L’audience du 17 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Pierre Alferi, écrivain, dernière parution : Hors Sol, roman, P.O.L, 2018.
¹My vocabulary did this to me, aurait dit le poète Jack Spicer, mourant.
Dans son luxe fonctionnel diaphane, le nouveau TGI ressemble à un hôtel géant où chaque chambre géante abriterait un ogre de verre prénommé Justice. J’ôte mes lunettes teintées : en fait, le tribunal ressemble plutôt au siège d’une entreprise de com. Depuis le fond de la salle 2.01, j’entends, de la bouche de la juge, puis de chacun.e des assesseurs.ses, ce que j’ai déjà lu, mais qui donne toujours envie de pleurer : quatre récits de l’automne 2009 chez France Télécom.
1. Le 11 septembre, lors de la réunion où l’on remanie son service, Stéphanie Moison, 32 ans, se défenestre. Ce n’est plus un appel à l’aide. Elle a déjà tenté de se tuer dans sa baignoire et sur les rails d’un train. On la sait fragile ; elle est inscrite depuis un mois, comme travailleuse handicapée, à la Cotorep. Elle sait qu’elle va dépendre d’une supérieure qui la réprimande publiquement. Pour cette énième réorganisation, les représentants du personnel n’ont même pas été consultés. Quant à l’obligation légale d’« assurer la santé physique et psychique des employés », France Télécom s’en tape : Stéphanie Moison ne fait l’objet d’aucun suivi psychologique ou médical.
2. Le 28 du même mois, Jean-Paul Rouanet, 51 ans, se jette d’un viaduc d’autoroute. Quand on a supprimé son poste hautement spécialisé, il a choisi de rester à Annecy près de sa famille, quitte à intégrer un « plateau d’appel 10 16 ». Selon ses collègues, c’est pour lui « la peste ou le choléra ». Toute la journée il doit en effet raisonner des clients furieux qu’on leur ait vendu trop cher des services déficients. Il n’a pas été formé pour savoir toujours quoi répondre, mais refuse la tactique habituelle résumée par un collègue : « On passe l’appel à un autre service ; on ment ; on dit qu’on ne sait pas. » Sans cesse il est débordé. Sans cesse, mais en vain, il demande de l’aide. Sur ce plateau, de l’avis général, le stress est terrible, auquel ajoutent les demandes de la hiérarchie, par mails quotidiens en fin de mois, de résultats chiffrés.
3. Le 15 octobre, Didier Martin, 48 ans, se pend chez lui. Chef de projet rétrogradé, il s’est absenté à la suite d’un accident, puis a pris les congés auxquels il avait droit. À son retour, son supérieur lui a supprimé toute prime (la « part variable ») parce que « ses objectifs n’étaient pas atteints ». Sans blague ? Il va mal, mais ne risque pas d’être suivi : le médecin du travail est lui-même en congé longue durée. On lui refuse tous les postes, toutes les missions qu’il demande. On place dans son bureau celui qu’on lui a préféré, auréolé d’une réputation de tueur (il aurait fait virer trois de ses collègues). Les deux hommes ne se parlent pas. Par ailleurs, on ne parlera pas du suicide d’un collègue le 30 août, car la plainte a conduit au non-lieu.
4. Le 14 novembre, enfin (enfin, pour la seule audience d’aujourd’hui), Corinne Cleuziou, 45 ans, se pend dans un bosquet près de chez sa sœur. Dans l’entreprise elle a changé neuf fois de poste, et fait autant de dépressions. Elle se retrouve en boutique, sommée de pratiquer la vente forcée, ce qui la dégoûte. (Rappelons que jadis les Postes et Télécommunications étaient un « service public » – allez voir la définition). Sa manager dénonce devant tout le monde son manque d’agressivité commerciale, et suggère qu’il y a une personne de trop dans le service. Bruits de couloir, changements à tout bout de champ de l’organigramme. Les « objectifs chiffrés » sont hors d’atteinte. La médecine du travail brille par son absence. Corinne craque, mais elle est lucide : « On est tellement brisés, malaxés, formatés. On ne sait plus qui on est. »
Voilà pour les faits du jour. Entre les deux équipes légales, la différence d’allure et de cohésion frappe. Les avocats suicides, à gauche, en ordre dispersé, portent la robe comme un bouclier. Ils se savent faibles. Les avocats patrons, à droite, la portent comme un signe de pouvoir et de réussite. L’autre jour, l’un d’eux s’est sottement vanté des fortunes qu’il dépense en logiciels. Aujourd’hui, une autre insinue que la partie adverse connaît mal les usages du « pénal ». Quant aux prévenus, ils le sont bien, et briefés, coachés (Didier Lombard par son épouse). En face d’eux, aujourd’hui, du côté des plaignants, personne. Dix ans après, on peut ne plus vouloir parler du suicide de sa mère, de son frère ou de son mari.
J’écoute donc la parole des patrons, et j’apprends leur vocabulaire. Didier Martin, qui s’est pendu, « n’était visé par aucune mobilité. » Jean-Paul Rouanet, dans son centre d’appel infernal, se trouvait « en pépinière », mais « hors marguerite » (isolé, chacun prenant sa pause à part). Dans une superbe dénégation, le chef DRH Barberot tient à ce qu’on ne confonde pas les « espaces développement » (connus pour ne plus vous lâcher jusqu’à votre départ si vous avez eu le malheur de les consulter) avec de vulgaires ANPE. Et puis, les fameux « objectifs » qui orientent tout, j’apprends qu’il faut parfois les claironner, et parfois les taire soigneusement, en prenant exemple sur celui des 22 000 départs exigés par Didier Lombard.
