L’audience du 12 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Maëlezig Bigi, sociologue, chercheuse au Centre d’études de l’emploi et du travail (Cnam), associée au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE), qui a notamment travaillé sur la notion de reconnaissance et les effets des rationalisations du travail.
Ce mercredi 12 juin, les cas de quatre anciens salariés de France Télécom sont examinés au Tribunal de grande instance de Paris. Un homme de 54 ans et une femme de 42 ans se sont suicidés, un homme de 52 ans a tenté de se défenestrer sur son lieu de travail et un dernier, âgé de 48 ans, était atteint de dépression en 2009. Ils font partie des trente-neuf cas d’anciens salariés que les magistrats instructeurs ont retenus pour ce procès. Dix-neuf suicides, douze tentatives de suicide et huit présentant des symptômes dépressifs. Leurs parcours de souffrance au travail sont décrits dans les quelques pages formelles de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, dont j’ai pris connaissance avant d’assister au procès.
Aujourd’hui, pendant de longues minutes, le formalisme de la procédure est suspendu et laisse place à la peine et la douleur, lorsque témoigne à la barre Hervé Krauze qui, le matin du 15 avril 2009 a retrouvé son collègue Brice Hodde pendu dans son appartement. L’émotion dans la salle est tout aussi présente lorsqu’un des avocats des victimes lit la lettre de la mère d’Anne-Sophie Cassou, qui, elle aussi, a mis fin à ses jours. Tous, nous écoutons les derniers jours, les dernières heures de leur ami, de leur fille, et avec eux, de tous les autres. Les victimes ne sont alors plus seulement des noms dans des rapports d’enquête, ils ont à nouveau une histoire, une famille, une vie, que leur travail a brisés.
Face à ce chagrin, se trouvent, en rangs serrés, la quinzaine d’avocats de la défense et les sept prévenus qui, tour à tour, pour reprendre les mots de Louis-Pierre Wenes au cours de la séance, « bottent en touche » face aux questions de la partie civile. Cependant, derrière l’apparente désinvolture et l’absence d’empathie, l’armada d’avocats nous signifie clairement que ce qui se joue sous nos yeux est historique. Pour la première fois, des dirigeants, au plus haut niveau d’une entreprise, doivent personnellement rendre compte du harcèlement moral qu’ils ont organisé à l’encontre de l’ensemble de leurs salariés, que ces derniers aient ou non été séduits par la « mode » du suicide, selon la sombre expression du PDG d’alors, Didier Lombard. Il s’agit donc d’un procès décisif pour la pénalisation des atteintes à la santé au travail.
De capitaine d’industrie à prévenu. Les atteintes à la santé au travail enfin pénalisées
La tenue de ce procès, auquel vont assister tous les jours pendant deux mois et demi les sept prévenus, jugés pour harcèlement moral ou complicité, constitue en effet une avancée significative pour la reconnaissance des liens entre conditions de travail et santé physique et mentale, mais surtout pour l’attribution des responsabilités en la matière. En 2013 par exemple, le Tribunal de grande instance de Lyon avait prononcé un non-lieu, suite à la plainte déposée en 2009 contre X pour « blessures involontaires par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail » par un ancien ouvrier de la verrerie de Givors, qui atteint de deux cancers, est décédé en 2012. Pourtant, il avait été établi que les dirigeants de la verrerie avaient connaissance de la dangerosité des produits auxquels ils exposaient leurs salariés, à commencer par l’amiante. Dans son magnifique ouvrage consacré au combat des verriers et de leurs familles pour obtenir justice, Pascal Marichalar montre ainsi comment le sentiment d’injustice que ressentent les victimes du travail « est inlassablement canalisé, retraduit et adapté par les institutions politiques, judiciaires et scientifiques censées encadrer ces questions »¹. Ces institutions orientent systématiquement le traitement des maladies et des accidents d’origine professionnelle vers le domaine de l’assurance, et refusent presque toujours d’en faire des problèmes de justice et de responsabilités.
