L’audience du 24 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Emmanuel Henry, politologue et sociologue à l’Université Paris-Dauphine, PSL University, CNRS, auteur de Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Presses de Sciences Po, 2017 et Fabriquer des irresponsables, Sociologie du travail, 61 (2), Avril-Juin 2019.
L’audience du lundi 24 juin est la première avec la nouvelle formation de magistrats de la cour. La présidente annonce en effet qu’une de ses assesseures a dû se retirer et sera dorénavant remplacée par la magistrate supplémentaire. Cette première audience dans cette nouvelle configuration constitue sans doute une forme de test pour ce nouveau collectif qui doit trouver de nouveaux repères et se partager différemment les préparations de dossiers. Les personnes suivant régulièrement le procès me font part que cette audience est marquée par une position un peu plus en retrait de la cour que d’habitude.
Dès le début de l’audience, une première passe d’arme entre avocats a lieu au sujet de pièces complémentaire transmises avec le projet de conclusion par maître Topaloff, avocate de parties civiles. Il faut en effet être sûr que les avocats de la partie adverse aient bien accès à ces nouvelles pièces. Devant l’absence de réponse de leur part, maître Topaloff interroge : « Ça n’a pas l’air de vous intéresser ? ». Réaction interloquée des avocats de la défense dont l’une répond sur le ton qui se veut relever de l’humour : « Chaque chose en son temps ! ». Cet échange révèle, malgré les positions opposées dans ce procès, une certaine proximité entre avocats du fait de l’exercice du même métier ou d’avoir suivi la même formation. Cette première joute permet aussi d’observer la disproportion de moyens entre les victimes et parties civiles et les prévenus. Du côté des prévenus au nombre de 7, une armée compacte d’avocats, plus d’une quinzaine, faisant corps et échangeant régulièrement tout au long de l’audience avec une complicité évidente. Alors qu’en face pour les plusieurs dizaines de victimes et de parties civiles, un nombre d’avocats beaucoup plus limité et paraissant travailler moins collectivement dans l’élaboration de la défense.
L’audience de ce jour poursuit le déroulé chronologique de l’affaire et s’intéresse à quatre suicides et tentatives de suicide ayant eu lieu en janvier-février 2010. Assez régulièrement, les avocats des prévenus feront remarquer au sujet de cette chronologie que le plan NEXT s’est arrêté le 31 décembre 2008 et que par conséquent, la responsabilité de ce plan ne saurait être engagé dans les cas étudiés, comme si une démarche aussi structurante que celle mise au jour durant ce procès pouvait cesser ses effets du jour au lendemain.
La scène judiciaire, si elle est censée permettre à tous de défendre leur point de vue et d’être entendu dans leur demande de justice, ne gomme pas toutes les inégalités en présence. Au contraire, si on y est attentif, on peut voir différentes manifestations de ces rapports de force et de pouvoir et différentes formes d’inégalités entre les différentes catégories d’acteurs impliqués. L’inégalité la plus manifeste et la plus criante tient tout d’abord à l’obligation pour les victimes et les parties civiles de se mettre beaucoup plus à nu que les prévenus qui, restant dans leurs costumes malgré la chaleur caniculaire, sont plus préservés par la procédure.
Un des points de débat importants de cette audience (mais sans doute est-ce le cas de toutes les audiences portant sur l’étude d’individus particuliers) est en effet de savoir ce qui relève d’une fragilité, d’une faiblesse ou d’une maladie individuelle et ce qui relève d’une politique délibérée d’entreprise, de faits de harcèlement, pour reprendre la qualification juridique centrale, sur laquelle nous reviendrons. La première victime à témoigner est dépressive depuis de nombreuses années, la deuxième était diagnostiquée comme bipolaire, tout comme un des salariés ayant mis fin à ses jours. La dernière victime dont il sera question a été confrontée à différents épisodes douloureux dans sa vie personnelle qui ont rejailli sur sa santé psychologique. L’argument des avocats des prévenus est ainsi régulièrement de minimiser le rôle de France Télécom dans ces suicides et ces tentatives de suicide en insistant sur les personnalités des victimes et parfois sur leurs pathologies.
