cours ne sont pas sans impact sur les salariés…
En septembre 2007, France Telecom décide de généraliser cette expérience des cellules d’écoute à l’ensemble des Directions Territoriales. Certains médecins ont relevé dans l’organisation de ces cellules un non- respect de la déontologie médicale. La direction de France Telecom consulte alors le Conseil National de l’Ordre des Médecins, lequel dans un courrier du 17 octobre 2007 émet « les plus extrêmes réserves » sur les modalités de mise en œuvre des dites cellules. Ce courrier n’est pas transmis aux médecins du travail de France Telecom. Ils n’en auront connaissance que plusieurs mois après.
En octobre 2007, je me vois contrainte d’assister à une formation à Paris organisée par, je crois, la directrice des actions territoriales, pour présenter aux médecins du travail le dispositif et la mise en œuvre des cellules d’écoute. Lors de cette journée de formation, les différents intervenants nous expliquent que, nous les médecins, allons devoir accompagner les réorganisations. Et que les cellules d’écoute composées de managers, de DRH, d’assistantes sociales et de médecins du travail seront très utiles car les réorganisations sont susceptibles de perturber certains salariés. Je me souviens, avec d’autres médecins présents, avoir questionné les intervenants sur le fonctionnement des cellules d’écoute et notamment sur la question du secret médical. Leur réponse a été qu’en tant que salariés de l’entreprise nous avions le devoir de participer au dispositif.
Monsieur Wenes est venu à plusieurs reprises lors de la journée, d’abord pour nous saluer, puis pour voir comment cela se passait. Nous avons été plusieurs médecins à lui faire part de nos réticences, mais en vain. Monsieur Wenes n’était pas disposé à nous écouter. Il était juste très désireux de nous convaincre de l’excellence du dispositif auquel il nous demandait de collaborer.
Le dispositif des cellules d’écoute est présenté au CNHSCT le 22 novembre 2007. Le Syndicat National des Professionnels de la Santé au Travail (SNPST) auquel une moitié des médecins du travail de France Telecom adhère alerte la direction de France Telecom « sur les atteintes délibérées à la déontologie médicale ». Personnellement, je refuse de participer aux cellules d’écoute mises en place à la Direction Territoriale Centre Est en raison d’incompatibilités déontologiques et réglementaires que je ne peux pas cautionner. Je ne suis pas la seule. C’est le cas de mes collègues médecins de Centre Est. Nous serons relancés maintes et maintes fois par notre hiérarchie qui fait pression.
Il me paraît utile d’évoquer ici les recommandations que le Conseil National de l’Ordre des Médecins publiera ultérieurement sur les dispositifs de prise en charge des risques psycho-sociaux dans les entreprises. L’Ordre des médecins rappelle que pour être légitimes, ces dispositifs doivent être créés dans le seul intérêt des salariés et dans le souci unique de prévenir les situations de souffrance au travail. Qu’il ne doit en aucun cas s’agir d’outils utilisés par l’employeur pour pallier les carences de sa politique managériale. Et que ces dispositifs doivent respecter la déontologie médicale (indépendance professionnelle des médecins du travail, le secret médical…) ainsi que la confidentialité de la vie privée des salariés.
Dès la mi-2007, je commence à être alertée par l’augmentation des visites médicales à la demande. Le Code du Travail précise qu’un salarié peut demander à voir son médecin du travail en prenant rendez-vous directement auprès du service de santé au travail. Ces visites spontanées sont à mon sens, un bon indicateur du climat social dans une entreprise. Car quand tout va bien, les salariés ne demandent pas à rencontrer le médecin du travail…
Lors d’une journée à Paris où le médecin coordonnateur a réuni les médecins du travail, Monsieur Barberot vient conclure la réunion. Il s’apprête à repartir mais nous sommes une dizaine de médecins à le retenir pour lui faire part en aparté de notre inquiétude quant au climat social. Il ne prend en rien la mesure de ce que nous essayons de lui dire. Il plaisante, tente de nous rassurer et finalement nous dit que les médecins, c’est bien normal, ne voient que les gens à problème …
Fin 2007, je note dans mon rapport d’activité annuel, rapport transmis à ma direction régionale ainsi qu’au médecin coordonnateur que les visites médicales à la demande représentent 14,8% du total des visites médicales effectuées, en augmentation par rapport à 2006 où elles n’étaient que de 11,4%. Cette augmentation est, à mon sens, préoccupante, mais personne ne m’interroge à ce sujet.
