L’audience du 29 mai 2019 du procès France Télécom, vue par Stéphane Brizé, réalisateur et scénariste de films, parmi sa filmographie citons « La loi du marché », « Mademoiselle Chambon », « Une vie » et « En guerre ».
Mercredi 29 mai 2019, Il est 19h30 quand Sébastien Crozier, (cadre chez Orange et Président de la CFE-CGC Orange) vient déposer à la barre. Je suis assis depuis 6 heures sur un banc en plastique très élégant dans ce tribunal tout neuf mais sur lequel je commence néanmoins à avoir du mal à trouver une position idéale. Sébastien Crozier a un CV long comme le bras, il est diplômé de l’École Supérieure d’Ingénieurs en Électrotechnique et Électronique (ESIEE), il a dirigé des filiales de France Telecom en France et à l’étranger, il a monté des start-ups hyper innovantes, il a participé à lancer Wanadoo, bref c’est ce qu’on peut appeler une grosse tronche. Au moins autant que la plupart des gens qui sont assis sur sa droite sur le banc des prévenus : Didier Lombard (ancien PDG de l’entreprise), Olivier Barberot (directeur exécutif chargé des ressources humaines), Brigitte Dumont (responsable du programme ACT), Pierre Louis Wenes (directeur général adjoint), Jacques Moulin (directeur territorial de l’Est de la France) et Nathalie Boulanger (directrice des actions territoriale). Manque juste Guy Patrick Cherouvrier (DRH France).
Mais Sébastien Crozier est là, dans ce tribunal, invité à témoigner comme partie civile. Il est venu raconter la violence à l’œuvre chez Orange au cours des « années Lombard ». L’entreprise dont il est l’un des salariés. On peut difficilement le taxer d’être un dangereux communiste, la CFE-CGC, le syndicat qu’il préside, n’est objectivement pas une filiale de Sud ou de la CGT. Un mètre de distance sépare Sébastien Crozier du premier prévenu, Didier Lombard. Mais un gouffre béant les distancie pourtant. Cette géographie des corps dans ce tribunal raconte la manière dont on décide de mener sa vie. Qui est le plus courageux de ces hommes et de ces femmes ? Celui qui malgré des postes de pouvoir refuse d’être un exécutant des basses œuvres de l’ultra-libéralisme ou celui qui exécute les ordres venus d’en haut. Le courage est-il d’oser dire non à un système ou de faire ce qui peut-être nous répugne ? Je repense au travail de Christophe Dejours qui compare sans ambiguïté les mécanismes à l’œuvre dans la violence du management aux mécanismes concentrationnaires du système nazi. Résumé en deux lignes, cela peut sembler excessif… mais quand on referme son livre « Souffrances en France », on est en droit de trouver la comparaison intéressante.
Sébastien Crozier n’attribue pas la violence au système en lui-même mais aux hommes qui étaient en charge de le faire fonctionner. C’est-à-dire, les quelques personnes assises à un mètre de lui dans ce tribunal. Ne nions pas la réalité, il en a bien sûr fallu d’avantage que ces quelques uns présents sur le banc des accusés pour rendre possible ce qui s’est passé chez France Telecom entre 2008 Et 2010. Il a fallu un paquet de petites mains pour que 58 femmes et hommes se suicident en trois ans au sein de la même entreprise. Une grosse entreprise de 120 000 personnes, certes, mais le nombre de personnes qui se sont données la mort en invoquant la violence de leur quotidien au travail ne se dilue pas dans le nombre global de salariés. Un seul de ces morts serait déjà un de trop. Un seul de ces morts serait déjà nécessité à s’interroger. Un seul de ces morts obligerait n’importe quelle personne à se questionner sur sa place et sa responsabilité.
