Jour 22.1 – Présences et absences dans le procès France Télécom

L’audience du 12 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Métie Navajo, écrivaine, elle a publié des récits (L’Ailleurs mexicain, l’Esprit frappeur, La Geste des Réguliers, Rue des Cascades) et du théâtre (Dernière pièce publiée Eldorado Dancing, Espaces 34, 2019).

La scène se passe au mois de juin de l’Ère réchauffée, à une porte de Paris, non loin des Ateliers Berthiers- Théâtre de l’Odéon, le long d’un immense chantier décoré de panneaux colorés qui annoncent la merveilleuse cité judiciaire à venir, dix hectares de forêt sur ses toits et sur ses murs (nous savons faire pousser de la forêt déjà morte sur des bâtiments, nous avons ce pouvoir.) Le jour est gris froid je crois, en tout cas sa lumière le devient quand je pénètre dans cet impressionnant espace aseptisé à mi-chemin entre la galerie commerciale de luxe de type Fondation Louis Vuitton et la clinique privée de vos rêves : le nouveau Tribunal de Paris. Aile sud, salle 2.01.

Considérations préalables

Que le Tribunal est un théâtre où s’exprime un goût désuet pour les choses anciennes (costumes, rituels d’entrée et de sortie, décor) est une chose communément admise.

Que France Télécom ait pu devenir Orange relève du  coup de maître, du coup de force ou du coup de grâce ? C’est une question de point de vue.

Que le monde de l’entreprise communique dans un business langage plus ou moins opaque est une nécessité. On y fait usage également d’un langage algébrique rudimentaire : tout employé est un N (ne pas entendre Haine). Votre manager direct est votre N+1, vous êtes sont N -1. Suivant la hauteur de N au-dessus du niveau de vous, il est votre N+1, N+2, N+3, etc.

Qu’une ingénieure qui excelle dans son domaine de compétences puisse rester sur ses acquis et ne pas réussir, après de nombreuses heures de formation, à maîtriser les nouveaux objectifs qui lui sont fixés par ses N+1 et N+2 n’est pas une chose admissible.

Qu’un agent France Télécom dont c’est le métier pose une échelle contre un mur pendant son temps de travail afin d’accéder à un appartement du deuxième étage et constater la mort de son collègue par pendaison peut être considéré par sa hiérarchie comme une faute professionnelle.

Qu’un Homme Providentiel ( N+ l’infini) ait pu dire au groupe de cadres N très élevés, en parlant des salariés N- de la très Grosse Entreprise qu’il avait pour mission de sauver  : « faites-les sortir par la porte ou par la fenêtre » et que par la suite des hommes et femmes désespérés se soient défenestrés ne doit nullement laisser penser que la phrase était à prendre au premier degré : il s’agit d’une erreur d’interprétation imputable aux cadres N très élevés et aux salariés eux-mêmes.

Que les Prévenus (N+ l’infini) soient contraints d’être assis là, dans la salle 2.01, devant nous, chaque jour plus avachis, sur les mêmes chaises depuis cinq semaines, au risque de développer des pathologies lombaires, à écouter les récits de vies bousillées de petits individus dont ils ne connaissaient en général pas l’existence avant le procès, alors qu’ils ont tellement de choses plus importantes à faire à l’échelle individuelle, nationale et mondiale est en soi déjà une victoire. Ou une farce. Ou une consolation. (Qu’on y trouve une petite satisfaction, c’est vrai, il faut l’admettre)

Que des hommes et des femmes dévastés moralement, épuisés physiquement, aient sombré dans la dépression ou ait mis fin à leur vie n’est pas le résultat d’un plan d’entreprise qui annonçait la suppression de 22 000 postes et la mobilité de 10 000 personnes pour réussir son entrée dans le monde de la Haute Technologie, mais le résultat d’erreurs locales et d’inaptitudes individuelles : c’est ce qu’il faut réussir à penser.

