L’audience du 6 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Louis-Marie Barnier, sociologue du travail, syndicaliste CGT, membre de la fondation Copernic, auteur notamment, avec Hélène Adam, de La santé n’a pas de prix, voyage au cœur des CHSCT, éditions Syllepse.
Un palais de justice futuriste accueille un procès où justement était traité le passage dans l’ère technologique nouvelle de la télécommunication. Heureusement, dans cet univers déshumanisé, les salariés d’Orange et leurs organisations se réapproprient l’espace par une prise de parole devant ce palais. Et la séance put reprendre, avec un public plus fourni que l’avant-veille.
Ce 19ieme jour d’audience avait pour sujet un aspect important dans la construction du délit de harcèlement, la conscience qu’avait la direction des effets de ses choix. Quelles alertes ont été exprimées au niveau central de l’entreprise ? Quelles ont été les mesures prises par la direction ?
Nous avons d’abord accompagné la Présidente du tribunal dans son initiation au fonctionnement d’une direction générale de groupe. L’organigramme projeté pour l’assemblée (il faut saluer le souci pédagogique pour permettre aux participants de suivre les débats) permet de revenir sur différentes fonctions opérationnelles. Et c’est l’occasion pour le directeur opérationnel de laisser percer une certaine fierté technique, « la couverture du tour de France par la direction Sponsoring, c’est un exploit pour installer chaque soir un centre de connexion différent dans tous les coins du territoire » ou bien « L’exploitation Réseaux gère le diamètre des tuyaux pour le passage des SMS, comme au pic du jour de l’an », cette même fierté technique déniée aux salariés du terrain mais reconnue aux directions.
Le fonctionnement des Directions des ressources humaines (DRH) fait l’objet d’un intérêt particulier. Elles sont été intégrées aux directions opérationnelles, dans le cadre d’une « organisation matricielle ». Le directeur opérationnel dirigeait la fonction RH. La juge : « Il obéit à qui, qui le note ? » « Moi », fanfaronne Wenes. La juge : « Mais vous ne connaissiez rien à la fonction RH ? De même, les RH locales étaient notées par les directions territoriales, mais elles ne connaissent rien à la fonction RH ? » Wenes « Je donne les directives aux différents RH, le rôle de la DRH centrale est de distribuer l’objectif entre les RH des 12 directions. » Une RH instrumentalisée.
« Si j’avais su… »
La séance est consacrée aux alertes qui remontent à la direction. Une question de départ, y a-t-il quelqu’un qui suit les questions de suicide à la direction ? Le directeur : « La direction ne connait pas les causes des décès, c’est quand les familles saisissent les CHSCT locaux que le sujet vient. Quand la presse s’en saisissait, on était au courant. Et la Direction territoriale décidait si elle devait m’avertir. » Quelles alertes a reçu la direction ?
Alerte par les grèves ? Le directeur : « Je n’ai pas été alerté par les taux de grévistes. »
Second circuit d’alerte, la création de l’Observatoire des suicides et des mobilités forcées en juin 2007. Le juge interroge : pourquoi l’accès par l’Intranet au questionnaire de l’Observatoire a-t-il été interdit ? Le message qui apparait automatiquement indique que le site est classé interdit parce que « il ne présente pas d’intérêt professionnel », mesure justifiée pour interdire les tchats, les sites sexuels, les armes… et l’Observatoire ! Le directeur explique que le questionnaire n’est pas scientifique, que d’autres syndicats désapprouvent, que les deux syndicats qui le portent représentent moins de 50 % des voix… Et de toute façon à ses yeux, « La musique de fond sur la souffrance existe toujours. » Finalement l’accès au site intervient en 2010, autorisation donnée par le même qui en avait interdit l’accès.
Troisième type d’alerte, celles qui proviennent des instances représentatives du personnel. Le 4 juillet 2007, le CNHSCT (CHSCT national) dépose un droit d’alerte. La CFTC annonce « Attention, danger de mort ! Vous ne pourrez pas dire ‘Je ne savais pas’, ou ‘si j’avais su’ ». En juillet, déclaration des 6 syndicats sur les suicides, unité rarement vue. Le juge interroge : « Y a-t-il un effet du taux d’accident du travail sur les primes de management, comme dans d’autres entreprises ? » Non, la prime est liée uniquement aux résultats financiers. « Donc plus il y a de départs, plus il y a de primes », commente la Présidente.
Et les alertes se multiplient, localement ou dans la presse. La Présidente évoque un article de Libération du 22 juillet 2007 qui parle de 13 suicides depuis janvier. Réponse de Lombard, « j’étais polarisé par la crise des subprime, je ne l’ai pas lu ». La juge égraine les alertes des inspecteurs du travail, à Bordeaux, à Rouen. Un rapport cite les réactions des salariés « les Temps modernes c’est ici » ou bien « Ils veulent nous rendre dingues ». Réponse de la défense : s’il y avait eu un vrai problème, les inspecteurs du travail auraient été jusqu’au procès verbal. Est-ce que ces alertes remontaient ? Réponses, on connaissait ces dysfonctionnements, on travaillait à les résoudre.
