Jour 35 – Un procès qui brise le cours normal du temps

L’audience du 3 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Laurent Vogel,  Juriste, chercheur dans le domaine des conditions de travail, de la santé et de la sécurité à l’Institut syndical européen (ETUI), responsable du magazine Hesamag et enseignant, notamment en droit de la santé au travail, à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université Paris XIII. 

A l’audience du mercredi 3 juillet, le procès s’est poursuivi avec les plaidoiries de plusieurs parties civiles. L’avocate de la famille de Rémy Louvradoux, suivie par les avocat.e.s de trois des organisations syndicales, FO, la CFTC et la CGT.

Parmi les 19 suicides retenus dans l’ordonnance de renvoi, celui de Rémy Louvradoux se détache par ses modalités. Une immolation par le feu devant un site de France-Telecom à Bordeaux, le 26 avril 2011.

Entré dans l’entreprise en 1979 comme agent des lignes en région parisienne, Rémy Louvradoux va régulièrement changer de poste et de localisation. Comme beaucoup de travailleurs entrés dans l’entreprise à cette époque, il se forme, passe avec succès des concours internes, acquiert de nouvelles qualifications. Son transfert de la région parisienne vers le Sud-Ouest correspond à ses souhaits, pour des raisons familiales. Pendant quatre ans, entre 2002 et 2006, il exerce une fonction de préventeur régional. En 2006, l’entreprise décide de réduire le nombre de préventeurs. A partir de 2006, on peut parler d’une errance imposée par la politique de « redéploiement » de l’entreprise. Aucun choix personnel n’est possible. Rémy passe d’un poste à l’autre. Tantôt, des postes qui ne correspondent pratiquement à aucune activité réelle, d’autres où les tâches exigées sont démesurées par rapport aux possibilités et au soutien disponible. C’est l’application directe du plan NeXT décidé par la direction stratégique à Paris. Il faut « faire des moins », c’est-à-dire dénicher des activités à supprimer. Un ancien responsable de Rémy explique à l’inspection du travail : « le directeur de l’époque, Luc Barbaud a décidé d’accélérer la chose, Rémy a été mis en mobilité avec une dead-line en juillet 2008. J’aurais pu l’occuper plus longtemps, prendre le temps de construire avec lui. On disait à l’époque : « il ne faut pas les laisser dans le confort » (…) on disait c’est bien, il faut prendre le temps de trouver un autre parcours mais en même temps, la consigne était « il faut vite sortir Rémy des effectifs ». Cette mobilité qui n’a d’autre finalité que briser les personnes s’accompagne d’une violence à l’égard de leurs valeurs professionnelles, du sens de leur travail. Concernant une de ces missions au contour incertain, un ancien responsable de Rémy précise : « C’était une activité qui était littéralement à l’opposé du caractère de Rémy qui lui aimait s’occuper des personnels plutôt que de les « fliquer ». Comment pouvait-on donner un tel genre de mission pour un cadre de l’entreprise comme Rémy ».

Rémy se bat. Au plan individuel, il présente différentes candidatures à des postes en interne. Elles sont invariablement mises à la poubelle. Il écrit des courriers pour dénoncer ce qui se passe. Il est épaulé par Gilbert Hanna, un militant infatigable de SUD-PTT dans le Sud-Ouest, mort le 6 mai 2019 peu avant l’ouverture du procès.

Cette bataille désespérée s’est poursuivie jusqu’au 26 avril 2011. L’immolation par le feu est une forme exceptionnelle de suicide. Par sa dimension sacrificielle, elle en souligne la portée en tant qu’acte de rébellion. S’immoler devant un site de France Telecom, ce n’est pas partir désespéré et muet sur la pointe des pieds, c’est nous laisser, laisser à l’ensemble de la société la responsabilité de comprendre, d’agir et de changer.

J’observe l’avocate de la famille, sa plaidoirie sobre, sans effet de manche. Son corps fragile dessine une légère courbe devant la rangée de gauche, celle des parties civiles. En face, le bloc compact des prévenus et de leurs avocats, très majoritairement masculin. Un bloc massif, tassé qui a du mal à masquer son agacement. De ma place, je n’entends pas les propos qui s’échangent entre avocats et anciens dirigeants de l’entreprise. Je crois deviner une certaine lassitude. Comment des managers brillants dont le temps est si précieux peuvent-ils être contraints à écouter cela dans une salle d’audience d’un tribunal correctionnel ? Je peux me tromper mais je crois que toute leur expression gestuelle exprime une tristesse devant ce gâchis : plus de deux mois à ne pas pouvoir performer, à ne pas pouvoir se lancer à la conquête de nouveaux résultats. Deux mois à devoir entendre des récits poignants dont ils considèrent qu’ils n’expriment que des petits ratés dus à une imperfection de caractère des suicidés ou à un zèle déplorable du management intermédiaire. Interrogés sur le suicide de Rémy pendant l’enquêté pénale, les prévenus ont exprimé leur étonnement. Comment pouvait-on les mêler à cela ? Rémy s’est suicidé en 2011 alors qu’ils ne dirigeaient plus l’entreprise. Et ses difficultés professionnelles n’avaient-elles pas commencé avant les plans NeXT et ACT qui devaient aboutir à la suppression de 22.000 postes. Circulez, il n’y a rien à voir.

L’immolation par le feu réveille des souvenirs de mon enfance, d’épisodes qui ont joué un rôle important pour l’ensemble de mes choix de vie. Ce sont des photos qui ont fait le tour du monde en 1963. Des moines bouddhistes s’immolent par le feu dans les rues de Saïgon. Ces suicides mettent en crise le régime mis en place par les Etats-Unis. Kennedy s’inquiète non pas des suicides, mais de l’influence des photos sur l’opinion mondiale. Mme Nhu, la belle-sœur du président fantoche Diêm traduit brutalement l’exaspération du pouvoir : « Si je devais voir un autre de ces spectacles de barbecue de moines, j’applaudirais ». Tout rapprochement historique est forcément incomplet et fragile. Mais ma perception de la violence muette qui opposait à Paris le bloc des prévenus et leurs avocats dignes des caricatures de Daumier aux parties civiles constituées par les familles des victimes et les organisations syndicales a fait réémerger ce souvenir très lointain.

L’adjectif historique est souvent galvaudé. Je pense qu’on peut l’appliquer à ce procès à plus d’un titre. Historique parce qu’exceptionnel. C’est le résultat d’une bataille persévérante de syndicalistes de SUD-Solidaire qui ont permis que la justice se saisisse du dossier. Il a fallu dix ans et c’était loin d’être gagné à l’avance. L’état du droit en France ne permettait que le recours à une entrée étriquée : via le délit de harcèlement moral. Peu importe. Le seul fait d’avoir organisé  plus de deux mois d’audience où on a pu reconstituer la dynamique qui a mené à ces suicides et à de graves atteintes à des milliers d’autres personnes est une victoire immense contre la banalisation des violences managériales, contre le vocabulaire mortifère qui infeste le langage « des ressources humaines », contre le choix délibéré d’imposer une politique de privatisation qui nie le sens du travail d’un personnel qui avait choisi de travailler dans un service public destiné à mettre les communications postales et téléphoniques à la portée de toute la population. Ce procès brise le cours ordinaire du temps qui condamne à l’oubli les perdants. Il leur rend la parole et nous intime de la poursuivre, pour un demain incertain mais sûrement différent de ce qu’il aurait été sans cette rupture.

Dessins de Claire Robert.