Jour 14 – « Ils ont exigé des fauteuils » (visite à une installation judiciaire)

Les audiences des 27 et 28 mai 2019 du procès France Télécom, vue par Serge Quadruppani, auteur de romans et d’essais, d’articles en ligne et sur papier, traducteur de l’italien, directeur de la collection « Bibliothèque italienne » chez Métailié, derniers livres parus Le monde des Grands Projets et ses ennemis, Voyage au cœur des nouvelles pratiques révolutionnaires, Éditions La Découverte et Sur l’île de Lucifer, Snag/La Geste Éditions.

Sur l’architecture du nouveau palais de justice de Paris, beaucoup a déjà été dit, ici et ailleurs. Disons qu’avec son apparence de hall d’aéroport, elle est l’une des dernières illustrations de cette tendance à tout calquer sur la pointe avancée de la sphère de la circulation du capital, le transport aérien (on sait que la SNCF cherche à transforme ses trains en avions low cost, avec un succès discutable). Ce qui distingue peut-être particulièrement les lieux, c’est cette insistance sur la lumière, une luminosité envahissante, dure, qui découpe le bord des choses et interdit les nuances de l’ombre. Un tel choix est à l’évidence en syntonie avec cet imaginaire de la transparence (publicité des débats et recherche de la vérité) qui est constitutif de l’Institution et que les vitres omniprésentes et les rambardes de verre rendent redondant. La Justice est là pour faire toute la lumière, on le sait, c’est du moins ce qu’elle prétend. Avec le procès de France Télécom, elle devrait donner à voir les méthodes de management qui ont entraîné un certain nombre de suicides. Mais précisément, qu’avons-nous vu ?

Dans la salle d’audience, les bancs réservés au public sont à une telle distance de l’écran où sont présentées les pièces principales du dossier, et la sono est si déficiente, qu’on a déjà bien du mal à voir et à entendre. Mais ce n’est pas là le principal obstacle à l’entrée de la lumière. Ce qui rend toute chose opaque, ce sont ces neuf personnes alignées à droite, cette première ligne qui s’appuie sur une troupe d’avocats en rang serré, soutenue sur son flanc droit par la cavalerie des assistantes studieuses paissant en permanence leurs ordinateurs. Sept hommes et deux femmes font face à de pugnaces avocats des parties civiles et doivent régulièrement venir se placer dans la ligne de mire d’une présidente qui, après avoir lu d’interminables pièces à conviction avec l’application d’une maîtresse d’école qui met le ton, va mener l’instruction à la barre sans trop les ménager. Mais il en faudrait davantage pour les ébranler. Ils en ont vu d’autres, ce sont des managers.

Il faut voir avec quelle vivacité, quand il se sent mis en cause, ou bien pour venir à l’aide d’un autre en difficulté, tel ou telle de ces personnages bondit sur ses pieds, presque toujours aussitôt appuyé par une avocate vouée au rôle de grenadier de l’avant qui se campe à son côté, en fière position, jambes écartées, une feuille comme une munition détonante à la main, parfois aussitôt suivie par une assistante venue lui murmurer quelque suggestion stratégique, de sorte que parfois, pour l’interrogatoire d’un seul prévenu, ce sont quatre personnes qui bourdonnent autour de la barre, au risque que l’un ou l’autre des costards-cravate-chemise bleu entre en collision avec un collègue qui vient de se relever. Pas de doute, des gens qu’habite un tel élan ne doutent pas.

Ne doutent toujours pas.

Il y aurait pourtant de quoi, quand on essaie d’imaginer ce que recouvrent des termes de leur novlangue tels que « objectifs de déflation du personnel », « départs incités », « sorties pilotées », « réduction du confort dans les postes non prioritaires ou stratégiques », « difficulté dans la mise en œuvre de la mobilité », « doper la fluidité interne », « cette décroissance nette des effectifs n’est pas suffisante pour poursuivre l’optimisation du personnel », « 25 cas d’employabilité réduite en cours de traitement ». Ou quand on entend M. Nouhaud, directeur général Martinique et Guyane raconter les pressions subies pour lui faire accepter un contrat de fin de carrière. Né de parents analphabètes, entré dans la vie active à 13 ans, après plusieurs métiers manuels, il a été recruté en 1974 sur concours des PTT, il a passé ensuite tous les concours internes. Il nous expose avec insistance les mérites « considérés comme exceptionnels » qui lui ont « valu d’être envoyé sur les postes les plus délicats », par exemple dans cet outre-mer où le directeur précédent a dû être remplacé pour cause de conflits sociaux. On sent que France Télécom, pour lui, c’est une supermaman et quand maman va le rejeter, c’est toute sa vie qui va basculer.

