L’audience du 18 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Marc Loriol, sociologue au CNRS, IDHE.S Paris 1, auteur, entre autres, avec Nathalie Leroux, de Le travail passionné, l’engagement artistique, sportif ou politique, éditions Érès.
Cette 26e journée d’audience a été consacrée, comme l’a annoncé la Présidente Cécile Louis-Loyant, à la médecine du travail. Celle-ci avait-elle les moyens de jouer son rôle de prévention et d’alerte et les alertes ont-elles été transmises avant l’éclatement au grand jour de la crise des suicides ?
Le premier point est notamment abordé à travers le refus de la direction du Travail d’Ile de France en 2009 d’agréer le service de santé au travail de France Télécom. En effet, le changement de statut de l’entreprise en 2005 la conduit à transformer l’ancien système de médecine de prévention (propre à la fonction publique) en un service Santé au travail. Dans la lettre motivant le refus, la direction du Travail d’Ile de France invoque huit motifs. En effet, après enquêtes des différentes directions régionales du travail, il ressort notamment, des problèmes de locaux inadaptés et non réglementaires ; une succession rapide de changements et de réorganisations qui empêche tout fonctionnement pérenne prive les médecins du travail de repères pour adopter leurs interventions à l’organisation ; un défaut de consultation des IRP ; l’insuffisance d’ETP de médecins du travail par rapport aux effectifs de l’entreprise ; l’insuffisance ou l’absence suivant les cas d’interdisciplinarité (notamment pour les effectifs d’IPRP qualifiés) ; l’absence d’encadrement de la participation des médecins aux cellules d’écoute et l’insuffisance de l’action des médecins sur les milieux de travail (la prévention primaire). Interrogé sur ce point, l’ex-PDG, Didier Lombard précise qu’il n’était pas au courant car la médecine du travail faisait partie des taches qu’il avait déléguées, « comme dans tous les groupes internationaux de cette taille ». C’est donc l’ancien DRH, Olivier Barberot, qui répond. Après avoir justifié le retard entre le changement de statuts et la demande d’agrément, il explique que le nombre de salariés par ETP de médecins du travail serait passé de 1900 en 2006 à 1746 en 2009, ce qui serait conforme aux règles en la matière ; même s’il reconnait que l’éparpillement des sites sur tout le territoire augmente considérablement la charge de travail des médecins. Il évoque aussi la difficulté à recruter des médecins du travail dans certaines régions. A propos des IPRP, le prévenu fait preuve d’une méconnaissance étonnante pour un DRH puisque qu’il dit ne pas savoir par qui ils sont payés et pense que « c’est un peu comme les inspecteurs du travail » ! (en fait, les IPRP sont employés par le service de santé au travail, donc par l’entreprise dans les services autonomes, alors que les inspecteurs du travail sont des fonctionnaires). Mais le principal argument de défense est que le refus d’agrément serait plus lié à des raisons stratégiques et contextuelles qu’à des problèmes structurels. En pleine « crise médiatique » des suicides, la direction du Travail aurait envoyé un mauvais message politique en donnant l’agrément (« ça aurait été mal reçu à l’époque »). Il précise que la lettre serait aussi dictée par les conclusions de l’observatoire du stress et notamment le syndicat SUD. Plus tard dans les débats, un des avocats de la partie civile fera toutefois remarquer qu’il n’y a aucune concordance entre les arguments de la direction du travail et les tracts et documents de SUD joints au dossier. « Je retire ce que j’ai dit, mais vous ne m’empêcherez pas de trouver une certaine communauté de pensée ». L’argument d’un refus politique est aussi relativisé lors des débats avec le premier témoin, le Dr. Nguyen-Khoa à propos des échanges informels qu’elle a eus avant le refus avec la direction du Travail d’Ile de France. La raison principale serait bien l’instabilité des structures empêchant un fonctionnement stable et efficace des services santé au travail.