L’année 2008 se poursuit avec l’accélération de ce qui a démarré en 2007 : mobilités forcées, placardisation, déqualification, pressions au départ, réorganisations permanentes qui fragilisent les individus, font exploser les équipes de travail et génèrent beaucoup d’angoisse chez les salariés dans un climat professionnel devenu très déstabilisant.
Les cellules d’écoute sont toilettées, notamment pour prendre en compte sous la pression des médecins du travail, les recommandations du Conseil National de l’Ordre des Médecins et deviennent des « espaces d’écoute et d’accompagnement ». Ces espaces d’écoute et d’accompagnement sont présentés comme des dispositifs internes à l’entreprise où les managers peuvent orienter un collaborateur en difficulté. Le salarié est incité à confier son mal-être et se verra peut-être proposer une formation ou une proposition pour évoluer vers un autre métier. En tant que médecin du travail, je ne pense pas que ces espaces répondent réellement aux situations de souffrance qui me sont données à voir. Tout est axé sur l’individu, sa supposée fragilité, et l’organisation du travail, le « système » en place n’est jamais remis en cause. Je ne veux pas cautionner ce dispositif et je continue à ne pas y participer. Les salariés ne s’y trompent pas non plus et ils ne sont pas très nombreux au plan national à utiliser le dispositif. Sur mon secteur, aucun salarié n’y fait appel. Les salariés me disent aussi qu’ils n’ont pas confiance.
J’écris dans la conclusion de mon rapport d’activité de l’année 2008 : « Nous sommes témoins de la « pression» mise sur les cadres supérieurs pour leur imposer une mobilité soit interne (ce que l’entreprise appelle « Time To Move »), soit externe …. Dans un contexte où les postes de cadres supérieurs se raréfient au sein de l’entreprise, où le contexte de l’emploi national est plus que morose, les pressions exercées sont mal vécues. Quand elles sont imposées, passées en force, ces mobilités fragilisent les individus, désorganisent leurs vies personnelles et ont un retentissement sur leur état de santé.»
Mais il n’y pas que les cadres. Je note aussi dans mon rapport que les visites à la demande en 2008 restent à un niveau équivalent à 2007 : 14,5% de l’ensemble des visites médicales. Les salariés ont besoin de parler. Alors ils demandent à rencontrer le médecin du travail. Mais ils se confient aussi beaucoup aussi à l’occasion des visites périodiques systématiques. Ils vivent mal au travail, voire très mal. J’observe des syndrômes anxio-dépressifs, certains sévères, des syndrômes addictifs (alcool, tabac, médicaments), des troubles du sommeil, des troubles de l’appétit dont je peux faire le lien avec ce qui passe dans leur travail. Le lien est plus difficile à faire lorsqu’il s’agit d’AVC ou d’infarctus du myocarde par exemple, mais j’ai la certitude que la souffrance de certains salariés s’est exprimée alors ainsi. L’ambiance générale est tendue. Les accrochages entre collègues se multiplient.
Certains salariés vont jusqu’à devenir violents. Je me souviens d’un salarié venu à l’infirmerie après avoir appris que son poste était supprimé. Il s’était mis à donner des coups dans les murs, dans les meubles, à lancer le téléphone par terre tout en poussant des cris de désespoir. Un autre, à l’annonce de sa mutation, s’était jeté sur son manager pour l’étrangler et avait dû être ceinturé par un collègue qui était présent.
A l’inverse, d’autres salariés réagissent à l’annonce d’une mauvaise nouvelle par du mutisme ou même un état de sidération. Un jour, l’infirmière est appelée car un salarié a disparu après avoir appris la suppression de son poste. Personne ne sait où il se trouve. L’infirmière finit par le retrouver dans un coin de la cour, hagard, désorienté. Il ne peut pas dire un mot, il est sous le choc.
Certains managers n’hésitent pas à convoquer les salariés en juin pour leur faire part de la disparition de leur poste, les invitant à se chercher un poste au plus vite, car il faut qu’ils se soient recasés en septembre. Cela génère une angoisse folle chez ces salariés car la recherche d’un poste en pleine période estivale est particulièrement compliquée.
Daniel, un technicien d’un service informatique rentre en voiture à Grenoble alors qu’il s’est rendu sur un site distant d’une trentaine de kilomètres pour un dépannage. Son téléphone sonne. Il décroche, c’est son chef qui lui annonce que son poste est supprimé parce qu’il faut faire un départ dans l’équipe. Daniel est bouleversé. Il m’a dit plus tard qu’il ne savait pas comment il avait pu rentrer chez lui sans provoquer un accident.
