L’audience du 5 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Alain Damasio, typoète et romancier engagé de l’imaginaire, auteur, entre autres, de Les Furtifs, La Volte, 2019 et a participé au recueil de nouvelles Au bal des actifs. Demain, le travail, La Volte 2017.
Si vous avez suivi un peu ce procès, ou rien qu’une salve des 36 épisodes de ce Game of Trop, vous savez déjà à peu près tout. Sinon, je vous résume cette série HBO (Haute Barbarie de l’Oppression).
Playback. Entre 2006 et 2008, 22 000 salariés sont dégagés de France Telecom avec une brutalité ignoble. « Par la porte ou par la fenêtre » comme le dira élégamment le PDG. Dix mille de plus sont mis en mobilité, c’est-à-dire privé de tout référentiel, de toute capacité à exercer dignement leur métier. En huit ans, de 2001 à 2008, ils supprimeront 45 000 emplois… Dont 94% de fonctionnaires.
Des milliers d’existence sont brisés au casse-noix du libéralisme le plus barbare. Comme ailleurs. Comme plus tard. Comme toujours aujourd’hui, partout où l’on privatise et « optimise ». Les dépressions, la honte, l’humiliation, les familles fracassées, les somatisations, la perte de libido, de sommeil, les souffrances, l’autodestruction intime restent, elles, inchiffrables. Invisibilisées, sciemment. Elles n’entrent pas dans le cash flow opérationnel ni dans « l’excédent brut d’exploitation » (si bien nommé). Restent les suicides, silencieux ou spectaculaires, partie émergée d’un iceberg qui ne fond pas. Ceux-là, même si c’est délicat, on est bien obligé de les décompter : au total, une soixantaine de travailleurs se suicident : sous le train qui mène à leur boulot, d’un coup de poignard en pleine réunion, en se défenestrant, en s’immolant par le feu…
Moins spectaculairement, des milliers de cadres, fiers de leur boulot, profondément attachés au service public qui fait le sens de leur mission et parfois de leur vie même (ce sont toujours les salariés les plus impliqués qui souffrent le plus, sont le plus détruits), des milliers pour qui faciliter la communication entre les gens est un but noble, pas une façon de les arnaquer, se retrouvent à exercer et à subir, en étau, un harcèlement managérial sans empathie aucune, sans pitié, sans vergogne.
Pourquoi ? Là vous exagérez. Suivez un peu ! Vous le savez. Pour « satisfaire le marché ». En gros, libérer 7 milliards de cash flow en trois ans, doubler les dividendes des actionnaires et, rigolons (pas jaune, mais Orange) « sauver la boîte » — une boîte, qui, rappelons-le, possédait le monopole du réseau téléphonique français et arrivait en position de force absolue face à la concurrence naissante. En décembre 2006 (on trouve encore ces chiffres sur le net), Orange possède par exemple 50% des parts de marché des fournisseurs d’accès internet. Pas vraiment une entreprise menacée ou en crise quelconque… Pas vraiment d’urgence non plus. Sinon cette urgence de faire la pute pour les marchés.
Tout en haut de la pyramide, bien calés dans leur conforteresse, ceux qui n’ont jamais été déstabilisés de leur vie, ceux qui n’ont jamais effleuré la précarité, ceux qui n’ont jamais été menacé d’un pouce, ceux-là font descendre et circuler ad nauseam la langue morte du management qui tue : inconfort souhaitable, déstabilisation positive, mobilité interne, comité de fluidité… Ils activent ces programmes et ces pratiques au noms magiques, dont je vous offre pour le plaisir la traduction : Next (Nouvelles Exploitations Trash), Act (Anticiper la Casse des Travailleurs), TTM (time to move = il est temps de dégager), crash-programme (dégager les gens), win ratio (taux de licenciement), seppuku management (culpabiliser le manager pour le pousser à se virer tout seul)… Ou encore : doper la fluidité interne (virer plus de gens), accompagner la transformation (virer plus de gens), restructurer les services (virer plus de gens), pratiquer l’activisme organisationnel (virer plus de gens). Puisque l’État refuse de prolonger les pré-retraites, « la seule pompe à départ naturel, qu’on vient de débrancher », alors il faut forcer lesdits départs. Par tous les moyens. À tous les niveaux, de façon fractale, en restant, comme le dira Lombard « très soucieux de ne pas décevoir les actionnaires ».
Aujourd’hui, ce 5 juillet, est un grand jour pour les victimes et les parties civiles. C’est le jour des réquisitions. Elles seront faites par deux procureures. Le bruit circule que pour l’une, c’est le dossier de sa vie.
