Impressions d’audience de Thomas Coutrot, économiste, membre d’Attac, auteur de Libérer le travail (Seuil, 2018) et dessins de Claire Robert
Ce lundi 6 mai à 16h, dans la salle bondée du tribunal correctionnel de Paris, ces huit-là sont seuls debout. Quatre (ex)-hauts dirigeants de France Télécom et quatre présumés « complices » de moindre rang, écoutent la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, lire les sévères réquisitions des juges d’instruction qui les accusent d’avoir mis en place ou exécuté « une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et à créer un climat professionnel anxiogène ». Moment intense d’émotion dans la salle, pour les victimes encore vivantes, pour les familles des disparus et pour tout le public. Mais cette audience d’ouverture a connu d’autres péripéties moins prévisibles.
Alors que la présidente aurait pu se borner à l’appel nominatif des accusés, parties civiles et témoins, et à la lecture des réquisitions, les avocats de la défense ont cru utile d’engager tout de suite le combat en demandant le rejet par le tribunal de 119 parties civiles qui s’étaient manifestées seulement quelques semaines avant le procès. Leur argument : les droits de la défense seront nécessairement violés car il sera impossible d’examiner dans le détail chacun des 119 cas pour déterminer les préjudices subis et les éventuelles responsabilités des accusés. Et les avocats des prévenus de dénoncer ceux des parties civiles qui auraient « battu le rappel » et « pris des postures » pour tenter de gonfler les chiffres des victimes afin de rendre crédible la thèse d’un « système de harcèlement à France Télécom ».
Or ce ne sont pas des cas individuels, mais précisément une « politique d’entreprise » qui est jugée lors de ce procès hors norme, prévu pour durer jusqu’au 13 juillet. La manœuvre tentée d’emblée par leurs avocats montre que ces grands patrons ne veulent pas le comprendre. Si l’ordonnance de renvoi devant le tribunal, rédigée par les juges d’instruction Brigitte Jolivet et Emmanuelle Robin, analyse en détail 39 cas de salariés harcelés, dont 19 suicides, ce n’est pas pour déterminer la part de responsabilité de MM. Lombard et alii dans le sort fait à chacun : c’est pour caractériser juridiquement la politique qu’ils ont menée entre 2006 et 2010. De ce point de vue la conclusion des juges d’instruction est sans ambiguïté : il s’agit de harcèlement moral comme « politique d’entreprise ».
Après une brève interruption de séance c’est ce que leur a signifié sèchement la présidente du tribunal, suivant les avis de la procureure de la République et des avocats de Sud PTT, Sylvie Topalov et Jean-Paul Teissonnière. Une première victoire pour les victimes, sans aucun doute, mais qui laisse peut-être un goût de regret : cette victoire est liée au chef retenu par les juges d’instruction, celui de harcèlement moral, et ne fait pas oublier leur refus du chef, plus lourdement sanctionné, d’homicide involontaire, demandé par les avocats des parties civiles. N’aurait-il pas été plus dissuasif pour les dirigeants des grands groupes, de voir leurs collègues et amis de France Télécom condamnés pour « homicide », même involontaire, plutôt que pour harcèlement ? En l’espèce, les peines maximales encourues dans ce procès ne sont que d’un an de prison et 15 000 € d’amende, trois fois moins que pour homicide involontaire. Car les juges d’instruction ont repoussé ce dernier chef au motif du caractère « multifactoriel » des suicides, qui rendrait difficile d’établir un lien certain avec le travail. Même quand les victimes ont laissé des lettres attribuant à France Télécom l’exclusive responsabilité de leur geste…
Mais le regret est inutile. Au-delà de la reconnaissance de la souffrance des victimes et du cynisme des accusés, l’enjeu essentiel de ce procès pour l’avenir est clair : faire planer, ou non, une épée de Damoclès sur les dirigeants qui mènent des restructurations à marche forcée pour satisfaire leurs actionnaires. Selon l’ordonnance de renvoi, « les dirigeants de France Télécom ont fait le choix de transformer vite, vite, une entreprise de 108.000 salariés dans le déni de son histoire et de sa culture de service public au détriment des conditions de travail des salariés et de leurs droits sociaux ». D’où la « peur » du « haut management » que décrivent Les Echos (1) : « ce que décidera le tribunal dans cette affaire risque d’avoir de sérieuses conséquences pour les entreprises (…) comme un avertissement à l’heure où Air France et la SNCF engagent de lourdes réorganisations ».
