Texte de Marie-Anne Dujarier, Professeure de sociologie à l’Université Denis Diderot (Paris VII), auteure (entre autres) de Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015.
Ce quatrième jour de procès s’ouvre à treize heures trente, au Tribunal de Paris, Porte de Clichy. L’attention des nombreux présents (les deux parties impliquées, les journalistes et le public) est palpable, durant six heures, dans cette salle sobre et imposante, qui rappelle que nous sommes au cœur d’une institution sociale précieuse, celle de la justice républicaine.
Ce qui se joue actuellement au Tribunal de Paris n’est pas seulement la mise en sens et en justice de faits passés. Ce procès est aussi, plus largement, celui des méthodes de management « harcelantes » ; de celles qui rendent le travail littéralement invivable. Nous savons que France Telecom / Orange n’a pas le monopole des « transformations », « réformes » et autres « plans » aux noms évocateurs, ayant pour objectif d’accroitre « la valeur pour l’actionnaire » ou la productivité des services publics, en exigeant des salarié.es, et fonctionnaires, par la séduction, la « pédagogie », l’incitation ou la force, de les amener à faire des contorsions professionnelles, sociales, physiques et morales parfois extrêmes. Cette entreprise ne faisait qu’appliquer des méthodes managériales à la mode (ici le terme est justifié), dans un processus d’imitation entre dirigeants (idem) et d’hyperconformité bien connu par la sociologie économique, à propos des pratiques gestionnaires. Qui ne connait pas, dans son milieu de travail, le Lean management, le management par les nombres, l’évaluation individualisée des résultats, l’injonction à la mobilité et à « l’excellence »… ? Ce procès, puisqu’il concerne des pratiques qui ont cours dans de nombreuses grandes organisations en France, fera nécessairement jurisprudence. Il porte au fond, sur les limites juridiques qui s’appliquent aux pratiques managériales. A-t-on le droit, sous prétexte qu’il existe un contrat de subordination, de traiter si rudement les salariés.e et fonctionnaires qu’ils en viennent à préférer se supprimer plutôt que de continuer à endurer cela ?
Ce procès est donc tout à la fois, et de manière régulièrement indistincte, celui de l’impatience et de l’appétit des actionnaires, des méthodes de management, autant que de leur succession effrénée, mais aussi des dirigeants, managers et consultants qui les promeuvent effectivement, fut-ce sans conviction.
Cette après-midi du 10 mai était consacrée à l’audition de trois « témoins » nommés par la partie civile. Ceux-ci n’ont pourtant pas été témoins à proprement parler de la situation à France Telecom entre 2006 et 2009. Ils sont chercheurs : Michel Gollac est sociologue et statisticien spécialisé sur les rapports entre travail, organisation et santé. L’INSEE lui avait confié la présidence du collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail ; le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours, auteur de livres remarqués à propos du travail des cadres et des dirigeants, d’une part, et du suicide en rapport avec le travail, d’autre part ; enfin, Christian Beaudelot est un sociologue spécialiste du suicide, membre de l’Observatoire National du Suicide.
Leurs exposés scientifiques ont été à la fois mesurés et fermes, denses, précis, fins et compréhensibles par chacun. Bien qu’ils inscrivent leurs recherches dans des épistémologies, disciplines et cadres théoriques distincts, et qu’ils mobilisent des outils d’enquêtes parfois ennemis, ces trois chercheurs arrivent au même résultat. Arriver à un résultat unique à partir de protocoles de recherche différents est rare et précieux en sciences. Cette convergence rend la conclusion difficile à attaquer. Nous pourrions la résumer ainsi : il existe bien un lien entre organisation du travail, santé mentale et suicides. Nous pourrions trouver cette affirmation évidente tant elle correspond à notre expérience commune. Les accusés eux-mêmes ont sans doute fait l’expérience de situations de travail qu’ils ont vécu comme étant plus ou moins sensées, plus ou moins bonnes pour leur santé. Mais cette évidence justement, semble pouvoir être oubliée dans les pratiques managériales toutes entières occupées à « l’optimisation », à la « performance » et à « l’innovation ».
J’ai retenu que cinq questions ont été débattues lors de cette séance, qui sont autant de chainons dans le raisonnement visant à démontrer (ou récuser) les faits, comme la responsabilité juridique des accusés.
