Jour 20.2 – #CorpsSocialMalade

L’audience du 7 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Émilie Counil, chercheuse à l’Ined et associée à l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux), travaille sur la production de savoir et d’ignorance en santé au travail, les biais de genre en épidémiologie des risques professionnels.

En tant que chercheuse en santé publique, je suis peu familière de l’univers judiciaire. J’approche donc du Palais de justice essentiellement imprégnée des documentaires de Depardon. Lieux clos, caméra intimiste, proximité aux détenus. Rien de comparable à un procès de cols blancs, comparaissant pour harcèlement moral – vraiment ? ni homicide involontaire, ni mise en danger d’autrui ? – ce qui constitue pourtant un précédent en France. Vont-ils seulement tous se présenter à la barre ?

Dans le hall traversé d’une lumière qui ne réchauffe pas, le sol immaculé, les murs immaculés, jusqu’aux bancs immaculés semblent tendre une immense page blanche à écrire. Des robes noires glissent d’un pas lent vers les escalators. Je leur emboîte le pas et entreprends l’ascension vers la salle d’audience.

[Chacun.e à sa place]

Dans la salle, l’espace est découpé, étiqueté, ritualisé. Sur scène, côté cour, les fameux fauteuils des accusés ; jambes croisées, sourires de connivence de ceux qui maîtrisent l’espace, le temps, et le verbe. Mondanité qui rassure ? Légion de juristes auxquels s’adosser. A jardin, les avocats des plaignants sortent leurs dossiers. Les strapontins devant eux sont vides. Il n’y aura pas d’audition de victimes aujourd’hui. En fond de scène, les places réservées aux membres de la Chambre correctionnelle. Cherchant de l’espace en prévision d’un temps qui va inévitablement s’étirer, je m’assois sur un banc de presse inoccupé. Une femme derrière moi me conseille énergiquement de partir sur un rang sans étiquette. « Je viens tous les jours, j’ai l’habitude, ils vont vous virer. » me dit-elle encore pour me convaincre. Sentant confusément son hostilité, je rejoins les parties civiles et les victimes. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de l’épouse d’un des prévenus. Assistante bénévole et zélée des policiers dans la domestication de l’auditoire.

Un bruit sourd signale l’entrée de la présidente du Tribunal, Cécile Louis-Loyant, et de ses assesseurs. On se lève. Tout va pouvoir commencer.
En fait non, tout va pouvoir reprendre. Car pour les victimes comme pour les prévenus, avocats et magistrats réunis dans cette 31ème chambre correctionnelle depuis déjà 19 jours, la procédure continue, et c’est la Présidente du Tribunal qui, sans plus attendre, ouvre la danse en présentant le programme de travail de la journée. Il s’agira d’examiner, de manière chronologique, l’année 2009, qu’elle qualifie d’« année de médiatisation de la crise ». Les éléments sont lus et projetés sur un écran. On en donne la cote. Ça va vite. Il faut plonger dans la matière dense des milliers de pages du dossier.

[Apnée]

2009. Année où Sud a déposé une plainte auprès du Parquet de Paris contre la direction de l’entreprise au titre de 16 victimes, dont 9 suicides. On ne parle pas tout de suite des victimes, pourtant. La Présidente indique avoir cherché des éléments sur « NEXT, la suite », avoir trouvé mention d’un plan « Orange 2012 » ; elle balaie les éléments chiffrés d’un ppt interne à l’entreprise faisant état d’une « ambition pour 2009 de 12% de taux de sortie en moyenne » et d’« orientation de départs du Groupe dépassées ». Où il fut aussi question de « fluidité sortante totale », de « volume de départ du groupe », de « viser un atterrissage en CDI actif inférieur à celui de 2009 ». Les habitués de ces audiences auront entendu d’autres échantillons de cette novlangue. Des pièces versées au dossier attestent encore de réflexions sur le fait de faire un nouveau plan, Conquête 2015, prévoyant la poursuite du programme de mobilité interne et externe. Mais il y a des trous. Et Cécile Louis-Loyant de conclure : « C’est pas forcément très clair tout ça ». Question : Y a-t-il eu d’autres plans ?

La parole est à la défense. Ou plutôt à Didier Lombard, qui monte à la barre. Orange2012, connaît pas. « A la fin de NEXT, nous étions sortis du tunnel, » nous dit-il ; il fallait « signifier aux salariés que nous étions sortis de la zone des tempêtes. » « J’ai décidé de ne pas faire de nouveau plan. » car « si vous expliquez à un corps social nombreux que vous êtes au bord du précipice, vous précipitez la chute », nous explique-t-on encore en guise de petite leçon dispensée gratos par un grand capitaine d’industrie.

