Texte d’Eric Louis, ancien cordiste, membre du collectif “Cordistes en colère”.
Le 21 juin 2017, Quentin, ouvrier cordiste de 21 ans meurt enseveli au fond d’un silo de drêches [1], sur le site agro-industriel Cristanol, filiale du groupe Cristal Union, à Bazancourt.
Le vendredi 4 octobre 2019 se tenait l’audience du procès de cet accident.
Sur le banc des prévenus, Julien Seillier, gérant d’ETH, l’entreprise de travaux en hauteur qui employait Quentin en intérim.
Grand absent de ce procès, Cristanol, malgré les lourdes charges qui peuvent lui être imputées, n’a pas été cité à comparaître pénalement.
Cette anomalie s’est avérée au final n’être qu’une des composantes de l’iniquité qui a caractérisé cette journée de débat très particulière.
Si elle avait pu être filmée, l’audience aurait servi d’exemple dans les écoles de justice de classe à la solde de la grosse industrie.
Vers 16 heures 15, tête basse, nous sortons d’un pas lent et lourd de la salle d’audience.
Couvrant le brouhaha, le bruit de la circulation, une voix calme résume cette journée hallucinante à plus d’un égard : « Ils ont tué Quentin une deuxième fois. »
À ce moment, je cherchais à mettre des mots sur ce que je venais de vivre : ils ont sali la mémoire de Quentin… ils ont craché sur sa tombe… ils n’ont été que mépris. Tout ça oui, bien sûr, évidemment. Mais ce n’était pas que ça.
C’était plus que ça.
C’était pire que ça.
Ils ont tué Quentin une deuxième fois.
Dès 9 heures, la séance démarre mollement. Pierre Creton, le président de la cour tourne les pages de l’épais dossier, lisant l’exposé des faits d’une voix monocorde. Déjà, son manque d’intérêt, sa lassitude transparaissent. À tel point qu’à mes côtés, Valérie, la mère de Quentin me regarde d’un air étonné et interrogateur.
Elle a saisi son détachement.
Elle comprend que Pierre Creton découvre le dossier à mesure qu’il présente l’affaire.
Valérie, mère courage venue du fond des Côtes d’Armor, laissant pour un jour son travail de femme de ménage, n’est pas au bout de ses peines. Au bout de sa peine.
Le président de la cour passera du détachement au manque de partialité.
Du manque de partialité au parti-pris.
Charles est le premier témoin à s’exprimer à la barre. C’est un membre de l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires. Cordiste expérimenté, formateur chevronné, en France comme à l’étranger, il est là pour apporter un éclairage technique.
Las. Si au début de son intervention, structurée et argumentée, Pierre Creton l’écoute, rejeté en arrière, l’air blasé, les bras croisés, très vite il va montrer son agacement.
Trouve-t-il l’exposé de Charles trop long ?
Est-ce que les arguments techniques le dépassent ?
Ou bien sent-il que ces arguments sont de nature à faire basculer le procès du côté où il a choisi qu’il ne basculerait pas ?
Ses questions visent clairement à déstabiliser Charles. Mais le bonhomme reste inébranlable, sûr de lui et de son savoir.
Vient ensuite le tour d’Anthony. Il était dans le silo avec Quentin ce 21 juin 2017. Il est la dernière personne à l’avoir vu vivant. À avoir entendu le son de sa voix.
Posément il raconte qu’il a lui-même été enseveli jusqu’au cou. Et qu’il a eu la vie sauve grâce à l’aide apportée par François et Anthony, descendus en vain dans le silo au secours de Quentin. Et à un système de sauvetage improvisé, bricolé par Christophe et Clovis, restés de faction au trou d’homme, tout en haut du silo.
Imperturbablement, il explique avoir cessé de s’enfoncer dans la drêche qui emportait son corps par le fond vers une mort certaine, quelques secondes après avoir entendu hurler loin au-dessus de sa tête « Fermez les trappes ! Fermez les trappes ! »
Au mépris de toute déontologie, Pierre Creton essaiera de lui faire dire que les trappes étaient fermées. Jouant sur les quelques minutes pendant lesquelles Anthony, épuisé par l’effort, enseveli au fond d’un silo surchauffé, dans l’obscurité, étouffé par la poussière, après avoir vu Quentin disparaître, a failli perdre la vie.
Par cette insistance, le président de la cour montre qu’il a compris l’enjeu que représente le pilotage des trappes de soutirage, alors que des ouvriers sont à l’intérieur du silo.
Insistance qui ne laisse pas d’interroger quand on sait que la manœuvre de ces trappes est du ressort et de la compétence des techniciens de Cristanol. Et que Cristanol n’est pas cité à comparaître pénalement. Pourtant la circulaire DAS/11 no7033 du 29 mars 1979 précise : « Avant la visite : (des ouvriers dans le silo NDA) > arrêter l’alimentation et la vidange en condamnant à l’arrêt les systèmes distributeurs. > Verrouiller à l’arrêt tous dispositifs destinés à faciliter l’écoulement des matières. » Les termes de cette circulaire sont sans ambiguïté.