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Combien de suicides ont eu lieu avant, pendant et après la période jugée ? Observe-ton des variations significatives ? Les chiffres semblent difficiles à établir de manière consensuelle et vérifiable sur l’ensemble de la période 2003 – 2012. Les sources de cette comptabilité morbide et leur fiabilité ont également été discutées. Nous savons, depuis Durkheim, que le comptage des suicides est doublement délicat du fait, premièrement, d’un penchant (inégal selon les classes sociales, religions, enjeux financiers liés…) à la sous déclaration. Ensuite, l’effectif des suicides est trop faible pour se prêter aisément une analyse statistique, comme l’a rappelé Beaudelot. Relevons néanmoins au sujet du décompte, que celui qui a été réalisé par l’observatoire du stress – auquel s’est jointe la direction en 2011-, est nominatif et donc vérifiable.
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Doit-on considérer le taux de suicide à France Télécom comme « normal » ? Cette question poursuit le débat entrepris par un statisticien de l’INSEE (Padieu) qui avait montré que le taux de suicide à France Telecom était proche du taux national. Est-il possible de comparer ces chiffres ? Quel sens et contre sens fait-on alors dans cette mise en rapport ?
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N’y a-t-il pas des facteurs suicidogènes, qui seraient exogènes à la situation de travail tels que la privatisation, le statut de fonctionnaire, la médiatisation des suicides (sur ce point les trois chercheurs montrent qu’il n’y a pas d’ « effet Werther » qui tienne. Tout au plus l’imitation pourrait concerner le modus operandi du suicide, qui vise alors à en faire un suicide collectif), la crise de 2008, les problèmes « personnels » des suicidés ? Sur ce point, les trois scientifiques s’accordent pour dire que la situation de travail (la charge, le soutien social, la reconnaissance …) est plus déterminante que ces autres facteurs, quand bien même tout suicide serait multifactoriel.
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Surtout, quel lien peut-on établir entre les méthodes de management de l’époque, la santé mentale et le suicide ou les tentatives de suicide ? Existe-t-il des corrélations statistiques et des processus sociophychiques à l’œuvre permettant de montrer cliniquement son existence ? Michel Gollac, équipé des questionnaires Karasek et Sigrist souligne que « les conditions pour que des suicides puissent advenir étaient réunies ». En effet, il montre que les travailleurs qui ont répondu au questionnaire élaboré par Technologia cumulaient, bien plus que les autres travailleurs en France, une surcharge de travail, une faible autonomie, des conflits de valeurs professionnelles, et peu de support social, dans un contexte d’incertitudes fortes et menaçantes dans lequel la reconnaissance faisait défaut. Dejours également, a montré qu’il existe un lien fort entre l’organisation du travail et la santé mentale et donc le risque de décompensations. Le suicide n’en est qu’une forme et serait donc le « haut de l’iceberg ». Tous trois soulignent notamment le risque élevé que crée la désagrégation du soutien social, de l’intégration et de la confiance au travail, surtout pour les sujets très impliqués dans leur travail.
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Enfin, la direction a-t-elle mis en place des dispositifs et indicateurs d’alerte pertinents au moment d’entreprendre des transformations aussi profondes ? A-t-elle su entendre les signaux d’alerte et les prendre en compte ? Sur ce point, Michel Gollac est très clair : la réponse est doublement négative.
Finalement, interprètent les sociologues, les suicidés ont voulu alerter sur le caractère invivable de ce management. Et ils auraient finalement été entendus, puisqu’en 2010, l’entreprise changera de direction et de management. Mais à quel prix.
La sociologue du travail que je suis a été sensible à l’importance du travail de justice qui se produit ici explicitement ; il est doublé d’un travail psychique invisible pour les accusés, les victimes, les proches des suicidés. Dans ce procès, le travail est à la fois l’objet et le moyen du procès, dans une mise en abîme constante, comme l’explicite un avocat de la défense lorsqu’il déclare publiquement, que s’il demandait à ses salariés s’ils avaient trop de charge, il est certain qu’ils répondraient tous positivement. Tous les professionnels du droit qui s’engagent dans ce procès sont des travailleurs. Ils savent jusque dans leur corps et dans leurs nuits, comme l’a rappelé Dejours, à quel point l’organisation sociale du travail nous affecte, nous touche et peut nous couler. Ils sont donc aussi, de par leur propre expérience, des experts du travail et de sa managérialisation. Ils savent. Et à l’issue de cette séance, ils savent que la sociologie et la psychologie du travail l’ont démontré.