Pour les salariés de France Télécom, la justice en a décidé autrement. Quatre ans d’instruction, des milliers de pièces réunies et des dizaines d’auditions ont abouti à la rédaction d’une ordonnance de renvoi longue de plus de 600 pages qui qualifie pénalement les agissements des anciens dirigeants de l’entreprise. A l’intérieur du tribunal, tout est là pour nous rappeler qu’au lieu de « collaborateurs » il y a désormais les victimes d’un côté et les prévenus de l’autre. La salle 2.01 possède deux entrées, l’une réservée aux « témoins, victimes, parties civiles et leurs avocats », l’autre aux « prévenus et leurs avocats ». Face aux bancs du public et de la presse, se trouve, au fond de la salle, le bureau de la présidente et de ses assesseurs. Entre les deux, à la perpendiculaire, sont disposés, face-à-face, les deux camps adverses, à gauche celui des avocats des parties civiles, à droite celui des prévenus, qui déborde d’avocats, deux fois plus nombreux qu’en face. L’absence de fenêtre, la lumière tamisée, l’épure du mobilier, le blanc des murs créent une atmosphère solennelle et théâtrale, qui vire parfois au « match de boxe », comme le déplore la présidente après une première passe d’armes entre avocats, mettant en cause « l’architecte de la salle ». De temps à autres, les anciens salariés présents dans l’assistance, qui ont eu la force d’affronter ce procès contestent bruyamment les réponses de leurs anciens patrons, désormais accusés.
L’organisation de l’espace durcit la ligne de partage de l’émotion. Du côté de la défense, avocats et prévenus, luttent pied à pied pour établir un cordon sanitaire, cherchant probablement à éviter que cette émotion ne contamine l’esprit des juges et qu’elle ne se diffuse trop largement dans la salle d’audience. Le refus de céder à toute forme d’empathie est particulièrement visible à l’issue de l’exposition des vingt-sept derniers mois de la vie d’Anne-Marie Cassou. Après huit belles années professionnelles à France Télécom, sa descente aux enfers débute par un changement de direction en 2004, où ses compétences sont remises en cause. Elle est progressivement mise à l’écart, jusqu’à ce que sa « mise en mobilité » lui soit demandée début 2007, charge à elle de trouver à se « caser » et à « s’auto-former ». Fin septembre, elle se voit rétrogradée de cadre autonome à cadre opérationnel, puis son supérieur lui attribue une part variable nulle. Accablée par le stress et le sentiment d’échec, elle demande un temps partiel qui lui est refusé pour « nécessités de service », multiplie les jours de congés, puis les arrêts maladies – jusqu’à 150 jours en 2008 – pour enfin demander son licenciement, qui lui est également refusé, au motif qu’elle était placée en arrêt maladie à cette époque. Le 22 avril 2009, elle met fin à ses jours, après avoir pris soin d’indiquer à ses collègues où trouver ses dossiers professionnels. Du côté des parties civiles, l’avocat demande à Didier Lombard comment il « apprécie la chute brutale qui a été celle de cette salariée », question que ce dernier évite en évoquant l’intensification des exigences des clients et les innovations technologiques. L’avocat insiste : « Est-ce que vous êtes intéressé à ce cas ? ». Didier Lombard s’offusque : « C’est une technique d’interrogatoire que vous avez déjà utilisée et je ne me laisserai pas avoir ! Il y a un million de pages dans le dossier, je suis incapable de lire un million de pages. » Un peu plus tôt, au moment d’évoquer le cas de Brice Hodde, un des avocats, à qui son confrère avait demandé un peu de modération en rappelant la présence du frère du défunt dans la salle, avait même tenté de faire changer de camp l’enjeu de la dignité : « Vous ne pouvez pas me dire de me taire parce qu’il y a eu des morts ! C’est mon métier, c’est ma dignité ! »
« On est des hommes et des femmes et il y a des ratés, c’est normal. Tout le reste pour moi c’est de la littérature. »
Cette formule de Louis-Pierre Wenes nous semble bien résumer les arguments de la défense qui déroule, dans une langue tout managériale, des arguments aussi prévisibles que frustrants pour qui cherche à comprendre comment, concrètement, se sont déployées, jusqu’aux confins de l’entreprise, des stratégies managériales élaborées au plus haut niveau, visant à favoriser des départs massifs de salariés. Le rejet des responsabilités organisationnelles sur les individus se double de la revendication systématique de l’écart entre le niveau « national », qui serait le seul domaine de compétence des prévenus, et le niveau « local », qu’ils affirment inlassablement méconnaître. Les réponses sont ainsi formulées de manière évasive, au conditionnel et sous le registre de l’hypothèse, à l’instar d’Olivier Barberot lorsqu’il déclare « je ne peux rien dire de plus précis, sinon je vais inventer ». Ce niveau national, du fait de son éloignement, ne pourrait être le lieu de production d’une quelconque intentionnalité, ni de dispositifs visant directement l’ensemble des salariés. Le même Olivier Barberot s’indigne d’ailleurs de « cette espèce de machiavélisme prêté au management depuis le début de l’audience ».