La première reconstitue deux heures durant la systématisation, sinon l’industrialisation, de la méthode de harcèlement managérial qui a abouti à broyer tant de vies salariées. La centralisation et la verticalité de la méthode ressortent, impressionnantes, indiscutables. Elles font du harcèlement, comme elle le dira en conclusion, « un métier ».
La seconde démarre fort en rappelant pourquoi les prévenus ont échappé à deux charges qui semblaient pourtant leur pende au nez : mise en danger de la vie d’autrui et homicide involontaire. C’est que les suicides, telle est la « chance » des fumiers qui les ont provoqués in fine, sont toujours un acte multifactoriel, même lorsque le suicidé laisse une lettre accusant la politique de France Telecom sans aucune équivoque. Puis la procureure se noie et nous noie dans la foultitude des objections, qu’il faut bien déjouer parce qu’elles ont été égrenées comme des mines antipersonnelles, pendant 36 jours, par les 21 avocats des prévenus. Une armada obscène et compacte, qui plaidera la semaine prochaine par salves de trois avocats pour chaque prévenu. On croit rêver.
Mais tout va bien. Le Tribunal où se tient le procès a été conçu par Renzo Piano, Porte de Clichy. Tout y est espace, lumière, blancheur et bois clair. L’Atrium fait 26 mètres de haut, l’escalator nous hisse au deuxième étage sans effort. Tout va bien, les caméras de France TV tournent, Lombard s’avachit sur sa chaise, sa femme le coache, tous deux griffonnent. Tout va bien.
Heureusement Éric Beynel est bien là, tout proche de sa quarantaine d’audiences, fatigué mais tonique, excité, ému. Il a, comme beaucoup de syndicalistes et de parties civiles ici, cette qualité d’empathie qui est l’exact antipode du cynisme brut des prévenus.
Quand on entre, la balance de la justice, blanche et bien trop gracile, est placée à droite sur le mur du fond. La Présidente pénètre enfin, je suis déjà debout, copiant Éric qui déteste se lever pour la Justice, enfin la nôtre, celle qui penche à droite sur le contreplaqué mal jointoyé et un peu cheap de la salle. Bizarre pour un bâtiment de 2,3 milliard d’euros construit en « partenariat public-privé » avec Bouygues. Comprenez : qui appartient Bouygues, lequel va le louer à l’État 86 millions par an d’euros jusqu’en 2044 — c’est-à-dire nous le faire payer à nous, pendant 24 ans, tout en en restant au final… propriétaire à jamais. Une façon qu’a le capitalisme de nous faire raquer ses propres bâtiments et d’en garder, lui, indéfiniment la propriété…
Dans la salle, on me pointe la triade : Lombard, Barbérot, Wenes — et les capos : Dumont, Chérouvrier, Boulanger et Moulin. Ils ne ressemblent à rien. Ils ont des vestes froissées, trop légères, sans tenue. Ils s’avachissent, ils dorment. Le front de Wenes est tellement carré qu’on croirait voir la hache du capitalisme le massicoter encore et encore. Mais ce n’est pas sur eux qu’elle s’est abattue. Eux tenaient le manche.
Les procureures demandent la peine maximale : un an de prison ferme. Dont ils ne verront de toute façon jamais la couleur des murs, si la charge est retenue. Et… 15 000 euros d’amende. Le coût d’une journée d’avocat ? Une goutte dans l’océan de fric qu’ils ont gagné pour virer 22 000 personnes et en tuer 60 — ah bien sûr, de façon indirecte, « involontaire » et « multifactorielle ». Ça fait cheap la vie humaine, non ?
Mais laissons le cynisme facile. Ce procès est et restera historique. Il fait et fera date. Qu’importe que la loi soit encore si clémente face aux sauvageons en costards. Que boxer à mains nues un homme caparaçonné des pieds à la tête sans le blesser une seule seconde « coûte » autant qu’amener 60 personnes à se tuer. Ce qui compte, c’est qu’on ne pourra plus harceler avec un tel systématisme managérial et une telle violence demain sans risquer le pénal. Ce qui compte, c’est que les dirigeants d’entreprise sauront désormais qu’ils n’ont plus les mains libres pour massacrer des vies salariées. Plus aussi libres en tout cas. Ce qui compte, c’est que France telecom fera jurisprudence. Sera une brique, la première dans ce champ, d’un mur qui sera très long à construire et à cimenter. Mais qui à terme pourra protéger les travailleuses et les travailleurs de la barbarie sans limite des sociopathes. De ceux qui voient des chiffres là où il y a de la chair. Et qui joue avec les vies comme un scénariste de Game of Trop.
Dessins de Claire Robert.