L’audience du vendredi 13 mai vue par Rachel Saada, avocate en droit du travail et protection sociale. Son cabinet, L’Atelier des droits, a défendu la cause des familles des salarié·es du Technocentre de Renault qui se sont suicidés entre 2006 et 2007.
Vendredi 13, il fait beau, très beau mais pas encore chaud.
L’huissière est installée à une table devant la première chambre de la cour pour pointer les présents.
C’est la plus belle et la plus grande salle du « vieux palais ». Tandis que les peintures, les lustres, les fauteuils et les boiseries sont du 19ème siècle, les écrans et rétro-projecteur accrochés il y a peu ont trainé la salle jusqu’au 21ème siècle.
Ici on arrive presque à croire que la justice va bien et qu’elle a les moyens, qu’on respecte les gens, qu’on prend le temps de les écouter et peut être de les comprendre.
Comme les prévenus ont fait appel, on recommence tout comme si les premiers juges n’avaient rien fait du tout, comme si le jugement de première instance et ses 353 pages n’existait pas, comme si la société Orange ne l’avait pas accepté.
Oui, on refait tout parce que les premiers juges ont pu se tromper, parce que c’est ça le 2ème degré de juridiction. Et il ne faut pas le déplorer.
Ici quand on vous demande pourquoi vous avez fait appel, ce n’est pas en vous faisant les gros yeux et en vous proposant de vous désister sous la menace voilée d’une aggravation de la peine, comme on le voit souvent.
Ici, on a affaire à des délinquants qui n’en portent pas le nom sauf sous la plume d’un journaliste qui parlera de délinquance en col blanc, ce qui ne veut plus rien dire car il n’y a plus de cols bleus et que les patrons ne portent pas seulement des chemises blanches.
L’audience commence bien car la présidente fait lecture de l’arrêt Ryan Air du jour même et annonce qu’il donnera lieu à un communiqué de presse.
C’est une bonne décision pour les pilotes, les personnels navigants commerciaux, les syndicats et l’URSSAF.
Ryan Air, compagnie aérienne low cost qui nargue depuis tant d’années notre droit du travail et de la sécurité sociale et notre droit fiscal tout en profitant de nos installations aéroportuaires est à nouveau condamnée pour travail dissimulé et ça ce n’est pas tous les jours !
Le patron n’est pas venu écouter les condamnations, trop occupé sans doute à tricher ailleurs, et c’est une avocate perchée sur des talons de 12 cm qui prend note de l’arrêt.
Les avocats des syndicats et des pilotes sont là aussi et des sourires illuminent leurs visages.
Les dirigeants de France Télécom font semblant de ne pas s’y intéresser.
Vers 9h45, la Présidente, Pascaline Chamboncelle-Saligue ouvre la troisième audience. Les séances sont programmées du 11 mai au premier juillet entre une série de thèmes à aborder et les différents moments des réquisitions et des plaidoiries.
La Cour rend d’abord une décision concernant des exceptions de procédure soulevées par les prévenus dès le premier jour et déjà rejetées en première instance.
Elle a décidé de les joindre au fond c’est-à-dire de les juger plus tard en même temps que l’ensemble des faits reprochés.
On peut s’étonner de ce bis repetita mais c’est le propre d’un avocat que de s’obstiner et il ne faut pas le regretter comme c’est le propre d’une cour d’appel de tout recommencer et il ne faut pas le regretter non plus.
Sauf que la Cour a décidé de ne pas entendre les experts et les témoins de première instance, ceux qui avaient permis aux juges de mieux comprendre ce qui s’était joué, ce qui s’était passé de complètement fou dans cette histoire de plan NEXT, ACT, TOP et autre globish mondialisé des acronymes.
Ça fait un peu peur car ça laisse toute la place aux Lombards et autres Wenes qui bien qu’au cœur du réacteur n’acceptent ni leur condamnation ni leur responsabilité.
Ça fait un peu peur car la présidente a commencé l’audience en disant à Didier Lombard « je l’ai déjà dit, l’idée est de ne pas vous soumettre à la question ».
On sait que la question est un interrogatoire avec torture datant du Moyen-Age et on ne voit pas en quoi une justice rendue en public avec des prévenus libres et assistés de nombreux conseils pourrait y être assimilée.
La torture, ce sont ceux qui sont morts qui l’ont subie et qui ont vu dans leur geste fatal le seul moyen de la faire cesser.
La torture, c’est pour ceux qui restent avec leur chagrin de père, mère, frère, sœur, fils, fille, mari ou femme.
La torture ce sont ceux qui ont perdu leur emploi de façon indigne qui l’ont connue.
Soyez tranquille Madame la Présidente, quel que soit le nombre des questions que vous poserez et l’insistance qui sera la vôtre face à des réponses hors sujet ou évasives, vous ne soumettrez personne à la question !
Il me vient une peur quand vous imaginez que notre processus judiciaire puisse être une torture, celle que vous doutiez de l’opportunité des poursuites engagées.
