L’audience du 1 juillet 2019 du procès France Télécom,vue par Dominique Lhuillier, professeure émérite en santé et travail au centre de recherche sur le travail et le développement (CNAM). Parmi ses publications citons Cliniques du travail (érès, 2006) et Que font les 10 millions de malades ? (avec AM Wasser, érès, 2016).
Le 1er juillet s’est tenue au Tribunal une audience de l’entre-deux, entre l’examen des situations dramatiques des victimes, dont celle paradigmatique de Rémy Louvradoux qui s’est immolé par le feu en 2011, et les plaidoiries qui commencent le lendemain. On sent la fatigue accumulée, on voit des rangs clairsemés …
Cette séquence se met en route péniblement. La présidente commence par un inventaire des problèmes à régler, d’organisation du travail à caler : histoires de propreté et poubelle dans la salle, de porte qui grince, de pièces ajoutées au dossier au fil de l’eau et dont il faut vérifier l’enregistrement… jusqu’à cette question étrange adressée aux seuls prévenus et leurs avocats (bizarre non ?) : faut-il prévoir une salle de plus grande capacité d’accueil lors des plaidoiries de la défense ? Ont-ils invité du monde en prévision de ce temps fort qui devrait démarrer le 8 juillet ?
Elle passe au rappel de l’ordre du jour :
– auditions de témoins cités: Valérie Baraige, ex-assistante de Olivier Barberot, ex-DRH (cité par ce dernier); Madame Crinon, sociologue ayant réalisé une enquête qualitative pour l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, et Ivan Du Roy, journaliste et auteur du livre « Orange stressée » paru en 2009 (tous deux cités par les parties civiles).
– audition du président de l’ASDPro, association d’aide aux victimes et aux organisations confrontées aux Suicides et Dépressions Professionnels.
Une relation enchantée
Valérie Baraige vient nous éclairer par son témoignage sur la personnalité de ce DRH – à la demande de ce dernier…. Elle est toujours salariée du groupe Orange mais aujourd’hui responsable de communication interne dans une de ses filiales. Elle décrit ses tâches à l’époque où elle travaillait avec O. Barberot: en résumé précise-t-elle « optimiser son temps ». Elle poursuit en narrant sa rencontre avec ce DRH en 2010 « à l’opposé de l’homme que j’imaginais (au vu des affaires de suicides dont la presse se faisait l’écho) : souriant, discret, simple, accessible … ». Un homme capable d’empathie puisque compréhensif à l’égard de ses absences ou retards pour raisons familiales. En synthèse, et pour conclure « un vrai gentleman ».
Ce témoignage, qui ne fera l’objet d’aucune question, ni côté parties civiles, ni côté prévenus, a quelque chose de pathétique. Pourquoi cette femme nous présente-t-elle un tel portrait ? Peut-il corriger l’image de celui qui déclarait, lors d’une convention de cadres dirigeants de l’entreprise en 2006 : « c’est la logique business qui commande » ?
Me revient en mémoire un article d’une collègue, Josiane Pinto, une des rares chercheures s’intéressant alors au travail des assistantes. L’article date de 1990 : sa (re)lecture vaut le coup ! S’y trouve décrite avec précision « une relation sociale de dépendance individualisée par rapport à une position – celle de patron – fondamentalement définie comme masculine »
Assistante : il s’agit là moins d’un métier qu’une condition définie par l’aptitude à être au service d’une personne singulière. « Même dans un univers fortement bureaucratisé, le patron qui commande détient parmi ses prérogatives reconnues le pouvoir d’échapper à la règle et au règlement. N’ayant souvent d’autre juge que lui-même et, en tout cas, seul à pouvoir apprécier des situations jamais exactement identiques, il peut contredire, annuler ou suspendre les consignes générales qui pèsent sur tous les autres. Ce statut d’exception imprime sa marque sur les personnes qui, comme les assistantes, les secrétaires, les attachés, se situent du côté de ce que l’on pourrait appeler le pôle «personnel» du groupe des subordonnés » … « la secrétaire est, dans le monde du travail, une figure diamétralement opposée à celle du prolétaire mobilisé ». Ces quelques extraits résonnent avec force avec les propos de cette assistante dévouée… jusqu’au Tribunal, attestant de l’humanité de son patron, signalée par ses dérogations accordées aux règles communes, celles du contrôle des absences et retards. Initiée aux coulisses du pouvoir, complice d’une grande part de la vie professionnelle du « patron », bénéficiant de sa confiance et des délégations associées, l’admiration est là, manifeste. Une admiration qui ne tient sans doute pas à de la servilité aux dominants mais aux bénéfices secondaires trouvés dans le service aux « grands ». Loué pour ses manières de « gentleman », ce patron est ainsi le garant de l’identité et de la dignité de celle qui le sert.