Mais les prévenus dans ce tribunal, ces hommes et ces femmes, ces cadres dirigeants, ces quelques collègues de Sébastien Crozier nient d’une même voix être les instigateurs et les organisateurs de la violence mise à l’œuvre pour se séparer des 22 000 collaborateurs dont l’entreprise ne voulait plus. Variable d’ajustement pour faire définitivement passer l’entreprise de l’ancien au nouveau monde en s’appuyant sur le programme NExT (Nouvelle expérience de Technologie). Car ce fut le spectacle hallucinant du déni absolu de la moindre responsabilité que chaque cadre est venu jouer devant la présidente du tribunal qui a le mérite de poser toutes les questions possibles et imaginables pour comprendre les arcanes de la mécanique France Telecom.
Ce qui se joue dans ce tribunal, ce n’est pas le procès du départ de 22 000 collaborateurs, c’est le procès des moyens mis en œuvre pour se séparer de 22 000 personnes. Et ce jour-là, il s’agissait de comprendre une des pièces du puzzle : Comprendre si la part variable des rémunérations des cadres de l’entreprise était liée en partie à l’atteinte des objectifs de départ des salariés. Parce qu’un cadre, ça se rémunère d’un côté avec un salaire fixe et de l’autre avec une part variable. Une part variable qui peut atteindre 30 % chez les cadres quasi prolétaires qui émargent à environ 300 000 €/an jusqu’à 50% pour ceux qui atteignent et dépassent le million d’Euros à l’année.
Les documents s’enchaînent sur l’écran au dessus de la présidente. Des tableaux, des chiffres, des pourcentages, des mails, des comptes rendus au jargon managérial qui convoquent le lexique classique de l’entreprise : du développement des talents au challenge du leadership en passant par la fluidité et les performances opérationnelles. Et de 13h30 à 19h30, pas un seul accusé n’accepte de dire très simplement qu’une partie de ses revenus était indexée sur un objectif précis et chiffré d’un nombre de départ de salariés de l’entreprise. Car il s’agit pour chaque cadre présent – qu’il soit accusé de harcèlement ou de complicité – de vider de son sens le mot « objectif ». Non, aucun d’entre eux n’a mis en place ni même activement participé à une quelconque stratégie de départ des salariés, potentiellement récompensée par une rétribution sur la part variable du revenu. Non tout ceci n’est pas le fruit d’une organisation pensée et structurée.
Preuve en est, après quelques mots de commisération à l’égard des familles des victimes, leur chef à tous, Didier Lombard, résume sans doute leur pensée en déclarant à la barre du tribunal qu’il nie que les ordres sont venus d’en haut et que pour lui, il y a tout simplement eu rupture dans la chaîne des décisions et des agents trop zélés ont failli dans leur mission. Il attend, lui, que ce procès lui permette de comprendre ce qui s’est passé entre 2008 et 2010 dans l’entreprise qu’il dirigeait. L’âge aidant, celui qui recevait le Grand Prix BFM Business de meilleur manager de l’année 2008, doit oublier ce qu’il disait en 2007, une année avant que les premiers salariés se suicident : « ../.. Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte« .
De 13h30 à 19h30, tous ces hauts cadres dirigeants, au pire ne comprennent pas les chiffres des tableaux et des comptes rendus que la présidente fait défiler sous leurs yeux, au mieux ils ne savent pas qui en est à l’origine ou même le destinataire. Il y en a même pour s’offusquer de la dialectique à l’œuvre dans un des rapports de réunions qui ose formuler ainsi une des lignes du projet de l’entreprise : « 22 000 départs et en priorité les low performers« . Et voilà monsieur Moulin – directeur territorial de l’Est de la France – indigné par l’anglicisme managérial : « Non non non, les évaluations auxquelles étaient soumis les salariés qualifiés ici de low performers n’avaient d’autre but que de leur permettre de trouver une place plus juste à l’expression de leur talent au sein de l’entreprise » affirme-t-il. Il fallait oser. Il l’a fait. Avec un verbe précis et une assurance désarmante. Il faut lui reconnaître une chose à M. Moulin, c’est qu’il sait se faire comprendre. Il parle bien, il sait donner du « madame la présidente » toutes les huit phrases, déformation professionnelle sans doute du bon petit soldat du système qu’il est. J’utilise à dessein ce qualificatif car il s’est offusqué durant une de ses interventions qu’un journal le qualifie de bon élève. Je suis assez d’accord avec lui, les bons élèves ne font pas de morts. Les soldats si.
