Texte de Patrice Bride, membre de la coopérative Dire Le Travail, coauteur avec Pierre Madiot de Vous faites quoi dans la vie ? (éditions de l’Atelier, 2017) et dessins de Claire Robert
On parle beaucoup dans un tribunal, on n’y fait que ça. Le témoin, introduit par l’huissier, se lève pour venir à la barre. Les procureurs, à la droite de la présidente, ou les avocats, face-à-face dans des tables installées perpendiculairement au bureau des juges, se lèvent pour prendre la parole, questionner le témoin. Tous les autres, greffiers, parties civiles, journalistes, quidams restent assis, écoutent pour faire leur travail, travaillent en écoutant. Quelques policiers, peu à l’aise dans leurs godillots, engoncés dans leur gilet pare-balle, encombrés de leurs armes de service, circulent pour placer le public, surveiller l’usage de téléphone, retirer les oreillettes : c’est qu’il faut écouter, seulement écouter. Je suis là pour ça : non pas chroniqueur judiciaire, mais professionnellement intéressé à toute parole sur le travail. Et il en fut beaucoup question ce jeudi 9 mai, dans cette salle 2.01 du tribunal de Paris : comment travaille-t-on et se parle-t-on à France Télécom dans cette période des années 2000 où des personnes ont mis fin à leurs jours en disant explicitement « c’est le travail qui m’a tué » ? Comment travaille-t-on à préparer et conduire un tel procès ?
La présidente du tribunal introduit le témoin, puis le laisse longuement s’exprimer : ce jour, Patrick Ackermann, responsable syndical Sud à France Télécom ; Sylvie Catala, inspectrice du travail ; Jean-Claude Delgenes, directeur du cabinet Technologia. Le contenu de leurs interventions a, semble-t-il, été préparé avec la présidente, mais ils parlent librement, sans interruption, de tout ce qu’ils souhaitent évoquer à propos de cet employeur si particulier : une administration devenue entreprise privée ; un service public à destination d’usagers transformé en structure marchande, vendant des produits et des services à des clients, pour le profit d’actionnaires ; une activité à dominante technique basculant vers le commercial, avec ces situations individuelles plusieurs fois mentionnées de techniciens réseau aguerris affectés d’office sur des plateformes d’appels téléphoniques ou en boutique. Chacun des trois décrit son activité professionnelle, nous dit son travail de syndicaliste, de fonctionnaire du ministère du Travail, de consultant : c’est-à-dire qu’il dit toujours plus que ce qu’il a à faire, tout ce qui déborde « le prescrit », comme disent les ergonomes. Il me semble essentiel de le rappeler dans le cadre de ce procès : chacun, à France Télécom comme ailleurs, ne parvient à travailler qu’en s’engageant subjectivement dans son activité, parfois pour son plus grand bonheur, parfois au péril de sa santé psychique. En l’occurrence, c’est le syndicaliste qui parle, qui se justifie de signer ou non tel ou tel accord avec la direction, qui explique les actions entreprises en réaction à des restructurations ; mais c’est aussi l’être humain qui téléphone à l’épouse d’un collègue dont il a appris le suicide, et qui se fait traiter de « salopard » quand il annonce travailler à France Télécom. C’est l’inspectrice du travail qui parle quand elle rappelle les obligations de l’employeur, les modalités d’un PSE (Plan de sauvegarde de l’emploi) ou d’une GPEC (Gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences) ; c’est une femme de convictions qui démontre que la politique de la direction autorisait et même encourageait des attitudes de managers qui pourront être qualifiées de harcèlement au travail, et qui manifestement l’indignent. C’est le consultant qui décrit sa méthodologie, ses principes d’intervention pour susciter l’expression des salariés, puis gérer la multitude des paroles qui remontent alors à son équipe, et en faire un rapport ; c’est « le citoyen », comme il dit lui-même, qui souhaite que son écrit, et à présent son témoignage à ce procès, contribue à empêcher de telles pratiques managériales délétères.