«Ce qui arrive ensuite», raconte-t-il, « dépasse l’entendement. C’est arrivé tellement vite qu’il y a eu un effet de sidération, le personnel était mort de peur. Avec ces trois nouveaux dirigeants à la tête de France Télécom, c’est un rouleau compresseur auquel on me demande de prêter allégeance. « Tout le monde nous regarde », me disait-on. Il fallait provoquer des départs forcés. Je refuse alors de mettre en place des techniques de harcèlement pilotées depuis Paris, qui reposent sur des techniques de culpabilisation, avec un coupable considéré comme contagieux, que tout le monde doit fuir. On nous dit que la situation est catastrophique et on nous en fait porter la responsabilité. Il s’agit d’aboutir à une infantilisation du personnel, à faire perdre l’estime de soi, à faire en sorte que la personne visée se sente déshonorée dans ses capacités professionnelles. « La récré est finie », nous annonce-t-on. Lors d’un rendez-vous dans un hôtel, une envoyée de la direction m’annonce : « on te détruira au même titre que ton épouse si tu refuses de partir ». Sa femme en effet, travaille chez Orange et quand Nouhaud est convoqué à Paris pour entretien, la veille elle reçoit un courriel annonçant sa rupture de contrat. Le même courriel, mystérieusement, est adressé au service de Nouhaud. L’entretien avec le directeur groupe des relations humaines, Olivier Barberot se fait dans les larmes. « Alors qu’on se tutoyait… » dit Nouhaud, qui se détourne la barre pour regarder vers Barberot assis juste derrière lui : « il me vouvoie ». Barberot hausse les épaules.

On présente à Nouhaud pour signature une demande de retour en métropole et il signe en rajoutant : « contraint et forcé par les pressions sur ma femme et moi » mais les prévenus affirment qu’il a rajouté cette mention ensuite – version bien affaiblie par le fait qu’ils sont incapables de fournir leur propre exemplaire de la demande. Un dirigeant, en pleurs lui aussi, lui dit : « je ne peux rien pour toi. On a fait un carton sur toi parce que c’était le seul moyen de te dégager. » En métropole, on lui confie une mission bidon pour le faire craquer, mission dont on le dispense quand il décide pour finir de signer un Contrat de Fin de Carrière. « Voilà », conclut Nouhaud, « comment se terminent 35 ans de travail à France Télécom ».

Sur les bancs de la défense, Me Maisonneuve (tiens, lui, je l’ai connu voilà 30 ans en défenseur d’indépendantistes corses) se lève pour l’interroger sur le cas d’un M. Doublet dont le témoignage tendrait à prouver que Nouhaud est victime d’une politique qu’il avait jusque-là appliquée. Il apparaît qu’en effet, Nouhaud aurait invité à dîner à la maison Doublet le samedi soir avec son épouse, en toute convivialité, pour l’inciter vivement à signer un contrat de fin de carrière et le malheureux s’est retrouvé ensuite mis dans des conditions pénibles, avec un climatiseur coupé et autres aménités, pour l’inciter à partir. Nouhaud n’est pas une victime immaculée, ce qui peut certes ébranler notre sympathie pour lui, ses tremblements, sa honte aujourd’hui à avouer qu’il a été cadre de France Télécom, et ses difficultés à toucher 150 000 euros qui lui étaient dus. Mais, cher maître, cela n’enlève rien à ce qu’il a subi.

Barberot se lève pour la énième fois. On sent, à son espèce de dandinement à la barre, qu’il est habité par son sujet. Ce ne sont pas des gens qui avaient démérité, assure-t-il, c’est la structure qui a changé. Mais alors si, comme lui et ses collègues ne cessent de le répéter, tout cela était normal, simple évolution dictée par les lois de l’économie, comment expliquer que ses collègues et lui mettent tant de passion et de volonté pédagogique pour expliquer à une présidente sceptique qu’ils n’étaient, aux très hauts postes qu’ils occupaient, jamais responsables de rien de précis dans tout ce qui est raconté ?

A la pause, un jeune et joli flic tient à venir exprimer sa sympathie aux parties civiles. « Vous vous rendez compte, ces gens-là (il parle des prévenus), ils ont exigé d’avoir des fauteuils (les prévenus ordinaires doivent se contenter de sièges rabattables) et on nous a pris les nôtres pour qu’ils puissent s’asseoir confortablement. De toutes manières, si la police était une boîte privée, nous aussi nous pourrions faire un procès du même genre. Il y a un suicide de policier tous les deux jours. » La ligne de front de la lutte des classes a parfois de ces zigzags.