Du côté des avocats des victimes, il est impossible d’occulter les fragilités psychologiques, ni de faire comme si les dimensions personnelles des difficultés éprouvées n’existaient pas. Il est donc nécessaire pour les avocats des victimes et des parties civiles de revenir sur ces dimensions sans perdre de vue que le but du procès est de déterminer le rôle spécifique qu’a pu avoir le management et la politique de gestion du personnel de France Télécom dans le processus ayant mené au suicide ou à la tentative. Ce faisant, ils sont contraints d’exposer des dimensions intimes de leur vie tout en insistant sur les effets délétères des politiques menées par l’entreprise. Le cas de Marc Pelcot est le plus clair à cet égard. Le cas de ce salarié est emblématique d’une politique d’entreprise traitant les salariés comme quantité négligeable. Lors du retour de ce salarié travaillant au marketing après son arrêt maladie, il voit lors d’une réunion que son poste n’apparaît plus dans l’organigramme. Alors qu’il s’interroge, il apprend qu’il est dorénavant affecté à un travail sur une plate-forme téléphonique. Sur ce nouveau poste, il lui sera alors régulièrement reproché de passer trop de temps au téléphone avec les clients (de faire trop bien son travail en quelque sorte !) alors qu’on lui demande de faire uniquement du chiffre et de traiter les appels le plus rapidement possible. Cette absence de considération va aggraver les difficultés psychologiques de ce salarié. Comme il l’indique lui-même dans des propos repris dans l’ordonnance de renvoi : « Si je n’avais pas quitté le marketing, tout ce qui s’est passé dans ma vie personnelle ne serait pas intervenu. J’ai été déstabilisé personnellement en ayant été affecté à la plate-forme « 10.14 ». Pour autant, la raison de ma tentative de suicide ne réside pas dans mes conditions de travail. Je n’ai pas tenté de me suicider parce que j’avais été affecté à la plate-forme. Mais je le répète, si j’étais resté au marketing, rien ne serait arrivé » ¹. Le témoignage de son ex-épouse va dans le même sens : «Je dirais que c’est un tout. FRANCE TELECOM a une part de responsabilité dans la destruction psychologique de Marc, ce qui a eu pour conséquence la dégradation de notre couple et notre divorce. FRANCE TELECOM n’est pas le seul responsable, mais FRANCE TELECOM a toujours été à l’origine des problèmes de Marc »².
Ces débats sur la part relative des facteurs personnels et professionnel révèlent de façon brutale la prégnance de rapports de pouvoir dans l’entreprise et la capacité qu’ont ses dirigeants à imposer des organisations et des conditions de travail délétères à l’ensemble des salariés en choisissant de ne pas prendre en compte leur diversité, parfois leur fragilité. Plusieurs exemples de situations violentes (et d’autant plus douloureuses qu’elles s’exerceront sur des personnes fragiles) sont ainsi rapportées au cours de l’audience. On rappelle tout d’abord la mise en œuvre d’un management par Performance Individuelle Comparée, soit le PIC, un acronyme dont la sonorité en dit plus que le jargon entrepreneurial qui le justifie). Comme indiqué par un des collègues d’une des victimes, un « tableau était affiché dans le service et tout le monde apparaissait dessus, et, bien évidemment, étant donné que M. MENECHEZ était sensible, on peut assimiler cette pratique à du harcèlement, car ce tableau affichait les premiers, mais aussi les derniers. Plusieurs chefs de service refusaient d’afficher ce tableau, d’autres l’affichaient, mais n’y mentionnaient pas les noms des collaborateurs, tandis que M. SEMPREZ affichait ce tableau de classement en y mentionnant les noms des collaborateurs »³. Ce rouleau compresseur managérial est évidemment par nature destructeur et ne peut qu’avoir des effets délétères sur les individus et les collectifs. Il n’en reste pas moins que ses effets seront d’autant plus violents et dévastateurs qu’ils viseront une personne déjà fragile ou rencontrant par ailleurs d’autres problèmes. Un autre exemple renvoie à la perte de sens du travail quand la plateforme de renseignement (le 12) qui était vécue comme un service public et d’aide aux usagers est fermée et laisse la place à une plateforme où le temps maximal passé avec les « clients » est chronométré et doit suivre un script préalablement écrit. Lorsque les usagers ou les abonnés laissent la place aux clients, lorsqu’il n’est plus question d’aider une personne, mais de devoir s’adapter au rythme d’une plate-forme téléphonique dans laquelle seul compte le nombre d’appels répondus et la rapidité avec laquelle on passe au suivant, il est très difficile de continuer à croire à ce que l’on fait. Alors que le travail pourrait aider ces mêmes personnes à garder voire retrouver un certain équilibre (c’est ce qui ressort du témoignage de Noël Rich sur son travail postérieur dans une association d’aide aux personnes atteintes d’Alzheimer), à l’inverse, quand l’entreprise contribue à fragiliser, la moindre aspérité peut faire basculer dans le néant et la pousser aux pires extrémités.
A l’inverse de ces différentes situations de salariés où les situations personnelles et professionnelles s’aggravent mutuellement, les prévenus apparaissent relativement protégés par la procédure judiciaire. Les seules qualifications juridiques qui ont été conservées dans l’ordonnance de renvoi sont celles de harcèlement moral. Alors que la qualification d’homicide involontaire aurait permis de faire remonter différemment les chaînes de responsabilité, la qualification exclusive de harcèlement moral limite le champ de l’investigation et protège relativement les prévenus assis en ligne devant leurs avocats. Certes, on les imagine contrariés de devoir se rendre jour après jour aux audiences, on imagine les frais d’avocat qu’ils ont dû dépenser mais les risques encourus (principalement d’ordre réputationnel et financier) sont assez éloignés de la violence et des risques personnels qu’ont vécu dans leur physique et leur psychique les victimes de cette politique. Encore une fois, les inégalités et les rapports de pouvoir sont importants à rappeler y compris dans les lieux qui sont censés les atténuer ou les mettre en question.
Dessins de Claire Robert.
¹ Ordonnance de renvoi, p. 501