La séance se conclut par un long exposé sur un superbe rideau de fumée, un dispositif « d’écoute des salariés » sur l’engagement des salariés mis en place par la direction. Les taux de réponse, proches de 50 % des salariés pendant les trois années concernées, confortent celle-ci dans l’idée que les salariés, interrogés sur les valeurs de l’entreprise, « adhèrent aux objectifs de l’entreprise ». Pour Wenes, un seul bilan : « les choses vont dans le bon sens ». La troisième année, certains verbatim parlent de souffrance, on s’en inquiète, mais comme les réponses sont anonymes… Et de poursuivre : « Je suis d’origine modeste, je connais leur ressenti. Je suis attaché au respect humain. »
Pour démêler cette période de basculement, je comprends peu à peu qu’elle a cristallisé plusieurs évolutions, avec l’idée de la part des responsables que la stratégie du choc pouvait seule permettre d’imposer ces mutations.
• Basculement vers une entreprise de droit privé : les plateaux d’appel mêlaient fonctionnaires et salariés de droit privé sous une même direction dite « fonctionnelle »,
• Fin en 2006 de la possibilité de départ en préretraite à 55 ans (départs dit CFC), représentant un traumatisme important pour les salariés les plus anciens, et imposant la présence de ces salariés pour plusieurs années. Réaction du manager : « Vous pouvez encore travailler, on a l’âge qu’on a dans sa tête ».
• Saut technologique vers l’ADSL, envahissement des portables et de la 3G qui rendraient les plus anciens inaptes aux yeux de la direction,
• Et primauté des objectifs financiers avec le versement de dividendes
Ces deux derniers éléments se traduisant par l’objectif des 22 000 départs. Seules réponses de Wenès, résoudre les dysfonctionnements techniques et former les salariés. Les alertes ont bien été données, la direction agissait en connaissance de cause. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Un procès pour la prévention
Une question me court dans la tête : quels objectifs mettons-nous, chacun, dans ce procès ? La condamnation du harcèlement organisationnel peut s’inscrire dans le rachat, qui repose sur la reconnaissance du mal infligé. Mais nulle somme, nulle condamnation ne sauraient suffire à répondre aux suicides provoqués par de telles politiques. Le prix de la vie relève de l’incommensurable. Et pourtant, cette condamnation est essentielle pour répondre aux dizaines de vies disparues, aux milliers de salariés en souffrance. Mais c’est aussi le procès d’un mode de gestion. La restriction des chefs d’inculpation, dont ont été retirés l’homicide involontaire et la mise en danger d’autrui, a pour effet (et donc pour objectif de la part de certains) de restreindre le procès à celui d’un mode de management, un « harcèlement moral organisé à l’échelle de l’entreprise par ses dirigeants ». C’est enfin celui d’un système qui met en avant le profit et les dividendes versées avant le respect de la santé des salariés.
Juger les dirigeants d’entreprise est une grande première. Sans doute gardons-nous l’impression qu’il faudrait rajouter quelques chaises pour les prévenus. L’acte d’accusation fait mention de rencontre avec l’actionnaire principal, l’État, à qui la baisse d’effectif est annoncée en janvier 2008, avec la promesse d’avancer « sans que cela fasse de bruit dans la presse ». Encore plus lointains, les actionnaires qui réclament des dividendes, porteurs de « l’équation cash flow de 7 milliards – suppression de 22 000 emplois » pourraient trouver place. Et la mise en danger des salariés dépasse largement les seuls salariés concernés par les suicides. Dans l’ouvrage coécrit avec Hélène Adam (2013), nous racontons comment à France Télécom, des morts par « surcharge mentale » peuvent survenir quand un concours de circonstances a abouti à « convaincre le salarié d’accomplir une tâche alors qu’il n’avait pas pu s’assurer qu’il pouvait l’accomplir sans danger » (p. 106).
Mais c’est surtout le renvoi devant le tribunal correctionnel qui représente un véritable point d’appui pour la prévention des risques professionnels. Face à la volonté de dépénaliser le code du travail, ce procès est salutaire. Les employeurs ne sont pas d’abord des systèmes mais des personnes qui doivent rendre compte de leurs actes. Les CHSCT, et aujourd’hui les Comités sociaux et économiques (CSE), reposent sur la confrontation des représentants des salariés avec un employeur, présidant l’instance, qui doit avoir pouvoir de gouvernance. Il est donc personnellement responsable de ses actes. La jurisprudence l’a affirmé, « Il est interdit (à l’employeur), dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés » (Arrêt Snecma, 2008). La procédure pénale exprime cette logique. Elle permet à la « faute inexcusable de l’employeur » de quitter le Code de la sécurité sociale et le domaine de la prévention pour devenir un principe de précaution dans le monde du travail.
La reconnaissance de la faute pénale permet de recréer le lien avec le travail. Elle donne consistance à la figure de l’employeur. Celui-ci peut ainsi être confronté aux conséquences sur les salariés de ses choix d’orientation pour l’entreprise et d’organisation du travail. Le risque industriel, anonyme et relevant d’une fatalité, est exorcisé.
Malgré les plus de 500 morts au travail par an, les employeurs se retrouvent rarement à la barre. « Travailler tue en toute impunité : pour combien de temps encore ? », interrogions-nous dans un appel de la Fondation Copernic en 2009, il y a juste 10 ans. Une question toujours d’actualité.
Dessins de Claire Robert.
• Adam Hélène, Barnier Louis-Marie (2013), La santé n’a pas de prix, voyage au cœur des CHSCT, Paris, Syllepse.
• Barnier L.-M. (2009) (Coord.), Garrouste L., Pelletier W., Mécary C., Thébaud-Mony A. (2009), Travailler tue… Pour combien de temps encore ? Note de la Fondation Copernic, Syllepse 2009.