[La crise de 2009 pour les nuls]

Nul doute que les accusés sont de grands pédagogues. Ils ont passé le plus clair de ces heures à expliquer à la Cour le cocktail d’ingrédients qui d’après eux ont fait basculer l’entreprise dans une crise sociale très grave pendant l’été 2009. Je les rapporte ici sans hiérarchisation ni chronologie particulière. La défense fait feu, de tous côtés. Écran de fumée.

Ingrédient n°1 : les médias. « C’est une période où tout le monde se lâche », « il y a des interactions terribles entre les médias et les salariés »1, « tous nos homologues connaissaient le même problème mais tous n’étaient pas médiatisés »2.

Ingrédient n°2 : les organisations syndicales. « Quand on vous joue toujours la même musique, parfois c’est difficile d’entendre la mélodie »3. « Le dialogue social était très tendu », « les représentants du personnel étaient très réticents à donner un avis sur un projet », « ils avaient tendance à empêcher ou retarder les projets, sans proposer d’alternative » ; « dialogue de sourds », « concurrence exacerbée entre les O.S », « affrontement permanent »2, « instances représentatives par essence désordonnée »4.

Ingrédient n°3 : les médecins du travail. « Le lien de confiance avec la direction était largement abîmé », on était dans une « relation de méfiance réciproque avec certains médecins du travail » ; « la plupart de [leurs] propositions visaient à annuler les projets, pas à les amender »2.

Ingrédient n°4 : l’État. « Souvent bien silencieux »3, nous dit-on. « Le régulateur se comporte comme un pousse-au-crime. On était l’enfant mal-aimé de l’État »3. « Les pressions médiatique et politique étaient en dehors de la logique »5.

Les choses sont pour eux claires : ce n’était pas qu’un problème RH. Tous ceux-là sont coupables. Mais pour que ça tourne au vinaigre, il fallait un ferment. L’exposé magistral est ponctué de rappels sur la conjonction de difficultés qui se seraient cristallisées au moment du suicide de Monsieur Deparis, le 14 juillet 2009 : privatisation, changement de statut, crise technologique, et montant de la dette. Sans oublier que pour certains salariés s’ajoutaient des difficultés personnelles. Était-il besoin de le rappeler ?

[Contre-feux]

Face à cette litanie, les avocats des plaignants reviennent invariablement aux mêmes questions. Les mesures d’arrêt des mobilités prises à l’été 2009 ne signifient-elles pas que ces dernières étaient au cœur de la crise ? Les remontées de terrain faisant état de taylorisme, de pression très forte sur les baisses d’effectifs, de traitement inhumain du personnel, ne sont-elles pas le signe d’un hiatus entre la marguerite (de la performance sociale) et l’organisation du travail dans les plateformes (téléphoniques) ? Quid de l’accélération des démissions des médecins du travail, des lettres dénonçant la catastrophe sanitaire en cours ? Quelle formalisation de la réponse aux alertes reçues par rapport à plusieurs salariés ? S’agissait-il d’un traitement individuel des cas, sans concertation managériale ? Aviez-vous un tableau de suivi ? Y a-t-il eu des erreurs dans la gestion de l’accompagnement de la transformation de l’entreprise ? Dans ce contexte de guerre économique, n’y a-t-il pas eu un raté dans NEXT et ACT par rapport à l’humain vis-à-vis de l’économique ? Et de rappeler que l’adaptation du temps économique au temps social constitue pour les entreprises une obligation légale.

[Tout le monde souffrait…]

Je ne rendrais pas justice à cette journée d’audience si je ne relatais pas un fait apparemment nouveau du côté de la défense, qui a été remarqué par les médias. « Les ex-dirigeants de l’entreprise ont exprimé pour la première fois de l’émotion », a notamment indiqué Le Monde. On aura entendu beaucoup de choses, même des larmes. De l’expression de la profonde blessure de Pierre Louis Wenes, convaincu d’avoir été sacrifié (il a été démissionné fin septembre 2009), jusqu’à cette attendrissante histoire de Didier Lombard, appelons-la l’histoire des dames de Cahors, qui plus malignes que les autres (je reprends ses mots) avaient réussi à le contacter, malgré tous les blocages de boîte mail et de téléphone qui auraient dû le rendre intouchable. Et qui l’avaient touché justement, et qu’il était allées voir pour leur dire en personne qu’en fin de compte, si elles voulaient rester, elles le pouvaient. Et combien elles en étaient soulagées. « Je dis ça pour donner un peu de sentiment. » Plus tard resurgit une histoire de gâteau offert à l’occasion d’une visite, et lui pensant au gamin qui n’aurait du coup plus de goûter le soir était allé en racheter un, de gâteau. Touchant tableau. La peinture est encore fraîche. Opportunisme d’un jour de relâche, sans victimes ni témoin cité par elles à la barre ? Fatigue nerveuse accumulée ? Changement de tempo dans le procès après les 5 premières semaines écoulées ? Allez savoir…