Mais tout cela ne nous dit rien d’autre que cette relation enchantée entre ce témoin et l’ex DRH de France Telecom. Rien en tout cas sur le travail réalisé par Olivier Barberot alors qu’il était DRH dans les pires moments de cette entreprise.
Cette entrée en matière lors de cette séquence du procès (effacement du travail derrière des traits de « personnalité ») laisse entrevoir une autre constante qui court tout au long de l’après midi : la reproduction, duplication, répétition, figuration en situation, des usages et pratiques à France Telecom durant les années retenues à l’examen… Et au-delà.
Le pouvoir se met en scène
Tout d’abord, et massivement, se manifeste l’inégalité des rapports de force en présence. Certes les prévenus sont tous alignés sur le banc des accusés, mais derrière eux une armada d’avocats contraste avec le quasi vide des avocats des parties civiles. Meute compacte, ils sont tous collés les uns aux autres, souvent en apartés pendant que les témoins cités par les parties civiles sont auditionnés. Chaque prévenu a entre deux à trois avocats, manifestement mobilisés, voire engagés dans des stratégies de démonstration de leur pugnacité dont on se demande à qui elles sont adressées … A leurs clients ? A leurs collègues ? C’est aussi sans doute dans ce genre d’exercice que se jouent des carrières d’avocat, de futures « affaires », des recrutements dans de gros cabinets… La violence de certaines de leurs interventions paraît peu justifiée par la discrétion de la partie adverse, silencieuse à l’égard de cette assistante dévouée, silencieuse encore quand les témoins cités par les parties civiles se font agresser. Il aura fallu que la présidente intervienne pour rappeler à un avocat qu’elle s’adresse à un témoin et pour souligner l’inconvenance de ses propos pour que celui-ci se calme un temps.
Qu’en est-il des inégalités dans l’accès à la justice ? Quel est le coût de la défense ? Quel est le coût des peines encourues ?
Quelques chiffres laissent rêveur : la retraite chapeau de Didier Lombard s’élève à 7 millions d’euros, soit 350 000 euros de rente annuelle. Il y a là sans doute de quoi rémunérer sans souci de nombreux avocats qui lui permettront, peut-être, d’échapper au risque (sic) des 15 000 euros d’amende que prévoit la peine pour harcèlement moral…
Le pouvoir se montre, se démontre, se met en scène. Il s’installe dans une position de dominant, de celui qui sait, corrige, tacle, discrédite la parole du contradicteur.
Le discrédit par insinuation est au rendez vous au procès, comme dans l’entreprise France Telecom, comme l’ont souligné précédemment les victimes et leur familles ; les stratégies de déstabilisation aussi, même si bien sûr elles n’ont pas dans l’enceinte du Tribunal la même portée que dans l’entreprise. Le mépris encore quand cette avocate souligne « le défaut de cohérence » du témoin cité par les parties civiles, ajoutant « et je suis gentille en disant ça ! ». Mépris toujours quand, à propos d’EDF, entreprise comparée à France Telecom pour évaluer l’importance de l’absentéisme, une autre avocate souligne que des amis (sans doute bien informés), lui ont dit que « les agents ont là tellement de congés que bien souvent ils ne savent pas comment les occuper »…
En toile de fond de ces interventions se profile la force des stéréotypes, des représentations caricaturales, dévaluant « le fonctionnaire payé à ne rien faire », arc-bouté à la défense de ses privilèges, résistant au changement. Ou celle du fameux « complot médiatico-syndicaliste » auquel viendraient se joindre des prétendus scientifiques qui ne seraient rien d’autres que des sociologues nécessairement gauchistes…
D’oppositions politiques il est bien manifestement question, mais sans que rien en soit dit comme tel. Comme si, dans le fond, ce n’étaient pas des choix politiques qui ont porté la gouvernance de cette entreprise et non des impératifs de gestion d’entreprise en situation de surendettement, comme les dirigeants prévenus le rappellent toujours pour leur défense.