Cela donne une idée de la brutalité avec laquelle les annonces peuvent être faites aux salariés.
Les conflits de valeur se multiplient, notamment chez les cadres pris entre leur loyauté envers l’entreprise et leur éthique personnelle et plus encore chez ceux de la filière des ressources humaines. Une DRH me raconte qu’elle est allée partager la galette des rois avec une équipe sur un site distant, Chambéry, qui dépend de Grenoble. L’équipe, inquiète, la presse de questions sur l’avenir de ce petit site. La DRH rassure les salariés, non rien n’est prévu pour l’instant, alors qu’elle sait que la fermeture du site est programmée pour dans trois mois. Plus tard, elle se confie à moi, elle a honte d’avoir menti mais me dit qu’elle n’avait pas le choix … Elle a peur pour son poste. Elle est allée à une réunion de DRH à Paris. Monsieur Wenes s’est félicité que l’assistance des DRH soit aussi nombreuse mais avant de laisser la parole aux différents intervenants il a rajouté, balayant les DRH présents du regard, « mais vous êtes deux fois trop nombreux … »
Les conflits de valeur peuvent être une source d’anxiété, de frustration, de colère ou de culpabilité, et encore plus lorsqu’il n’est pas possible d’exprimer son malaise, ce qui était le cas à France Telecom à ce moment-là. Le stress, l’épuisement professionnel, les troubles anxieux, la dépression, ou même des manifestations physiques peuvent alors s’installer traduisant cette souffrance psychique.
Il me devient difficile de discuter des situations individuelles de salariés avec les DRH d’unités comme je le fais depuis des années lorsqu’il faut chercher un reclassement pour un salarié ou préparer un retour après un arrêt maladie de longue durée. En fait la majorité des DRH que je rencontre n’a qu’une idée en tête : tenir les objectifs de diminution d’effectifs assignés. Les DRH ne m’écoutent plus.
Je m’ouvre auprès d’un directeur d’unité venu passer sa visite périodique, de mon inquiétude à propos de l’état de santé des salariés de son unité. Il me répond que lorsque l’on secoue fort un arbre, les fruits trop mûrs ou pourris tombent. Et que c’est ce qui se passe à France Telecom. Et que c’est dans l’intérêt de l’entreprise.
En 2009, le système s’emballe. Je me sens impuissante à protéger la santé des salariés. Comme sur un bateau qui prendrait l’eau de tous les côtés, je cours dans tous les sens pour colmater les fuites. Mais sans y arriver. J’ai vu beaucoup de dégâts sur le plan humain. Des gens cassés, fracassés qui ont mis des années à se relever. J’apprends, les suicides de salariés un peu partout en France, par la presse ou la radio ou les syndicats. Jamais par ma hiérarchie ou la direction.
Les réorganisations se poursuivent à un rythme soutenu. Sur le terrain, elles se superposent, se contredisent, sont incompréhensibles pour les salariés et désorganisent massivement le travail.
Les encadrants de proximité sont fragilisés et se retrouvent dans une position de plus en plus difficile. Ils ne sont plus en capacité de jouer le rôle de médiateur et de régulateur du système pour suppléer aux carences ou aux dysfonctionnements de l’organisation du travail. Ils n’ont plus que de très faibles leviers d’action et subissent des décisions sur lesquelles ils n’ont pas été consultés.
Le management par la pression s’accentue : objectifs commerciaux toujours plus ambitieux, nouvelles parts variables pour les vendeurs, classement des salariés en fonction de leurs résultats. Ce management amène à des conduites de démobilisation et de démotivation en même temps qu’il exacerbe les tensions et les rivalités entre les salariés.
Les salariés viennent en nombre à l’infirmerie pour dire leur désarroi ou leur colère, pour pleurer. Certains s’effondrent et il faut parfois demander à un collègue de les raccompagner chez eux.
En 2008, l’infirmière avait enregistré 218 passages à l’infirmerie. En 2009, ce sont 317 passages qui sont notés dans le registre d’infirmerie, soit + 45% par rapport à l’année précédente. L’essentiel de ces visites auprès de l’infirmière émane de salariés en grande difficulté au travail.
De mon côté, fin 2009, les visites à la demande atteignent un niveau inédit. 19% de l’ensemble de l’ensemble de mes visites médicales. Du jamais vu.