[… mais certains plus que d’autres]

Tout au long de l’après-midi, la présidente et ses assesseurs, eux, présentent, c’est leur rôle, un certain nombre de pièces du grand puzzle. Parmi eux, deux lettres de salariés suicidés et deux documents internes, une remontée de terrain à l’attention de la DRH et le « rapport d’étonnement » d’un cadre arrivé depuis 6 mois à Orange. Ce dernier se dit notamment stupéfait par la mise au placard de plusieurs salariés, délaissés, et pointe le fait que l’équipe dont il relate la situation ne constituerait pas un cas isolé. « Au moins le licenciement oblige-t-il à rebondir, alors que la mobilité passive conduit à l’enfoncement et progressivement à l’exclusion, non reconnue comme telle ». Pratique dénoncée avec force dans une « lettre ouverte au PDG de France Télécom » intitulée « J’accuse » publiée dans l’Humanité le 15 septembre 2019 et que son auteur, Rémi Louvradoux, avait choisi de signer « DYDO 5403 », son « code alliance » à France Télécom, car en tant « qu’être humain, je n’existe plus depuis 2002 dans votre entreprise » [NDLR: c’est ce que dira la présidente, par erreur, mais l’auteur de cette lettre est un militant CGT, Yves Devaux,  et non Rémy Louvradoux]. Monsieur Louvradoux s’immolera par le feu moins de 2 ans plus tard. « C’est bien le travail l’unique cause ». Ainsi concluait enfin la lettre Monsieur Deparis adressée à sa famille et ses collègues de travail avant de se donner la mort à Marseille un 14 juillet.

Feux contre tout artifice.

[CQFD]

Face à ces faits, les réponses de la défense sont souvent édifiantes. On est face à des remontées dont on mesure mal l’importance, nous dit-on au sujet des retours de terrain. « Il arrive que quelqu’un qui a 15 jours dans l’entreprise [6 mois ! corrigera la Présidente] n’ait pas tout compris » (cf. Candide au pays d’Orange). Et sinon « Je n’ai jamais vu ce document » ou « Ce n’est pas de ma responsabilité, je m’attends à ce que les RH qui dépendent de moi règlent le problème ». Et aussi « Je conteste la globalisation de cette histoire », « Je sais que certains vont souffrir jusqu’à commettre un suicide mais je n’accepte pas qu’on parle de souffrance de l’entreprise ». Et encore « [La lettre de Monsieur Louvradoux] s’adressait à des gens du passé, et nous on était en train de préparer la suite », et puis « Je n’en ai aucun souvenir. Je ne l’ai pas vue, point. »

Dans leur grand aveuglement collectif, peut-être n’ont-ils pas non plus vu que leur témoin révélait certaines des carences graves et durables qu’ils s’efforcent de nier. Cette année 2009 où malgré la médiatisation des suicides, on n’a pas de souvenir d’avoir fait la moindre statistique. Où pour gagner du temps, toujours, la direction a lancé sa propre enquête, sans attendre le résultat de l’expertise Technologia ni consulter les IRP (et d’abord, ils ne sont pas compétents pour ça). Où l’on pouvait démembrer de nouveaux grands projets de restructuration pour les faire passer sous les radars de ces mêmes instances. Alors qu’on savait qu’une partie de l’entreprise ne se sentait plus accrochée au reste. Alors que le travail ne devrait pas être source de souffrance. Alors ?

La justice peut bien qualifier cela comme elle veut de son point de vue, qui nous semblera minimaliste à bien des égards. Ce procès marque bel et bien une étape de plus, et non des moindres, dans la construction des suicides liés au travail comme problème public. L’espace laissé vide par la Direction Générale du Travail, citée comme témoin à cette audience, mérite à ce titre d’être soulignée.

Car c’est bien aussi de cette absence prolongée que notre corps social souffre.

Dessins de Claire Robert.

1 Propos d’Olivier Barberot.

2 Propos de Laurent Zylbergerg, témoin cité par la défense, ancien Directeur des relations sociales du Groupe de 2008 à 2011.

3 Propos de Didier Lombard.

4 Propos d’un avocat de la défense.

5 Propos de Pierre Louis Wenes.