Pour cette troisième journée d’audience, nous avons sollicité également Michel Vergez, ancien inspecteur du travail pour assister aux auditions de Patrick Ackermann, Sud PTT, partie civile, Sylvie Catala, inspectrice du travail, témoin citée par l’accusation et Jean-Claude Delgennes, président du cabinet Technologia, cité lui aussi par l’accusation.
Ce 9 mai sont appelés à la barre trois témoins fortement attendus, étant au centre de l’histoire de l’entreprise, pour le premier, et de ce procès : un délégué syndical SUD PTT de France Télécom, Patrick Ackermann, une (ex)inspectrice du travail, Sylvie Catala, l’auteur du rapport d’enquête adressé au Parquet de Paris, et un directeur de cabinet d’expertises, Jean-Claude Delgennes (cabinet Technologia), chargé du rapport sur les conditions de travail au sein de France Télécom au 2e semestre de 2009.
Tous trois ont dénoncé en séance la politique pathogène de réorganisation de l’entreprise (notamment entre 2006 et 2009), la dégradation des conditions de travail ainsi générée, voire organisée (« les dérives » des managers et les formations ad hoc), le très haut niveau de souffrance des salariés qui en est résulté.
Ont été également évoqués le déni permanent de cette souffrance par la Direction et l’indignité des procédures mises en œuvre, le sentiment de trahison des salariés, la fierté perdue de l’appartenance à cette entreprise (Patrick Ackermann), l’abondance de courriers de salariés mettant en cause, avant leur suicide ou tentative de suicide, leurs conditions de travail, la brutalité des méthodes employées et l’isolement des salariés qu’elles génèrent, l’extrême lenteur de réaction de la Direction (Sylvie Catala), la politique de réorganisation permanente sur fond de fonction RH « désarticulée », la gravité des risques psychiques liés à l’insécurisation des salariés, et ce constat : « ça fait trente ans que je fais ce travail, je n’ai jamais connu une telle situation » (Jean-Claude Delgennes).
Assez rapidement, on a pu constater que les avocats patronaux ne contestaient que très peu ces faits, sans doute car ils sont très difficilement contestables, mais qu’ils se sont bien davantage efforcés, adroitement ou non, parfois grossièrement, de remettre en cause la crédibilité ou la compétence de ces trois témoins et de pointer, pour les deux derniers, ce qu’ils estimaient être leur absence de neutralité, mais sans la mentionner expressément.
Ainsi, il a été demandé avec insistance à Patrick Ackermann, délégué syndical central SUD PTT, pourquoi son syndicat n’avait pas signé les accords de GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) et de CFC (congé de fin de carrière) : le sous-entendu est lourd, SUD serait un syndicat négatif, ou pire, même si ça n’a pas été énoncé clairement mais fortement sous-entendu, celui ou l’un de ceux qui, en ne signant pas, n’ont pas permis à la Direction de mettre en œuvre une gestion moins brutale des suppressions d’emplois, à défaut de PSE. Le délégué syndical a paré les coups en devançant l’accusation : « On a accusé SUD d’avoir mis le feu… Mais nous avons participé à toutes les négociations. Nous n’avons pas signé ces accords car ils alimentaient les politiques de suppressions d’emploi. Les accords que nous signons sont ceux qui préservent les emplois et défendent le service public ».
Sylvie Catala, l’inspectrice du travail qui, en 2009-2010, a centralisé les rapports et interventions des inspecteurs du travail sur l’ensemble du territoire national, a été elle aussi lourdement interrogée sur le respect de son obligation de confidentialité ou de secret professionnel, sur l’absence de constats, sur ses entretiens « nourris » avec le syndicat SUD PTT : autant de questions qui cherchaient surtout, outre la déstabilisation escomptée, à remettre en cause les méthodes d’investigation de l’inspectrice du travail et plus encore son impartialité. Celle-ci ne s’est pas laissée intimider et a réfuté assez aisément ces arguments : – seul importe ici le devoir de réserve – les constats peuvent être opérés sur documents, même pour un procès-verbal, sans compter les constats effectués par ses collègues en régions – les contacts avec les syndicats sont fréquents dans le métier d’inspecteur du travail ; la neutralité des procédures d’enquête a été respectée par la mise en œuvre du contradictoire, au travers de l’échange constant des informations avec les syndicats et l’employeur.
Mais la plus forte surprise nous attendait avec l’audition du troisième témoin, le directeur du cabinet d’expertises Technologia, Jean-Claude Delgennes, qui s’est vu adresser par les avocats de la Direction de nombreuses critiques, souvent très approximatives, ou parfois si fragmentaires qu’il était quasi impossible au témoin de répondre seul (Il a travaillé sur ce dossier avec une trentaine de collègues). Certains griefs étaient même erronés, comme celui d’avoir évoqué « sur une chaine nationale de télévision » la souffrance des salariés avant même d’avoir analysé les questionnaires remplis par ceux-ci : la Présidente du tribunal a démonté cette argumentation, en ressortant fort à propos une pièce du dossier qui démontrait le contraire (5000 questionnaires déjà recueillis). Le sommet a été atteint quand une avocate de la défense a produit et lu en séance une brève mais sévère critique du rapport du cabinet Technologia, émise par un autre cabinet d’experts, le cabinet Alexio, concurrent commercial de Technologia, mais dont on peut aussi questionner la neutralité politique (Son directeur étant Raymond Soubie, conseiller du Président Sarkozy de 2007 à 2010). Cette pièce n’avait pas été versée au dossier, elle était donc parfaitement ignorée des parties civiles et du témoin lui-même ! Les avocats de la partie civile ont obtenu de la Présidente du tribunal une nouvelle convocation de Jean-Claude Delgennes, au titre de l’exercice du contradictoire, qui lui permettra, après étude de ce document avec son équipe, d’apporter une réponse argumentée.
La succession, ce même jour, de ces trois témoins fut un moment fort de cette audience, car leurs actions ou leurs travaux ont joué un rôle très important, voire déterminant, pour le déclenchement de cette procédure il y a dix ans et l’ouverture de ce procès.
Cette audience conduit aussi à se demander si, dix ans plus tard, ces intervenants, délégués syndicaux, experts, inspecteurs du travail, disposent des mêmes moyens et donc si leur action peut revêtir aujourd’hui la même efficacité. Les régressions juridiques importantes qui résultent de la mise en œuvre des ordonnances Macron de septembre 2017 en droit du travail et les réformes récentes de l’inspection du travail peuvent susciter de sérieuses interrogations, en regard, notamment :
- de la réduction considérable des moyens des organisations syndicales et des représentants du personnel dans les entreprises : fusion des instances représentatives, diminution du nombre des mandatés et des crédits d’heures d’exercice des missions, et plus particulièrement la disparition, non des missions, mais de l’instance même du CHSCT dont le rôle est crucial dans ce type de situations ;
- de la diminution des possibilités d’expertises demandées par les CSE (le comité social et économique, l’instance unique désormais de la représentation élue du personnel), particulièrement au niveau local ;
- de la réduction constante des effectifs de l’inspection du travail, des volontés gouvernementales de caporalisation de ce corps de contrôle et de musellement de son expression.
Que soient prises et mises en œuvre de telles mesures ces quatre dernières années alors qu’émergent, comme à France Télécom, de plus en plus de conflits et de procédures judiciaires dénonçant les organisations du travail pathogènes et le sort indigne qu’elles réservent aux salariés ne saurait être bien évidemment une simple coïncidence.