Qu’on puisse espérer dans un procès de cette importance une qualité oratoire de la part de la Défense des anciens dirigeants de France Télécom, une certaine tenue de la part des prévenus eux-mêmes – à défaut d’élégance – ou un semblant de présence réelle, relève apparemment de la plus grande ingénuité : la grossièreté est de mise, et le plus souvent, ces gens ne sont pas là.

« Quand on travaille avec des hommes et des femmes, il y a forcément des ratés » c’est l’éclairage que Monsieur J-P Wénés souhaite apporter à la Présidente au sujet du dernier dossier traité le 12 juin 2019.

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Dans le cadre de la plainte contre France Télécom pour Harcèlement moral institutionnel sont examinés le 12 juin entre 13h30 et 19h45 quatre cas : GERAUD (tentative de suicide). HODDE (suicide). CASSOU (suicide). BOURETTE (dépression).

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C’est un procès de disparus. Gens disparus de la surface de la terre, morts, gens disparus en eux-mêmes comme on peut l’être à force d’humiliations, de mépris, de sentiment de culpabilité permanent, de nullité. Gens inaptes, inadaptés, gens d’une époque à finir, excédentaires.  Pire : freins au développement, freins au changement, freins aux réformes, freins à l’innovation : cette rhétorique mortifère qui n’a fait que s’amplifier depuis ce Plan de France Télécom nous est bien connue, maintenant qu’elle se déploie sans complexes au-dessus des ruines des services publics. Nous sommes aussi des freins. Nous voulons l’être. Peut-être pour cette raison sommes-nous sensibles aux disparus de France Télécom. On peut disparaître sans laisser de traces dans une entreprise, devenir transparent puis se dissoudre, sans qu’il reste même une ligne de vous dans un dossier, après 30 ans. Qui étiez-vous ? On peut disparaître dans son travail, et réapparaitre parfois, ailleurs, peut-être. Pas toujours. Grâce à l’énorme effort de collecte d’expertises et documents de Comité d’Hygiène Sécurité et des Conditions de Travail ; les rapports de médecine du travail, les signalements de l’inspection du travail (etc, etc : un million de pages) une partie des disparus au moins, réapparaît. Même quand ils sont morts, même quand ils sont absents de la pièce, sans force pour remuer un passé qu’ils ont peut être réussi à enfouir, ils réapparaissent un moment. Aujourd’hui sont réapparus, extirpés d’un million de pages de dossier d’instruction : Hervé Géraud. Brice Hodde. Anne-Marie Cassou. Claude Bourette.

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Présents physiquement : les Prévenus, au nombre de 7 ; quatre seulement prendront la parole aujourd’hui : les anciens dirigeants Lombard, Barberot, Wenès ainsi que le Représentant de France Télécom. Ils sont corps dans l’ensemble assez massifs, mal assis, la tête le plus souvent tournée dans la direction de la présidente, vers l’écran de projection des ordonnances. Depuis le public on distingue mal leur visage, de temps en temps l’un d’eux se lève pour se rendre à la barre à l’invitation d’un avocat ou d’un juge. On cherche alors à saisir une expression, un regard… Un masque d’indignation, de compassion forcée peut-être… Le plus souvent, c’est frappant : rien. Ils sont absents. Ils s’ennuient, depuis 5 semaines qu’ils sont là, la lassitude s’est installée. Où sont-ils ? Loin en eux-mêmes, à chercher l’origine de l’enchaînement néfaste de circonstances malheureuses qui a conduit à leur présence invraisemblable dans ce tribunal ? A se demander pourquoi eux ? A recevoir parfois, dans un moment d’attendrissement involontaire, l’éclat douloureux d’une vie dévastée ? Alors ils disent : « c’est un cas dramatique, vraiment dramatique ». Pour satisfaire la curiosité d’un ou une des juges, ils rentrent dans des explications sur le jeu managérial, la pression exercée par de gros clients comme Axa, le fonctionnement obscur du Pôle Enquête à l’intérieur de l’entreprise. Le plus souvent ils répondent, comme Didier Lombard : « je n’y étais pas ». Comme ils n’y étaient pas, ils sont obligés de procéder par hypothèses ou projections :