Par ailleurs, pour les prévenus, les « erreurs » sont, comme les « fragilités », fondamentalement individuelles, comme s’ils avaient dirigé 120 000 monades entrant parfois, bien malencontreusement, en collision. Contre l’argument du témoin, pour qui « tous les collègues qui se sont suicidés à France Télécom, ça ne peut pas être que personnel », la défense cède en effet systématiquement à la tentation de l’autopsie psychologique des défunts, mettant en avant leurs difficultés personnelles. La personnalité d’Anne-Sophie Cassou est ainsi mise en cause, par l’entremise de la lecture d’extraits soigneusement choisis dans les procès-verbaux d’audition de ses parents. Les avocats de la défense soulignent ainsi, sans souci de la normativité qu’ils charrient insidieusement, qu’au moment de son décès, cette femme de 42 ans, avaient peu d’amis, était célibataire, n’avait pas d’enfants et consacraient ses vacances à des treks – qu’ils supposent avoir été réalisés en solitaires. Pour Brice Hodde, il est rappelé qu’il avait mal vécu le décès de son épouse, trois ans avant son suicide, et qu’il s’était récemment séparé de sa nouvelle compagne. Nous nous permettons de rappeler que la présence de facteurs personnels n’exclut pas celle des facteurs professionnels, comme l’indique, bien que dans un contexte judiciaire différent, le Tribunal des affaires sociales de la Roche-sur-Yon, dans un arrêt daté du 23 avril 2015 : «Il ne saurait être exigé de [la] part [des ayants droits] qu’ils rapportent la preuve d’une relation de causalité exclusive de toute autre entre l’activité professionnelle et le suicide, un acte d’une telle portée étant en effet rarement le résultat d’une cause unique. »
Enfin, pour Claude Bourette, manager qui a subi une grave dépression après avoir appris par hasard qu’il allait être débarqué dans un centre d’appel, dont la directrice elle-même a déclaré au cours de l’instruction qu’« à l’époque c’était le service où l’on affectait tous les gens dont on ne savait que faire, car aucune compétence spécifique n’était nécessaire », aucun élément étayant une potentielle « fragilité » n’a pu être mobilisé. C’est alors sur son supérieur hiérarchique, qui n’aurait pas eu le « courage managérial » de « l’accompagner jusqu’au bout » qu’Olivier Bareberot rejette la faute : « Je vais faire une hypothèse, c’est qu’on n’a pas eu le courage de parler à Monsieur Bourette. Je ne crois pas du tout à l’erreur administrative mais plutôt qu’il y avait un contrat moral entre Pommat et Bourette et que tout le monde s’est refilé la patate chaude. Ce qu’il faut ça s’appelle le courage managérial, ça n’a rien à voir avec ACT ».
Les barrières étanches de l’insensibilité et de l’ignorance protègent ainsi la forteresse de l’irresponsabilité.
Dessins de Claire Robert.
¹ Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, Pascal Marichalar, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2017, p.18