Les trois témoins cités par les parties civiles seront malmenés par des professionnels du combat, entraînés à l’écoute sélective et à l’exploitation de la moindre faille.
Voilà encore le pouvoir de ceux qui maitrisent les codes et rites des tribunaux, des audiences, s’exercer à l’encontre de ceux, néophytes, qui exercent eux un autre métier, ce dont justement ils viennent parler : journaliste, sociologue ou président d’une association d’aide aux victimes. A ces formes de mépris, discrédit, déstabilisation, s’ajoute la récurrence du refus d’entendre, de reconnaître : « je ne me souviens pas », « je n’ai pas connaissance de … », au procès comme dans l’entreprise.
Refus de reconnaître les effets délétères de la gouvernance d’entreprise, refus de reconnaître l’imputabilité des troubles psychiques…comme le démontre l’implacable démonstration du président de l’ASDPro.
L’euphémisation des liens entre travail et santé, ici comme ailleurs, tient aux enjeux économiques et sociaux de leur reconnaissance. La réticence des responsables patronaux est globalement une caractéristique constante dans l’histoire de l’émergence des risques professionnels, de la silicose au cancer de l’amiante, comme dans l’histoire des mécanismes de reconnaissance et de réparation des accidents et des maladies du travail. La responsabilisation juridique de l’employeur comme le calcul du coût de l’assurance accidents du travail et maladies professionnelles (ATMP) et des indemnisations en cas d’altération grave de la santé orientent les stratégies de traitement mais aussi d’occultation de la problématique santé-travail.
Déni ? Mécanisme de défense ? Posture défensive lors du procès ? Stratégie de déni élaborée au plus haut niveau de l’entreprise dès la mise en œuvre du projet de « redressement » (sic) de France Telecom ? Ou refus de voir, d’entendre, de reconnaître ?
La méconnaissance organisée
La prévalence d’une conception financière du travail de direction remise très loin dans les coulisses les activités quotidiennes des salariés et contribue à un accroissement de la déréalisation des prescriptions. Elle puise dans un imaginaire qui combine individualisation du gouvernement de soi, culte de l’excellence et eugénisme.
Au programme, la responsabilisation des individus : il s’agit de les autonomiser afin qu’ils prennent les bonnes décisions aujourd’hui pour s’assurer de leur futur, pour prévoir les empêchements et dommages de demain. L’attribution causale des échecs à des vulnérabilités entendues comme déficits individuels est le corolaire d’un mouvement d’ensemble de report sur l’individu de la tâche de se construire et de se gérer comme sujet autonome, c’est-à-dire autosuffisant. Le modèle taylorien au service du contrôle des comportements par l’imposition de procédés de travail standardisés s’alimente à l’utopie prescriptive qui met en scène une version de la réalité conforme à ce qu’en décident l’ordre ou la consigne. Il est relayé par l’idéologie de l’excellence qui sollicite des identifications héroïques au service de l’affrontement aux défis et aux challenges présentés comme au service des intérêts indissociables du « développement personnel » et de la vitalité économique de l’entreprise sur des marchés menaçants.
L’imaginaire est au centre de la formation des idéologies qui tendent à voiler la réalité, à occulter le réel.
Ceux à qui il est continûment rappelé « il faut vous adapter au monde réel », ces salariés supposés accrochés à une histoire dépassée, has-been sommés de sortir de leur « zone de confort », sont les cibles de ceux qui s’arc-boutent à la méconnaissance du travail.
Une autre traduction du message est possible : « vos dirigeants ont conduit l’entreprise dans une situation calamiteuse, il vous faut maintenant retrousser vos manches pour relever les défis de la réduction de la dette colossale et contribuer au redressement de l’entreprise par des départs « volontaires » (sic).