Daniel Larigaudière, directeur du site au moment du drame, lors de la réunion du CHSCT du 26 juin 2017, est interrogé par Justine Vancaille, inspectrice du travail : « Quelle est la règle concernant les trappes de soutirage ? Doivent-elles être ouvertes ou fermées pendant l’intervention des cordistes ? » Il répond : « Par défaut, les trappes sont ouvertes. »
Justine Vancaille vient témoigner à son tour. Les conclusions de son enquête, diligentée à la suite de l’accident pointent clairement les manquements et les infractions qui ont conduit au drame.
Frêle et droite, tout aussi clairement, elle les expose à la barre. Son rapport est lourd de 4 infractions imputables à ETH, et de 5 infractions imputables à Cristanol.
Pierre Creton ne s’en émeut pas outre-mesure, et bat en brèche les affirmations de Justine Vancaille.
Il sera appuyé par la substitute du procureur, représentant le parquet, silencieuse jusque-là.
Le parquet du tribunal de Reims n’a pas attendu le jour de l’audience pour manifester sa bienveillance envers le géant Cristal Union.
C’est lui qui a oublié de citer à comparaître l’entreprise. Pourtant, très vite, Justine Vancaille étonnée, avait saisi sa hiérarchie afin de faire revenir le parquet sur cette décision pour le moins surprenante. En vain.
Nous avons demandé à Matthieu Bourrette, procureur près le tribunal de Reims les raisons de cette position. « Je suis au regret de ne pouvoir répondre à vos questions. En effet, comme vous l’indiquez le tribunal correctionnel est à présent saisi et je souhaite réserver mes réponses au tribunal. » Nous n’avons pas vu Matthieu Bourrette dans la salle d’audience ce 4 octobre.
Nouvellement en poste à Reims, Marlène Bour-Borde, substitute du procureur, représente le parquet. Elle découvre le dossier deux jours avant l’audience.
Elle est sortie de sa léthargie pour annoncer son avis défavorable à la demande de supplément d’information, formulée par trois des quatre avocats présents, visant à faire comparaître Cristal Union pénalement. « Quentin Zaraoui-Bruat s’était volontairement détaché dans le silo et était sous l’influence de produit stupéfiant. » Cette assertion de Mme Bour-Borde éclate en caractère gras et rouges, en plein milieu de l’article rendant compte de l’audience, le lendemain dans le journal L’Union, le quotidien local.
Le rapport de l’autopsie de Quentin signale des traces de THC dans son sang, en quantité infime. Traces qui perdurent de longs jours après la consommation. En aucun cas le rapport ne montre que Quentin était sous l’influence de produit stupéfiant lors de sa journée de travail.
Cette affirmation est d’autant plus grave que la substitute du procureur représente le ministère public qui a mis ETH en examen. À ce titre, on était en droit d’attendre un réquisitoire à charge contre l’entreprise.
On a eu droit à une plaisanterie : 10 000 euros d’amende, avec sursis.
Maurice Lombard s’avance à la barre. Il est le représentant de Cristal Union, qui s’est vue citée à comparaître civilement.
Le président Creton jusque-là peu amène avec les témoins précédents, se redresse, projette son corps en avant. Il devient instantanément affable, attentif, réceptif. On est entre gens du monde tout à coup.
À la question « Existe-t-il des moyens mécaniques permettant de décolmater les silos, afin d’éviter de faire entrer des travailleurs à l’intérieur ? » Il répond « Je ne me souviens pas d’autres techniques. »
Personnellement, de mémoire, je peux citer des vibreurs, des canons à air, des camions-aspirateurs…
Il est étonnant que Maurice Lombard, directeur industriel d’un groupe qui pèse 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaire, ignore ces procédés.
À la question de l’avocat d’ETH « Est ce dangereux de faire intervenir des hommes dans un silo trappes ouvertes ? », il répond « oui ».
L’avocat sidéré insiste « Et l’idée de faire intervenir les cordistes en sachant que c’est dangereux ne vous dérange pas ? » La réponse est bredouillée et inaudible…
Sur la fin du témoignage de Maurice Lombard qui cherche ses mots, le président lui finit sa phrase pour « expliquer que le colmatage était dû à l’humidité ».
Sous-entendu : une cause étrangère à la responsabilité de Cristal Union. Pourtant, décider du taux d’hygrométrie que doit contenir le produit fini est une variable gérée en amont de l’ensilage, et dès sa fabrication. La drêche étant vendue au poids, plus humide, donc plus lourde, elle sera vendue plus chère. Au risque de colmatages réguliers, voire systématiques.
Au prix d’interventions régulières de cordistes.
Au prix de leur santé, leur sécurité, leur vie…
Mais ces considérations n’effleurent pas le président.
Rien ne doit venir gripper la belle mécanique de la justice de classe qui se déroule implacablement.
Les débats se terminent. Pourquoi les prolonger au reste ? Puisqu’aucun argument ne semble pouvoir infléchir un jugement qui était visiblement écrit par avance.
Pierre Creton appelle alors Julien Seillier. Et lui demande s’il a quelque chose à ajouter au sujet de ce drame. Les proches de Quentin attendaient peut-être des regrets, une once de compassion… au moins quelques paroles sur Quentin.
Ils auront droit à un bref et sec « C’est juste un échec ! »
En un ultime acte d’abject mépris, Pierre Creton clos la séance, n’invitant même pas les parents de Quentin à venir s’exprimer à la barre.
[1] Les drêches sont des résidus du brassage des céréales, généralement utilisés pour l’alimentation animale.