« Je pense, c’est une hypothèse, peut-être fausse, mais voilà, je le dis : je ne crois pas à l’erreur administrative, il y avait un contrat moral entre Bourette et son manager, il y a eu un problème de courage managérial au moment de lui annoncer son déclassement, ça n’a rien à voir avec l’ACT. » (Barberot)

« Je veux aller dans le sens de Monsieur Barberot. L’homme [le manager N+1] ne se sent pas propre dans cette affaire. C’est un premier raté qui va provoquer les autres». (ajout de Wénès)

Ce sont le genre de choses qu’ils disent pour expliquer le déclassement non motivé de Claude Bourette. Autrement formulé : ce n’est jamais l’entreprise qui est coupable. Il y a eu 22 000 suppressions d’emplois, 10 mises en mobilité, mais bizarrement aucun des cas évoqués ici aujourd’hui n’est celui de quelqu’un qui aurait été poussé vers la sortie du fait de la mise en place d’un plan d’entreprise ACT ou NexT. Ce sont les individus qui (s)ont des ratés.

Des ratés. Des incompétents. Ou des fragiles, des faibles, des vieux, des solitaires, des femmes qui partent seules en vacances, des sans famille, des veufs, des sensibles. Des émotifs.

Voilà en quelques mots toute l’argumentation de la Défense des prévenus.

« Très classe » commentera l’avocat de la CGC.

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La pression monte parfois entre les avocats : après cinq semaines à s’enfermer dans cette salle, s’entendre et se revoir tous les jours ou presque, écouter des histoires assez déplaisantes, on sent la tension des corps, la susceptibilité qui grandit et à certains moments l’envie d’en découdre. Ils s’asticotent pour des détails de documents, des interprétations de phrases, se jettent des formules à la figure, s’invectivent et se provoquent à distance. Au stade suivant on les imagine quitter leurs bancs, remonter les manches et se rejoindre dans une mêlée. Les forces en présence ne sont pas équilibrées : défense nombreuse du côté des Happy Few, quelques avocats de syndicats et de parties civiles du côté des milliers de salariés. C’est à l’image du monde, rien de surprenant.

Quand l’avocate de Sud Solidaires attire l’attention sur la dégradation de la santé d’une des personnes concernées, M. Géraud, qui aurait mérité d’être prise en considération peut-être par la médecine du travail, les supérieurs… Un avocat de Lombard l’interrompt, amorce son morceau de bravoure :
« Ah non, je ne vous laisserai pas m’empêcher de continuer, je défendrai mon client, parce que c’est mon métier, mon honneur. Nous ne cèderons pas à la dictature des émotions… »

Et s’arrête, à court d’idées, je suppose, c’est difficile quand on a commencé si fort.

Il y a des alliances de mots glaçantes. Dictature des émotions. C’est peut être une formule courante chez les avocats. Qu’est-ce qui pourrait être plus incompatible que la « dictature » (le raide, le dur, le monolithique, la parole unique) et l’« émotion » ce qui meut, transporte, déplace ? Ce qui permet de sortir un moment de soi et de tendre vers l’autre, que ce soit dans la colère, la tristesse, la joie, l’indignation.

(N de l’émotion)

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Autre figure de l’évanescence : l’énigmatique avocate de la CGT. Présente tous les jours, me dit-on, sans jamais prononcer un mot. Personne n’a entendu le son de sa voix. Pas encore invisible, en chemin : au fur et à mesure de la séance elle se recroqueville sur elle-même.