Les indicateurs sont au rouge, mais du côté de la direction c’est le déni. Je m’entends régulièrement dire: « Docteur vous les écoutez trop… »
J’ai sans cesse des salariés qui demandent à me rencontrer. Pour me raconter ce qu’ils vivent. Parfois c’est d’une violence insoutenable. D’une inhumanité que je n’aurais pu imaginer dans cette entreprise.
Je pense à Georges, un cadre chez qui une maladie de Charcot a été diagnostiquée quelques mois auparavant. Diagnostic terrible puisqu’il n’existe pas de traitement pour cette maladie neuro-dégénérative mortelle. Georges s’accroche à son travail pour tenir le coup et personne, hors moi, n’est au courant. Il est convoqué par sa hiérarchie qui lui annonce que son poste est transféré à Lyon. Parce que c’est la politique de l’entreprise, il faut mettre les salariés « en mouvement » …
Georges est très abattu par cette nouvelle. Il ne se voit pas, dans son état, faire les 200km aller-retour Grenoble/Lyon quotidiennement. Je rédige une fiche d’aptitude où je note que l’état de santé de ce salarié contre-indique les déplacements prolongés et réguliers. Dès réception de la fiche d’aptitude, sa responsable lyonnaise me téléphone, très mécontente, insistant pour savoir ce qui a justifié cette contre-indication. Ce n’est pas inhabituel qu’un employeur fasse pression sur un médecin du travail parce qu’il n’est pas satisfait de l’avis d’aptitude. Ce qui est inhabituel en revanche c’est ce qui a suivi : Georges a été convoqué, séance tenante, à Lyon par sa responsable hiérarchique qui l’a reçu avec ses deux adjoints. C’était comme un tribunal me dira Georges plus tard. J’étais sommé de m’expliquer. Questionné, harcelé, ma responsable voulait savoir ce que j’avais comme maladie, insinuant que je n’avais pas grand-chose et que j’avais été pleurnicher chez le médecin du travail…
Les manifestations de détresse, voire de désespoir de la part des salariés sont de plus en fréquentes. Un matin de 2009, je trouve en arrivant à mon cabinet médical un papier plié en deux glissé sous la porte. C’est une lettre d’Alexandre, un salarié qui me fait part de son souhait d’en finir parce que c’est trop dur au travail, il n’en peut plus. Je l’appelle aussitôt sur son portable et il me répond. Nous parlons longtemps. Je le revois plusieurs fois par la suite. Quelques mois après il démissionne.
Robert, technicien, s’effondre quand il est muté dans une boutique sur un poste de vendeur. En une dizaine jours, il perd tous ses cheveux qui ne repousseront jamais.
Manuel, sanglote dans mon bureau. Sous pression au travail, il n’arrive pas à tenir les objectifs qui lui sont fixés, il craque et me confie être devenu impuissant.
Les fonctionnaires mères de trois enfants ayant 15 ans de service sont devenues une des cibles des RH. Elles sont régulièrement incitées à prendre leur retraite. Annie est convoquée comme tant d’autres. Malgré la faiblesse du montant de sa retraite elle est soulagée de pouvoir quitter l’entreprise et cette ambiance qu’elle trouve délétère. Mais les responsables des ressources humaines s’aperçoivent finalement qu’elle n’a pas droit à partir en retraite parce qu’un de ses trois enfants est décédé à l’âge de quelques mois. Réglementairement, Annie n’a pas élevé suffisamment longtemps cet enfant pour être considérée mère de trois enfants. Trente ans auparavant, Annie a en effet perdu un bébé décédé de la mort subite du nourrisson. Apprenant qu’elle ne peut pas partir, elle décompense sévèrement, sur le mode anxio dépressif. Elle se met à boire. La blessure profonde liée à la perte de cet enfant s’est rouverte, Annie restera en arrêt maladie pendant plusieurs années.
En 2010, un cadre senior, Antoine, qui avait été particulièrement malmené par les réorganisations et que j’avais essayé de soutenir comme j’avais pu, me dit, « vous voyez Docteur, ce qu’on m’a fait, c’est comme si on m’avait demandé de me promener tout nu devant mes collègues. C’est une telle humiliation, que jamais je ne l’oublierai ».
En 2009, les sept médecins du travail de la région Centre Est décident de rédiger une conclusion commune pour leur rapport d’activité annuel.