C’est la présidente du tribunal qui ramène chacun à l’essentiel : » Mais messieurs dames, tous ces chiffres… ce sont des gens« . Il fallait effectivement le rappeler.
Au cœur de ces heures de justifications autour de chiffres issus de tableaux créés par des planeurs payés très chers pour « Exceliser » la vie et les objectifs des entreprises, je regarde Nathalie Boulanger, assise en bout de rang des prévenus. La cinquantaine sans doute – difficile de lui donner un âge – elle était la directrice des actions territoriales à l’époque de toute cette brutalité. Elle est celle qui semble la plus absente de ces débats, elle regarde souvent ailleurs. A quoi pense cette femme qui pourrait sortir d’un dessin de Sempé tant l’insignifiance et la transparence semble être ses caractéristiques majeures ? Tout ce chemin professionnel pour être là, assise sur le banc d’un tribunal, accusée de complicité de harcèlement moral. On pense à quoi à cet instant là ? On se dit quoi de sa vie ? Se dit-elle qu’elle aimerait se lever et dire tout simplement : « Oui, j’ai participé à toute cette merde, oui j’ai honte d’avoir collaboré à toute cette violence, oui je n’ai pas su dire que je n’étais pas d’accord parce que j’avais peur de perdre mon boulot. Ou même parce que de toute ma vie je n’ai jamais su dire non à quoi que ce soit. Oui, je ne me suis jamais autorisé à interroger le système dans lequel j’évolue. Je ne suis pas une courageuse. Mais je ne le suis pas plus ni moins qu’une autre. Mais quand bien même nous serions 300 sur le banc des accusés, cela ne justifie en rien ce que j’ai fait. J’ai merdé. Et je vous le dis enfin« .
Ça aurait de la gueule, madame Boulanger. Je mets ces mots dans votre bouche, je pourrais tout aussi bien les mettre dans la bouche d’un autre. Même si certains assis près de vous semblent très sûrs de leur place et de ce qu’ils ont fait. Ça tombe sur vous parce que contrairement aux autres, vous n’avez pas été très capable de donner du sens aux chiffres que l’on vous soumettait. Vous aviez l’air d’une écolière devant l’inspecteur d’Académie lors d’une visite dans la classe. Il a même fallu l’intervention de M. Wenes, le Directeur Général adjoint, pour vous venir en aide et éclairer un chiffre. Est-ce qu’une seconde, alors que M. Crozier, très haut cadre de l’entreprise – au moins aussi haut que vous et peut-être bien plus je ne sais pas exactement – était en train de témoigner de la brutalité organisée du management chez Orange, vous avez eu envie d’être à sa place ? A juste trois mètres de vous mais tellement loin de votre vie d’acceptation. Avez-vous été silencieusement indignée lorsque M. Crozier a narré le suicide d’une salariée sur son site industriel en soulignant que pas un seul cadre de la Direction Nationale – ni M. Lombard ni les autres – ne sont venus sur place pour témoigner de leur soutien aux salariés évidemment choqués et désemparés en même temps qu’aucun d’entre eux n’a présenté ses condoléances à la famille de la jeune femme qui s’est jetée par la fenêtre sous le regard de ses collègues ? Qu’avez vous pensé lorsque M. Crozier nous a raconté que la jeune femme agonisante sur le ciment de la cour de l’entreprise lui disait « j’ai froid » avant de mourir quelques heures plus tard ? Un instant, avez-vous eu honte d’être de ceux qui, sur l’autel de la compétitivité, terme poli et policé pour parler de rentabilité, sont accusés d’avoir mis en place ou collaborés à un système majeur de harcèlement moral au sein de l’entreprise pour laquelle vous travaillez ?
Une dernière question de la part d’un profane des bilans comptables à votre intention et à celle de vos collègues accusés : On les met dans quelle case les 58 femmes et hommes qui se sont suicidés entre 2008 et 2010 ?…. Dans la case « pertes et profits » ?
Dessins de Claire Robert.