Corporate au Méliès (suite et fin)

Elle est DRH dans ce qu’on devine être une multinationale (Ézen) et elle a le physique de l’emploi. On lui a appris à ne pas faire de sentiments, à être une tueuse (killeuse) et elle l’est, sans états d’âme. Et elle s’exécute. Et elle exécute, symboliquement bien sûr, un cadre en disgrâce qui se suicide après une dispute avec elle et avec le patron.

Il s’ensuit une longue descente aux enfers où elle est interrogée par une inspectrice du travail et, surtout, lâchée par sa hiérarchie qui lui reproche de ne pas gérer l’affaire de façon suffisamment professionnelle, de faire des vagues, pour le dire autrement. Essayant de ne pas plonger seule, la jeune DRH finira par collaborer avec l’inspectrice du travail et se retournera contre son entreprise, dans une recherche d’elle-même, de la vérité du monde du travail et des conflits sociaux comme de sa vérité intime.

On peut juger le film trop porté sur la psychologie, avec une absence de collectif et une fin où l’on voit notre jeune louve se transformer en héroïne sacrificielle. Un bon produit cinématographique qui n’a pas la prétention d’épuiser le sujet mais qui offre pas mal de pistes au débat.

Un débat qu’entame Isabelle Rogez, chargée de mission à l’ANACT (Agence pour l’Amélioration des Conditions de Travail). Elle dénonce justement l’individualisation du rapport salarial : objectifs, évaluations, salaires et psychologisation des rapports sociaux. Les problèmes d’organisation du travail et de management deviennent des problèmes de personnes, ce qui dépolitise le débat et nuit à l’action collective en se centrant sur les individus en souffrance, et, le cas échéant, des harceleurs. C’est un système qu’il faut sans relâche combattre, pas des individus – aussi odieux soient-ils – qui n’en sont que les produits.

Bénédicte Vidaillet – enseignante et psychanalyste – lui emboîte le pas mais prend comme exemple de ce système aliénant le cas France Télécom / Orange, avec son plan Next (suppression programmée de 22000 emplois). Ou comment les dirigeants d’une ex entreprise publique ont fait régner une terreur sourde parmi un personnel attaché au service public. Injonctions de mobilité, humiliations, pressions… C’est l’univers de la multinationale fictive Ézen qu’on retrouve. Bénédicte embraye sur la novlangue managériale, ou comment adoucir les mots pour faire passer des réalités insoutenables, le tout à base d’anglais de cuisine. Sans omettre aussi, bien sûr, les méfaits de l’évaluation annuelle, fallacieuse possibilité offerte aux salarié-e-s pour s’exprimer et dont le but est bien de les individualiser pour mieux les affaiblir.

Les témoignages dans la salle sont nombreux et concordants : dans les collectivités territoriales où la culture gestionnaire l’emporte sur ce qui leur donnait encore un peu d’humanité. Faire mieux, avec moins. Un témoignage de burn-out. Un salarié de Auchan confronté au harcèlement d’une supérieure hiérarchique. Des secteurs d’activité spécifiques (logement social, Télécoms, Hôpital…) avec les mêmes constats : travail empêché, dégradé, injonctions paradoxales, manque de moyens, autoritarisme, culpabilisation, responsabilités accrues dans une solitude de plus en plus invivable.

Bénédicte Vidaillet parle du gâchis d’un tel système et souhaite que l’on puisse mesurer le coût de cette non qualité. Isabelle Rogez articule cette idée avec la nécessité de recréer du collectif à travers l’action syndicale, avec comme objet de mobilisation le travail et la possibilité de faire un travail de qualité. Isabelle Rogez parle du rôle de l’inspection du travail, institution qui manque cruellement de ressources pour agir dans le domaine de la prévention des risques professionnels, comme de l’urgente nécessité de recréer du collectif à travers l’action syndicale. Le débat s’oriente sur la fin probable des CHS – CT avec les ordonnances Macron – Pénicaud, de l’urgence aussi de combattre ces lois régressives qui visent à démanteler les collectifs de travail, à individualiser, à fragiliser pour mieux imposer les standards du marché qui supposent des salarié-e-s passifs et résignés, des consommateurs au lieu de citoyen-ne-s.

Une quarantaine de personnes a assisté à cette séance et très peu ont dû regretter une soirée où la parole a circulé, où les témoignages ont ému, où il y avait place pour l’écoute et l’échange, à des années – lumières du monde du travail aujourd’hui.

Après une projection sur les Goodyears (2015) et un documentaire sur l’inspection du travail (2016), l’OSAT de Solidaires présentait pour la première fois une fiction avec un débat sur le thème des nouvelles formes de management et de la souffrance au travail qu’elles induisent. De l’avis de toutes et de tous, cette soirée a été une réussite qui en appelle encore d’autres.

L’OSAT va maintenant réfléchir à l’organisation de nouvelles journées « Et Voilà Le Travail », fin avril, à Arras. Un projet sur lequel nous ne manquerons pas de vous informer.

C’est en tout cas valorisant pour cette petite commission de Solidaires de pouvoir donner lieu à des débats de cette qualité dans un cadre qui commence à nous être familier.