À l’issue de leur exposé, chaque témoin répond aux questions, de la présidente d’abord, des procureurs, des avocats de la défense, enfin de ceux des parties civiles. Autant d’aperçus de tout le travail de préparation du procès, les heures passées par les uns et les autres à consulter le dossier d’instruction, à préparer les auditions d’un témoin, à ajuster la répartition des prises de parole entre procureurs, entre avocats de chaque partie. C’est un travail subtil que de trouver la bonne question à poser à ce moment du procès, avec des enjeux qui échappe parfois à l’auditeur de passage que je suis. J’ai bien perçu, tout de même, que les interventions s’inscrivent dans un cadre de parole beaucoup plus large que cette seule audience : en amont, par des allusions à un interrogatoire, une circulaire de la direction, un tract syndical en s’appuyant sur la mention de la cote du dossier ; en aval, dans la perspective des plaidoiries finales, quand il faudra rappeler tel ou tel point précis d’une argumentation d’ensemble en accusation ou en défense des prévenus. Deux moments forts, dans les questionnements parfois tendus que j’ai entendus cet après-midi. Un avocat de la défense interrogeant l’inspectrice du travail sur des termes utilisés dans son rapport : qu’est-ce qu’un « nombre important » ? À partir de quand peut-on parler de « rapidité », de « brutalité », de « phénomène d’ampleur » ? Quels sont les mots justes ? Question vertigineuse : quel est le seuil à partir duquel un nombre de suicides devient « important », doit-il alerter l’employeur ? Et une autre avocate, interpelant également Sylvie Catala sur ses relations avec les syndicats, laissant entendre qu’elle aurait outrepassé à son « obligation de confidentialité », ou « de réserve », ou son astreinte au « secret professionnel » : autant de nuances subtiles. Voilà une autre question d’importance : quelle est la limite de ce que l’on peut dire de ce que l’on sait par son travail ?
Un débat judiciaire est très organisé. Dans quelle mesure les procédures rigoureuses cadrant les prises de paroles empêchent ou facilitent-elles le travail des différents acteurs ? Elles sont censées favoriser l’émergence de la vérité. J’ai plutôt eu le sentiment de paroles fortement biaisées par cette polarité : le vrai ou le faux, coupable ou non coupable, défense contre accusation, représentants des victimes face aux prévenus. Binarité que l’on retrouve sur le fond de cette affaire : la direction d’un côté, les syndicats de l’autre ; managers versus managés ; les salariés « en détresse psychique » (25 % d’entre eux selon le questionnaire Technologia), ceux qui disent ne pas l’être. Jean-Claude Delgenes a expliqué son souci de décrire l’entreprise comme « un système complexe », de « prendre la mesure de tous les facteurs », ce que j’entends comme un appel à soigner les paroles, dans tous les sens du terme, avec subtilité, délicatesse, pertinence. Une telle complexité peut-elle s’appréhender dans un tribunal ? Juger n’est pas forcément comprendre. Le verdict sera rendu. Se parlera-t-on mieux dans les entreprises ?
La maltraitance de la parole dans les milieux professionnels, et donc des humains qui l’expriment, est fortement ressortie de cette audience. On se parle mal entre « collaborateurs », certes de façon paroxystique dans ce cas de France Télécom, mais chacun sait que le problème n’est pas isolé, ne relève pas de la seule responsabilité de quelques hauts cadres ayant dérapé. Patrick Ackermann a expliqué maintes fois la difficulté pour les représentants syndicaux à obtenir les informations, jusqu’à devoir créer un « observatoire du stress et des mobilités forcées », ou encore les absences de réponse lorsqu’il interpelait la direction. Sylvie Catala et Jean-Claude Delgenes ont décrit les dispositifs pervers mis en place par l’encadrement : des « cellules d’écoute » où on enferme ceux que l’on ne veut en fait pas entendre ; des « espaces de développement », autant de sas d’éjection pour les salariés à « décruter ». Delgenes explique également le déni du refus, par exemple d’une mutation, que le manager ne doit considérer que comme « un positionnement psychique à travailler ». Dans cette approche, « il n’existe pas de sujet en désaccord, mais seulement des sujets qui n’ont pas encore compris. » Comment davantage récuser la parole ? Dans une entreprise, on se balance des statistiques, des acronymes, des slogans, des éléments de langage à la figure : ça ne fait pas mal ; derrière le nuage de fumée, il y a des êtres humains, évoqués au cours de cet après-midi par les propos des témoins, qui se sont, littéralement, défenestrées, pendues, jetées sous un train.
À France Télécom il y a une dizaine d’années, des personnes ont choisi de se taire définitivement, parce qu’elles ne supportaient plus le silence du placard dans lequel on les confinait, parce qu’elles ne supportaient plus le déni de leur travail. Elles se sont tues, mais ce sont d’elles que l’on parle, encore.