Ce patron-là n’a ni l’onctuosité de son DRH en chef, ni la sécheresse métallique de son second Wenes. Il est grossier, lourd et « gaffeur », puisqu’il dit parfois ce qu’il pense. Le respect ne fait pas partie des sentiments divers qu’il peut susciter. Les métaphores édulcorantes où baigne le management font parfois place dans sa bouche aux images assassines. Son intention clamée de « faire 22 000 départs, par la porte où par la fenêtre » est ainsi devenue littérale quand Stéphanie Moison a sauté dans le vide en pleine réunion. Mais il croit prouver son humanité en racontant d’une voix gouailleuse sa visite après le suicide de Didier Martin : « On a fait notre deuil le temps qu’il fallait. Et puis on a parlé technique. »
La ligne de défense patronale est simple : les victimes avaient des problèmes psy. Stéphanie avait mal supporté la mort de sa mère. Jean-Paul était « introverti ». Didier « se mettait la pression lui-même. » Corinne était dépressive, violente envers sa fille. Certes, les premières victimes d’une campagne de terreur sont les plus fragiles. Cela ne disculpe personne. Alors, ils bottent en touche : cette souffrance épouvantable, ils n’y pouvaient rien, ils n’en savaient rien. Ils ont pourtant bondi, en l’espace de quelques mois, de grand chantier en plan d’attaque, de « Next » en « Act », en passant par une subtile invitation à dégager : « Time To Move ». Mais soudain ils n’ont plus aucun pouvoir. « Il n’entrait pas dans le périmètre de ma responsabilité », dit le glaçant Wenes. Ils ont maillé l’entreprise de garde-chiourme, ces DRH dont la consigne était de rendre le stock humain plus « fluide », si possible jusqu’à la « mobilité externe ». Mais soudain ils n’ont plus aucun savoir. C’est le « mystère de la psychologie », dit Lombard au sujet de Jean-Paul Rouanet.
Avec le vocabulaire de leur grande euphémisation, j’apprends les techniques de leur guerre psychologique. Pour anéantir une équipe, commencer par une déclaration menaçante mais floue (« Traquons les inutiles », Lombard dixit), qu’on fera suivre de rumeurs alarmistes et d’incitations au départ. Une fois la situation pourrie par les DRH et les départs « volontaires », on achève la besogne en supprimant les postes qui restent. En matière de management il n’y a pas de vilénie trop petite. On prive d’augmentation les vieux qui ne veulent pas bouger. On sucre la « part variable » de ceux qu’on pousse vers la sortie. On sanctionne leurs congés (« objectifs non atteints »). Surtout, à France Télécom, on évite à tout prix ceux qui défendent les intérêts des employés. Dans la période de crise en cause, jamais les représentants du personnel ne sont consultés, et les premiers accompagnements (médicaux ou psycho-sociaux) commenceront plus tard, quand il y aura eu bien des morts.
L’exercice du pouvoir relève donc ici d’un paternalisme pervers, infanticide. Le mauvais père-patron préfère inquiéter que rassurer. « Rien de ce que tu as appris chez moi ne vaut plus rien. Repars à zéro, ou tire-toi. Tu as fait ce que je te demandais et tu attends une récompense ? Crétin.e ! Désobéis-moi donc ! Les objectifs n’existent pas, mais il faut que tu les atteignes ! Change de métier ! Si tu veux être un.e bon.ne employé.e de cette boîte, quitte cette boîte ! Épargne-moi donc la corvée, coûteuse et honteuse, de te foutre dehors ! » La double contrainte (double bind) rend littéralement fou. L’angoisse dépressive frappe d’abord les bons élèves, les plus zélés, qui ne comprennent plus. L’oppression est psychique. Et le passage à l’acte, logique.
Voilà qu’une avocate patronne – quelle mouche la pique ? – feint la révolte. Elle refuse qu’une politique managériale soit qualifiée de harcèlement moral. Que l’on soupçonne a priori ce qui, pour elle, relève de l’« exercice normal du pouvoir de direction » – quel scandale ! Mais oui, maître, vous avez bien compris, c’est en tant que tel que le management assassine, et tous les jours. Karine Jubert, la directrice du plateau où échoua J.-P. Rouanet, l’a bien dit : ses employés y sont venus « contraints et forcés », car « on était sur la stratégie de Pierre Wenes, celle des fermetures de services ». Et Valérie Cruz, « top vendeur équipe » : « Ce n’est pas une personne qui met la pression, c’est le mode de fonctionnement de France Télécom. » Un mode atroce, mais pas unique. Ce n’est pas qu’à France Télécom que le travail conduit dans des impasses psychiques mortelles.
À l’audience d’aujourd’hui, la touche finale est mise par le chef DRH. Il nous inflige trois clips de propagande interne d’époque, avec psychiatre stipendié prônant la « reconnaissance » mutuelle entre « n » et « n+1 ». Humour involontaire ? Rions jaune avec les milliers d’employés piégés, humiliés, niés par « leur » « hiérarchie » – euphémisés à mort.
Dessins de Claire Robert.