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Il y a les chiffres, les rapports, tout ce qui a tendance à se figer, à devenir point de détails, à se perdre dans la montagne des pièces et des citations contradictoires.

La lecture des ordonnances, des documents, des faits : tout ce qui fait procès.

Il y a ces moments de débats sordides où il semble que les anciens dirigeants refassent en direct pour les juges l’évaluation d’incompétences de leurs anciens employés ici réapparus (de leur N-l’infini donc), pour justifier les perversités managériales mises en œuvre. Des moments où même, ils s’étonnent devant l’absurdité de certaines situations : c’est bien simple, ils sont comme nous, ils ne les comprennent pas !

Et puis il y a les déferlements de vie, à l’intérieur du Tribunal.

Il y a la lettre de Madame Cassou, mère de Anne-Marie Cassou suicidée à 42 ans, sans forces pour venir seule (son mari est décédé l’an dernier) se confronter à ceux qu’elle accuse, dans les derniers mots de sa lettre lue par l’avocat, d’ « homicides entre parenthèses involontaires ». Et qui retrace le long calvaire de sa fille, le chemin qui va d’un business award à un suicide, la perversité avec laquelle elle est traitée, proche de la torture. Réactions : « C’est une situation dramatique, vraiment, dramatique »/ « Mais cette jeune femme n’était-elle pas célibataire sans enfants ? » ; « Elle partait seule en vacances »/« Grande classe »

Je n’en dis pas le quart.

Et le petit coup de théâtre de l’arrivée d’Hervé KROZE, un rescapé, ancien ami et collègue de Brice HODDE, mort par pendaison. (à chaque fois qu’ils disent HODDE j’entends O.D. Overdose. Overdose de dossiers. Overdose d’heures de travail. Overdose d’humiliations. Overdose de mensonges. Overdose de petits tyrans. Overdose de grands absents). Il s’est décidé la veille à venir, il surgit avec son corps et sa voix abîmés, et avec sa peine, sa peur, intactes.

Tout ce qu’il énonce, de manière parfois dissolue, avec les ruptures de cohérence qu’induit le traumatisme, avec les larmes retenues parfois, et la fierté encore, on le sait maintenant. On sait comment on était traité chez France Télécom. Et pourtant, c’est la parole qui transporte à l’intérieur de ces vies humiliées d’hommes qui supportent tout, qui veulent participer, eux aussi, enthousiastes, à « faire changer l’entreprise » comme on leur dit de le faire ; c’est le corps brisé mais debout qui raconte la violence qu’il y a à mettre un homme du génie civil : un « lignard », un homme du dehors, dans un bureau pour en faire un chargé d’affaires (et qu’est-ce que ça veut dire ?) enseveli sous les dossiers, c’est les mains qui savent poser les échelles sur les poteaux, sur les édifices, les mains qui savent poser les échelles, qui tremblent de colère à la barre ; les yeux qui voient encore l’ami pendu, à l’intérieur de son appartement, et cette image ne se décollera jamais de la rétine, ou aujourd’hui peut-être, que les fantômes apparaissent, et qu’il est là à parler juste à côté des N+l’infini, avec une sorte de fierté d’approcher le grand patron, et plus forte encore la crainte de perdre ce qu’il lui reste de travail : un temps partiel senior.

Je suis en proie à l’émotion.

Épilogue

Quand le seul témoin de la séance sort de la salle, les hommes « prévenus » se ruent vers lui, lui tendent une oreille compatissante et une main moite.

C’est la fin de journée. Sortie de Tribunal, rayon de soleil. Tous attendent maintenant un taxi.

Tous sauf Lombard qui est un angle de rue plus loin, toujours un peu plus malin, toujours un peu devant les autres : il partira le premier. Mais pour l’instant il attend.

Chantier de la cité judiciaire avec sa forêt à venir.

Image absurde d’un homme qui pose une échelle sur une tour-tribunal de 160 mètres de haut.

Dessins de Claire Robert.