La méconnaissance n’est pas absence ou défaut de connaissance qu’une information bien conçue suffirait à combler. Elle manifeste plutôt une intention active de n’en rien savoir, un refus de connaissance. Le déni est l’une des figures de la méconnaissance, il est le refus d’une perception qui ne cadre pas avec la « théorie » que le sujet a de la réalité. Il suppose un savoir, une conception du monde, des salariés, préexistants à la rencontre avec un élément qui déroge à ce « déjà là ». Ainsi, non seulement la méconnaissance ne désigne pas l’incomplétude du savoir (« je ne me souviens pas », « je n’ai pas connaissance de … ») mais elle pourrait aussi bien “empêcher” une connaissance “juste” de prendre place dans les systèmes de connaissance préexistants, que favoriser l’ancrage d’une connaissance erronée (comme ce fameux complot médiatico-syndicaliste), dans la mesure où celle-ci n’est pas en dissonance cognitive avec le système connaissant, individuel ou collectif. Il est bien question ici de la fonction défensive des représentations du travail, comme des représentations du lien santé et travail, qui laissent dans l’ombre la part de réalité susceptible de provoquer anxiété, culpabilité, voire honte et autres affects déplaisants. Autrement dit, celle qui pourrait mettre à mal le mirage d’une maîtrise de la mission à la fois octroyée (par les pouvoirs publics, ces grands absents à ce procès, qui ont nommé Thierry Breton, ce « grand redresseur d’entreprises », étrangement absent des mises en cause, et Didier Lombard, son successeur) et assumée, assurée avec zèle.
Fragilité ou fragilisation ? Ou comment l’eugénisme tient lieu de « prévention »
Les dispositifs mis en place pour mesurer, évaluer, corriger « l’inadaptation », « les troubles psychosociaux » sont toujours exposés à l’ambiguïté de leurs objectifs comme des résultats obtenus. L’option retenue semble plus souvent celle qui consiste à liquider les salariés qui posent des problèmes plutôt que les problèmes que les salariés posent.
Une des voies possibles de ce processus de « liquidation », massivement utilisée à France Telecom, est la mise au placard¹. Elle opère une dissociation entre l’emploi et le travail. Ces formes de détournement du contrat de travail sont diverses, modifiant le volume et le contenu de l’activité. Elles vont de la privation totale du travail à l’attribution de quelques tâches ne correspondant pas à la fonction occupée, en passant par la prescription d’occupations dérisoires, absurdes ou humiliantes. Ces salariés sont relégués hors des réseaux de fabrication des ressources et de la reconnaissance sociale. Remisés le plus souvent dans des espaces périphériques, les placardisés font l’expérience d’un apartheid spatio-temporel. Cette relégation vise essentiellement ceux qui échouent dans la catégorie des « inutiles » : parce que « trop vieux », ou « inaptes », ou usés par leur travail. Des surnuméraires.
La chasse aux « fragiles », aux « vulnérables », dans la lignée de la classique catégorie des « bras cassés », traditionnellement renvoyés aux dispositifs institués de traitement et recyclage des rebuts du monde du travail, tient bien souvent lieu de programme de « prévention ». Dans nombre d’entreprises et d’administrations, comme à France Télécom, la prévention des « RPS » s’organise essentiellement autour de deux types de dispositifs : détection, signalement des « individus à risques », et soutien par le recours à ces fameuses cellules d’écoute, la plus récente étant celle offerte par Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, aux policiers pour « prévenir » les suicides (36 depuis janvier 2019 !).
L’eugénisme, tendance récurrente dans l’histoire, est toujours au rendez vous : il s’agit alors de classer, hiérarchiser et sélectionner des individus, ici, des salariés, suivant les critères valorisés, ceux de l’adaptabilité et performance accrues. Aptes, performants, résilients/inaptes, déficients, vulnérables…
Au sortir du Tribunal cet après midi, j’ai l’impression douloureuse d’avoir vu le remake d’un très mauvais film. Dégoût et colère…
Dessins de Claire Robert.
¹ Lhuilier D. (2002). Placardisés. Des exclus dans l’entreprise. Paris, Le Seuil.