Et en effet, rien ne serait plus faux que de considérer France Télécom comme une exception honteuse au sein d’un CAC 40 adepte d’un management humaniste. Les restructurations permanentes sont une technique généralisée d’insécurisation, de mise sous tension des salarié.es et d’extraction de « cash flow » dans la plupart des entreprises d’une certaine taille. Ce ne sont pas les extrémistes de Sud PTT qui dénonçaient en 2010 « la fréquence accrue des réorganisations, restructurations et changements de périmètre des entreprises, qui impactent tout ou partie de l’organisation et modifient parfois brutalement les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur activité », « l’intériorisation par le management de la financiarisation accrue de l’économie, qui fait de la performance financière la seule échelle de valeur dans les comportements managériaux », ou « le développement des organisations matricielles et du reporting permanent, ainsi que certains comportements managériaux » : c’est l’actuelle ministre du Travail (2).
Une récente enquête du Ministère du Travail confirme la fréquence et la toxicité de ces modes de management autoritaires. Ainsi sur une seule année, en moyenne deux salariés sur cinq, tous secteurs confondus, disent avoir vécu un changement organisationnel qui a « fortement modifié leur environnement de travail » (3). Mais très peu sont associés aux décisions : parmi ceux qui ont vécu un tel changement, moins d’un sur cinq estime avoir été consulté et avoir pu influencer sa mise en œuvre. Bien plus souvent (pour 37 % d’entre eux), ils estiment ne pas avoir été correctement informés et encore moins consultés sur les changements. Dans ce cas, leur santé mentale s’en ressent fortement, puisque 21 % présente un symptôme dépressif, deux fois plus que la moyenne des salariés.
Ces changements à marche forcée sont donc très certainement pathogènes. Pour autant, constituent-ils tous des « agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité, d’altérer la santé physique ou mentale ou de compromettre l’avenir professionnel » des salariés, comme le dit la définition du harcèlement moral par le code du travail ? Peut-être pas. Mais il fait peu de doutes que des enquêtes judiciaires menées dans d’autres entreprises que France Télécom montreraient des processus similaires, même si tous les PDG n’ont pas la franchise de Didier Lombard qui déclarait en 2006, comme le rapportent les juges d’instruction dans leur ordonnance : « je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte ». Ses pairs, en tout cas, ne semblaient pas juger pas sa stratégie particulièrement atypique ou honteuse, bien au contraire, puisqu’au moment des faits qui lui sont reprochés, il recevait de mains prestigieuses le « Prix de l’Innovation dans le Management de l’Innovation » (4) et le « Grand prix : manager BFM 2008 » (5).
Bien sûr, le climat a changé depuis 2008 : la crise politique déclenchée par « l’épidémie des suicides » à France Télécom a sensibilisé les managers à la question des risques psychosociaux. Mais les politiques de prévention mises en œuvre ces dernières années en restent pour l’essentiel à la détection et au soutien des salariés « fragiles » plutôt qu’à la réforme en profondeur d’un management toxique et autoritaire. Et la discrétion de la plupart des dirigeants, bien plus prudents dans leur expression publique que M. Lombard, ne saurait faire oublier que le harcèlement moral managérial n’a pas besoin, pour être caractérisé, d’être intentionnel : il suffit que les pratiques de management aient « pour effet » la dégradation des conditions de travail. Hier un avocat de la défense « confiait, à l’extérieur de la salle, craindre ‘une décision inédite’ qui rendrait frileux à l’avenir tous les PDG confrontés à des plans de restructuration » (6). L’enjeu de ce procès est bien là : le tribunal osera-t-il envoyer aux dirigeants des grands groupes un message clair sur le danger personnel qu’ils courraient à risquer la santé et la vie de leurs salariés pour des impératifs de rentabilité financière ?
(1) Valérie de Senneville, « Harcèlement chez France Télécom : l’affaire qui fait peur », 10/07/2018.
(2) Henri Lachmann, Christian Larose, Muriel Pénicaud, « Bien-être et efficacité au travail – 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail », Rapport fait à la demande du Premier ministre, p. 3.
(3) « Insécurité du travail, changements organisationnels et participation des salariés : quel impact sur le risque dépressif ? », Document de travail Dares, n° 214, septembre 2017.
(4) Lors de la soirée de remise des Trophées du Management de l’Innovation : créés en 2007 et co-organisés par le Groupe Express-Expansion, BearingPoint, l’Ecole des Ponts ParisTech et TNS Sofres,ces trophées récompensent les entreprises présentes sur le territoire français qui font preuve des meilleures pratiques en termes d’innovation (https://www.edubourse.com/finance/actualites.php?actu=44621).
(5) Remis par Éric Woerth, ministre du Budget, à l’occasion de la cérémonie des BFM Awards, la quatrième du genre, qui avait lieu au Théâtre Marigny, à Paris, en présence de très nombreuses personnalités du monde des affaires. (https://www.latribune.fr/journal/archives/edition-du-1811/der/76668/didier-lombard-grand-prix-manager-bfm-2008.html)
(6) Matthieu Pelloli, « France Télécom : une première audience très technique pour un procès exceptionnel », leparisien.fr, 06/05/2019, 18h23.