J’ai peur aussi quand je vous entends lire devant un Didier Lombard aux anges, le témoignage du Gouverneur de la Banque de France qui déclare à son propos « il a sauvé l’entreprise… les contraintes sur le personnel étaient dures mais les dirigeants devaient veiller à ce que l’entreprise perdure… »
Il ne m’en faut pas plus pour partir vers un sens caché psychanalytique : perdure c’est aussi perd et dure ou c’est encore père dur…
Mais je m’égare, Didier Lombard n’est pas en thérapie, loin s’en faut et côté narcissisme, il est plutôt plus doté que pas assez !
Ecoutons-les encore ces gens puissants…
Lombard dit « 2006 c’était l’annus horribilis »
« Comme dirait la Reine d’Angleterre ! » fait remarquer la Présidente, on ne sait pas pourquoi.
Lombard s’apprête à parler des 40 milliards d’endettement, de la baisse de la note donnée à l’entreprise par les agences de notation, passée à BBB moins.
La Présidente lui demande de recourir à un vocabulaire simple et compréhensible pour parler du contexte économique.
Et Lombard de répondre : « En deux mois Madame la Présidente vous allez vous habituer à mon vocabulaire ».
Je ne prône ni n’aime la déférence à l’égard des magistrats mais moins d’arrogance ne nuirait pas !
Didier Lombard poursuit ses explications et parle de drame dramatique et de diagramme de la soupière en disant « vous aimez bien les dessins Madame la Présidente » comme s’il s’adressait à une enfant.
Bref le diagramme de la soupière c’est ce qui préfigure la tempête.
« Comment avez-vous fait connaître l’existence de la tempête aux salariés ? » demande la Présidente. « Tous les 6 mois on allait chez Disney avec 1000 cadres environ. Ils étaient enthousiastes sur mes propositions et ils voulaient aller encore plus vite que moi, ils ne m’ont pas freiné au contraire. »
On reste sans voix…
La Présidente l’interroge maintenant sur l’organisation matricielle pour comprendre de quoi il s’agit et quel en est l’intérêt. Elle n’aura aucune réponse intelligible. « On n’a rien inventé c’est comme ça partout mais moi je voulais que le vertical et l’horizontal soient équilibrés »
Une verticale et une horizontale, comme ça chacun porte sa croix mais pour la réflexion on repassera !
Un avocat des parties civiles demande à Didier Lombard : « Pourquoi on annonce 22 000 départs lors de la conférence de presse du 14 février 2006 (ça représente environ 20 % du personnel sur les 100 000 fonctionnaires en poste à l’époque) ? »
Réponse : « je ne sais pas, je n’y étais pas mais c’est une bonne question »
On croit rêver…
Au tour de l’avocat général qui demande : « Pourquoi resserrez-vous votre comité de direction en juin 2006 ? »
« Parce que les ouvrages de management disent qu’il ne faut pas plus de 8 collaborateurs en prise directe et il y en avait 30 quand j’ai pris la suite de Thierry Breton ».
Voilà, on sait ce que faisait Didier Lombard pendant la conférence de presse du 14 février 2006, il potassait des ouvrages de management.
Enfin, l’avocat de Didier Lombard intervient, non pas pour poser une question, mais pour rappeler que son client a 80 ans et qu’on l’interroge sur des faits qui ont plus de 20 ans (en fait, 16 ou 17 ans) et que comme il va faire chaud il faudrait éviter de l’interroger l’après-midi.
C’est un peu comme s’il oubliait que si tout le monde est là, de nouveau c’est précisément parce que son client de 80 ans l’a voulu…
Après une pause à 11 h l’audience reprend à 11 h 15 pour durer jusque 14 h et c’est au tour de Louis Pierre Wenes, directeur des opérations France de venir à la barre.
Il est en forme et bavard ; il a sa version de la souffrance des salariés : « C’est pas nous qui avons infligé de la souffrance c’est l’ouverture à la concurrence qu’on devait faire, ils avaient l’impression qu’on leur arrachait leur travail, c’est ça qui leur a fait le plus de mal ».
Le ton est donné, une fois de plus les dirigeants dénient la moindre responsabilité sur le fond comme sur la méthode.
La présidente demande s’il a pris la mesure que compte tenu de son rôle, de sa place et de son titre, les gens ne pouvaient que minorer leur propos sur la dureté de ce qu’ils vivaient, c’est ce qu’on appelle un biais dira-t-elle fort justement plus tard au cours des débats.
Il répond, content de lui, « Je suis un vieux renard et je cherche à comprendre au-delà de ce qu’on me dit, je parle avec des gens au hasard, je me promène, je regarde et je peux vous dire qu’il n’y a jamais eu de malaise généralisé, il n’y a jamais eu de piquet (de grève) qui m’attendait pour me dire on arrête tout ! Sauf en Corse où ils réclamaient 20 postes en plus ; ils avaient flingué 1/3 des lignes et bloqué les serrures des armoires avec du chewing-gum. Alors j’y vais et je les trouve en grève ! Normal que je refuse de discuter. Sinon c’est la seule fois où j’ai eu un problème, ça doit être leur caractère insulaire »
Pincez-moi, je rêve…
Mais Merci la Corse !