J’en livre quelques extraits :
« L’année 2009 a été marquée pour l’ensemble des médecins de la DTCE par une augmentation des visites à la demande, augmentation témoignant de la montée du malaise dans l’entreprise. Les incidents sur les lieux de travail ont été nombreux, crises de larme, altercations, salariés qui craquent, etc. Les décompensations en lien avec le travail se sont multipliées en particulier chez les salariés en mobilité forcée, « les redéployés . (…);
L’éloignement des RH pèse dans le quotidien des salariés. La mise en place de hot line RH supprime toute possibilité de relation personnelle et d’ajustement. Les RH d’unités ont été trop souvent vécus comme de stricts relais de mise en œuvre de la politique de l’entreprise occupés à redéployer les salariés vers des métiers prioritaires, à contribuer à la réduction des effectifs et à respecter les contraintes budgétaires des rémunérations. (…)
L’impact sur la santé des restructurations a été majeur ces dernières années. Pour un grand nombre de salariés, nous avons assisté à une dégradation de l’estime de soi et à une perte de sens du travail. Beaucoup de salariés estiment en effet aujourd’hui ne plus être dans des conditions de faire « du bon travail ». Le coût psychique est majeur et à l’origine de beaucoup des dépressions observées. »
Notre conclusion n’a pas beaucoup d’écho auprès de notre direction. En février 2010, ma collègue grenobloise, le Dr Catherine Morel embauchée en septembre 2007 suite au départ en retraite de ma collègue précédente en 2006 et que j’apprécie beaucoup, quitte son poste après avoir donné sa démission. Elle s’en explique dans un courrier à la directrice de Centre Est.
« Ma décision est essentiellement motivée par une impossibilité d’exercer mon métier de médecin du travail tel qu’il est prévu par la loi, le code du travail et le code de déontologie.
Le rôle du médecin du travail, « exclusivement préventif », doit être un rôle de prévention primaire, visant à «éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail », par une adaptation du travail à l’homme et non l’inverse.
Durant ces deux années d’exercice, je n’ai pu faire que le constat d’une adaptation forcée de l’homme au travail, suite à des fermetures de service, des suppressions de poste de travail, des mutations fonctionnelles ou géographiques imposées. Les demandes de reclassement ou d’aménagement de poste de travail que j’ai pu faire sont souvent restées sans réponse écrite et motivée.
Pendant ces deux années et encore plus depuis les derniers évènements dramatiques, j’ai eu le sentiment d’être cantonnée au cabinet médical uniquement dans l’écoute de salariés en souffrance, sans aucun moyen d’action pour faire évoluer ce constat négatif.
C’est donc avec regret devant ce bilan d’impuissance et d’échec, mais également dans le but de me protéger et de préserver ma propre santé, que j’en suis venue progressivement à prendre cette décision.
Sa lettre, adressée en copie à la secrétaire du CE, est largement diffusée par les syndicats qui mettent en avant les démissions à répétition ces derniers mois de médecins du travail de France Telecom. Des démissions que la direction s’efforce pourtant de ne pas divulguer car tout est fait pour que nous n’en entendions pas parler. Avec le départ de ma collègue, je me pose moi-même des questions mais je choisis de rester. Je vois passer des tracts de syndicats louant le courage des médecins qui ont démissionné. Je ne suis pas d’accord. Le courage, cela peut être aussi de rester et d’essayer de changer le système…
Mi- 2010, l’entreprise semble se réveiller de ce cauchemar. Enfin ! Mais les blessures sont là. En témoigne un taux de visites à la demande qui reste élevé en 2010, 19 5% de l’ensemble des visites médicales, le plus haut taux observé, alors même que la parole commence à se libérer dans l’entreprise. La prise en charge de salariés comme les victimes de mobilité forcée, de fermeture de site, etc.) très marqués par cette crise sociale et chez qui la souffrance s’est parfois chronicisée reste en 2010 une réalité pour l’équipe médicale.
Avec le départ des dirigeants, des mesures telles que la nomination de RH de proximité, la diminution de la pression sur les objectifs participent à remettre une dimension humaine dans le travail. Néanmoins le déficit de confiance envers la direction de l’entreprise et la ligne managériale reste très présent en 2010 chez beaucoup de salariés qui ne voient pas suffisamment sur le terrain les avancées attendues.
Pour conclure, je souhaite dire que le médecin du travail n’a pas de légitimité pour se prononcer sur les choix stratégiques de l’entreprise. Sauf si ces choix impactent la santé des salariés aussi massivement que cela a été le cas à France Telecom entre 2007 et 2009. Il est alors du devoir du médecin du travail d’alerter les dirigeants. Je l’ai fait, sans être entendue. Je souhaite l’être aujourd’hui.