L’ami Eric m’apprend que les syndicats ont écrit à la direction pour savoir si c’était l’entreprise qui payait la défense. On attend toujours la réponse. Condamnés, les prévenus devront sûrement payer de lourdes indemnités mais les sommes seront-elle prises dans leurs escarcelles ? Et de toute manière, même si c’est le cas, vu ce qu’ils ont pu accumuler en capitaux réels ou symboliques, il y a fort à parier qu’ils ne se retrouveront jamais sur la paille. En fait, me suggère-t-on, la principale vertu de ce procès est peut-être d’obliger ces gens à rester assis de 13h30 à 21h pendant un mois et demi, livrés à notre observation. Ce procès, finalement, c’est une sorte d’installation judiciaire, comme il y a des installations artistiques : bien plus que dans son objet apparent, son intérêt réside dans les réflexions qu’il suscite.

Ce que nous avons sous les yeux, en effet, c’est plus que des messieurs bedonnants (pour les retraités) ou qui ont su rester sveltes (pour les encore actifs), des montres de prix et des chaussures idem : c’est une forme de vie. En témoigne le fait que certains des mails les plus compromettants ont été émis à 22h48 et 22h59. Ces gens ne comptaient pas leurs heures, ils étaient corps et âmes dans leur fonction. Il faut aller au procès France-Télécom pour voir en face ce qui nous gouverne, l’habitus de son personnel et ses techniques de domination. La réaction des e-bataillons de la Macronie (on sait qu’elle dispose de quelques dizaines de personnes vouées à la surveillance et à l’influence sur internet, qui peuvent rameuter des troupes de bénévoles) à l’article du Monde qui avait osé parler, à propos des prévenus, de « premiers de cordée », montre que le journal officieux de tous les pouvoirs a effleuré un point « touchy », comme ils disent.

Face aux résistances, le manager recourt volontiers à deux techniques : l’individualisation-psychologisation, et le déni pur et simple. On a pu le vérifier avec les auditions de Mme Di Martino, qui mit en œuvre les « cellules de développement » crées par France Télécom, vite rebaptisées par le personnel « cellules de dégagement », et celle d’un psychologue clinicien, M. Guinchard, consultant en souffrance au travail spécialisé dans l’accompagnement des dirigeants, qui a participé à la création des « cellules d’écoute ». La première prétend que ses cellules de développement ne visaient pas à pousser les gens vers la sortie et quand on lui oppose les déclarations d’un de ses supérieurs qui reprend ses termes, elle objecte son « vécu ». Quand les parties civiles lui rappellent ses déclarations en interrogatoire ou des notes particulièrement explicites, elle ne se souvient plus. Quand des bouts de signifiants, assez glaçants, tombent du dossier : « créons une certaine instabilité des salariés, augmentons notre turn-over… », la rangée des premiers de cordée se mobilise, soutenue par la grenadière blonde en robe noire. Tout à coup, plus personne ne se souvient, et la chaîne hiérarchique éloigne dans l’infini les responsabilités : « c’est un compte-rendu personnel d’un collaborateur de collaborateur ». Quant à M. Guinchard, si fier de sa théorie de « la relation au travail », son blog « Ca va le boulot ? » contient quelques perles relevées par Me Topaloff : « la poule est concernée mais le cochon est impliqué », distinction qu’au nom de mon propre poulailler je ne peux que rejeter, mais surtout : « en 2009, à France Télécom, jamais les conditions de travail n’avaient été si confortables ». M. Guinchard était si heureux qu’on fasse appel à lui qu’il ne s’est pas attardé sur le fait que ces cellules qu’il créait, censées impliquer des médecins du travail (au risque de contrevenir au secret médical), étaient en contradiction avec le code du travail et il ne s’est pas davantage interrogé sur le motif pour lequel la DRH qui l’a recruté était « un peu inquiète » sur le climat de l’entreprise.

L’art du déni pratiqué sans cesse par les managers, nous l’avons sous les yeux à la tête de l’État quand Macron dit qu’ « il ne faut pas parler de violence policière dans un État de droit ». Il est au fondement de leur pratique, en ce qu’elle repose sur la négation de tout réel qui ne soit pas préhensible en termes économiques. Pour rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité, il était bon que les syndicats parviennent à porter sur le plan judiciaire la résistance au harcèlement patronal. Mais on ne doit pas oublier que si cette résistance a pris cette forme, c’est parce que la technique d’individualisation-psychologisation a fonctionné à plein, et qu’il n’y a pas eu de lutte collective d’ampleur en réaction aux attaques managériales. Ce qu’on appelle maintenant « souffrance au travail » était nommé autrefois « aggravation de l’exploitation ». C’était quand même plus clair, non ? Pour la masse des salariés, une belle et bonne grève à outrance aurait sûrement bien davantage « restitué une marge de manœuvre » pour reprendre les termes du psychologue-clinicien, que toutes les bonnes paroles des psychologues-techniciens.

Dessins de Claire Robert.