La question des alertes sur la souffrance et les RPS et de leur remontée avant 2009 à l’équipe de direction est ensuite abordée. Monsieur Barberot et la DRH étaient destinataires, comme le CNHSCT, des rapports de synthèse rédigés par le médecin coordonnateur, le Dr. Nguyen-Khoa, et de tous les rapports envoyés par chaque médecin du travail. Monsieur Barberot explique que faute de temps, il lisait surtout les rapports de synthèse, estimant que si un problème grave apparaissait, il aurait été mentionné dans les rapports de synthèse. Il explique ensuit que les paragraphes consacré aux RPS étaient noyés dans une longue liste d’autres risques professionnels, dont il fait la lecture. Les RPS ne semblaient pas être une question particulièrement saillante. Pourtant plusieurs des intitulés listés sont aussi en lien direct ou indirect avec la question des RPS (par exemple les risques liés à la vente dans les boutiques, les problèmes d’alcool et d’addiction, les enjeux liés aux changements de métiers, les TMS…). La présidente rappelle que le rapport de synthèse souligne pourtant une hausse importante et chiffrée entre 2006 et 2008 des consultations à la cellule d’écoute à la demande des salariés et plus encore de la hiérarchie, signe d’une inquiétude et d’une souffrance en augmentation. Monsieur Barberot rétorque qu’il s’intéressait surtout aux données sur l’absentéisme qui constituaient à ses yeux un bon indicateur.
La présidente rappelle ensuite combien les rapports annuels envoyés par les médecins du travail ont abordé de façon croissante et de plus en plus insistante le problème des RPS, notamment un rapport cosigné par trois médecins du travail de la région Est. Un autre prévenu, Jacques Moulin (directeur territorial de la région Est à l’époque), est alors interrogé à ce sujet. Il estime que ce rapport ne faisait qu’un constat général, indiquait des tendances, mais ne fournissait pas de chiffres précis par métiers ou par secteur qui auraient permis, selon lui, de prendre des mesures. « Il nous fallait des éléments un peu plus objectifs » assène-t-il. Un avocat de la défense demande alors de faire une déclaration qui souligne les constats généraux et l’absence de chiffres. Cet argument de l’absence de chiffre est en fait discutable à plusieurs titres. Tout d’abord, comme le précisera le Dr. Nguyen-Khoa, les rapports des médecins du travail sont fondés sur un modèle formel, défini en 1990, qui ne prévoit qu’un nombre limité de données chiffrées de nature administrative (comme le nombre de visites). Les RPS ne peuvent être mentionnés dans ce cadre. Ce n’est que dans les « commentaires » et dans la « conclusion » que les RPS et « les grandes tendances qui remontent des consultations » peuvent être évoquées. Le second témoin, la psychiatre Brigitte Font Le Bret, psychiatre en ville et participante aux consultations de santé et travail au CHU de Grenoble, précise que donner des chiffres à partir de consultations n’a pas beaucoup d’intérêt scientifique (même si elle a pu suivre un peu moins de 50 salariés de France-Télécom, cela ne peut être une population représentative au sens statistique). Par contre ces consultations sont d’une très grande richesse clinique si l’on prend la peine de rattacher les symptômes au parcours professionnel et au travail des patients. L’observation montre alors que se sont bien les facteurs professionnels, dans leur imbrication singulière et complexe, qui sont premiers, les symptômes psychiques étant réactionnels (et en aucun cas une cause des problèmes).
Au reproche d’absence de prévention primaire signalée par les trois médecins de travail de la région Est, Jacques Moulin rétorque que les médecins du travail étaient conviés aux réunions hebdomadaires de direction ayant lieu tous les lundi matin à Strasbourg, mais que peu y assistaient, ce qui peut se comprendre par l’emploi du temps chargé et pour certains les distances à parcourir. Cela n’empêchera pas un avocat de la défense d’ironiser lourdement sur ces médecins du travail qui ont fait « le choix de ne pas sacrifier leur lendemain de week-end ». Un autre avocat de la défense tient à déclarer que l’accusation d’absence d’association des médecins du travail à la prévention primaire avant 2010 est infondée car les médecins du travail étaient invités aux CHSCT et CNCHSCT quand étaient abordées les décisions stratégiques. Le Dr. Nguyen-Khoa répond que le médecin du travail est membre de droit du CHSCT, quels que soient les sujets abordés.
L’audition du Dr. Nguyen-Khoa, médecin coordonnateur de 2006 à début 2010, permet de préciser le rôle joué (ou pas) par la médecine du travail dans l’alerte des équipes de direction. Dans son préambule, le témoin tient à rappeler que son choix de demander, en 2009, de quitter la coordination pour un simple poste de médecine du travail est personnel et n’est pas une sanction comme l’avaient avancé à l’époque certains médias. Elle précise que sa tâche était complexe car la santé au travail n’était « pas du tout une priorité de sa hiérarchie » (la direction des relations sociales au sein de la DRH) et que tout était à construire dans un contexte de transformations statutaires et d’apparitions de « nouveaux risques comme les RPS ». « On devait apprendre en marchant ». Elle explique que les relations avec son premier « manager de proximité », son « n+1 » (Jean-Claude Loriot), étaient tendues. Par exemple, en 2008, à l’issue d’un CNHSCT où elle avait expliqué que les cellules d’écoute étaient un bon moyen de « réduire le risque de passage à l’acte », Mr Loriot lui aurait « hurlé dessus de façon très véhémente » en lui disant qu’elle ne devait en aucun cas utiliser ce terme (« passage à l’acte »). Les relations avec le successeur de Mr Loriot (Laurent Zylberberg), étaient, selon le témoin, plus courtoises. Mais elle ne s’est pas sentie soutenue, notamment quand la presse l’a présentée comme le bouc-émissaire de la direction en 2009.
Ce point est important et la présidente demande au témoin comment elle a vécu ces attaques et quelle était son interprétation de la situation. Pressée de questions, elle reconnait du bout des lèvres qu’elle a peut-être bien été un bouc-émissaire dans cette affaire, avant de s’effondrer en larme. Cette séquence émotionnelle forte est l’occasion d’une intervention choquante et déplacée d’une avocate de la défense qui demande à la présidente de « bien vouloir noter les ricanements sur les bancs des parties civiles qui montrent leur peu d’humanité ». Or il n’y a eu aucun ricanement de la part des parties civiles (situées à un mètre de l’endroit où je me trouvais) mais au contraire une attention soutenue en l’attente d’une possible révélation. De plus, tout au long de l’audience, les rires, les sarcasmes ou les soupirs appuyés venaient essentiellement des avocats de la défense, notamment lors de l’audition du Dr Font Le Bret. D’ailleurs, cette même avocate attaquera de façon particulièrement violente le Dr Font Le Bret lui reprochant de façon répétée son « manque de déontologie » pour avoir cité des verbatims de patients (anonymisés) et pour avoir siégé au conseil scientifique de l’observatoire du stress et des mobilités forcées tout en soignant des patients salariés à France Télécom. Cette attaque violente a déstabilisée le témoin et un autre avocat de la défense en profitera pour souligner « l’agressivité de ses réponses ».
Pour le novice que je suis en matière de procédure pénale, la volonté de la présidente d’aller au bout des choses, d’éclaircir tous les point, les termes techniques, les déclarations des uns et des autres était une bonne surprise. Une autre surprise (moins bonne celle-là) venait de la stratégie de défense mise en œuvre de la part des avocats. Les travaux de Pascal Marichalar sur les procès intentés pour la reconnaissance de leurs cancers professionnels par les verriers de Gisors avaient montré des avocats de la défense associant de façon très maitrisée des arguments juridiques et scientifiques et une compassion pour les victimes et leurs familles. Dans le procès de France Télécom, les représentants des prévenus semblent moins maitriser les aspects techniques liés à la médecine du travail et aux travaux sur les RPS et, pour certains, semblent avoir fait le choix d’une certaine agressivité ou ironie sarcastique comme moyen de contrer les éléments gênants apportés par les parties civiles. De façon plus générale, les débats ont illustré la position difficile des médecins du travail et le rôle ambigu du médecin coordonnateur, à la fois porte-parole des médecins et soumis à une hiérarchie non médicale.
Dessins de Claire Robert.