Jean-Pierre Bloc, quel est votre parcours?
J’ai été photographe de presse pendant plusieurs années, avant de fonder une petite agence d’images avec quelques collègues. C’était au début de l’arrivée de la vidéo, dans les années 80, nous faisions essentiellement des films pour les institutions ou les entreprises. Comme nos moyens étaient limités, nous devions être à la fois réalisateurs, preneurs de son, cadreurs… et monteurs. C’est donc par la pratique que j’ai découvert les infinies possibilités du montage, sa puissance d’écriture. Jusqu’alors, ce n’était pour moi qu’un collage de plans les uns à la suite des autres, une simple exécution d’un schéma préétabli. Pourtant, j’avais une sœur monteuse, mais j’étais davantage attiré par l’image et je ne comprenais pas bien ce qu’elle fabriquait. Grâce à elle, quand mon agence a battu de l’aile et qu’il m’a fallu trouver du travail à l’extérieur, j’ai pu entrer en contact avec des employeurs. C’était une époque où l’audiovisuel était en plein développement et où on pouvait trouver assez facilement du travail en contrat « intermittent » (contrats à durée déterminée dits « d’usage »). De fil en aiguille, j’ai connu de nombreux réalisateurs. Depuis une trentaine d’années, j’ai monté environ une centaine de films, documentaires et fictions, essentiellement pour la télévision. Entrer dans ce métier de cette manière serait impossible aujourd’hui.
Pourquoi ce sujet pour votre web documentaire et pourquoi avoir choisi ce support?
Il y a plusieurs raisons qui m’ont amené à m’intéresser aux inspecteurs du travail. La première, et la plus importante, vient d’une amitié avec une inspectrice du travail. Je la connaissais depuis longtemps, mais elle ne me parlait presque pas de ce qu’elle faisait, il y avait donc une curiosité pour ce métier un peu mystérieux, mal connu, comme l’est celui de monteur. La manière dont elle vivait me semblait à mille lieux de toute l’imagerie et de tous les clichés attachés aux métiers de contrôle. Je voulais en savoir plus sur ce décalage. D’autre part, les questions de la place du travail et des conditions de travail m’ont toujours parues primordiales dans le fonctionnement de la société. Je suis frappé que la création de l’Organisation internationale du travail (OIT) soit directement liée à la première guerre mondiale et que ses principes fondateurs aient été réaffirmés vers la fin de la deuxième guerre mondiale, dans la déclaration de Philadelphie : « une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale ». Quand on voit aujourd’hui à quel point le droit du travail est attaqué systématiquement, vilipendé comme une survivance archaïque, et enjoint de devoir s’adapter aux « réalités » économiques, on peut être très inquiet des conséquences. Or, pour être effectif, le droit du travail doit pouvoir être contrôlé, c’est le rôle de l’inspection du travail. Je voulais voir de plus près comment cela fonctionnait. J’ai choisi de le faire sous forme de web-documentaire car ce support me permettait de découper et de déployer le film dans une durée totale (près de 5 heures) qui aurait été impossible à regarder d’un seul tenant. Et aussi pour des raisons pratiques. Je savais que le sujet, tel que j’avais envie de le traiter, n’intéresserait aucune télévision. Trouver un diffuseur, un « hébergeur » pour un web-documentaire me semblait plus à ma portée, et j’ai eu la chance d’en trouver deux, une combinaison idéale : Médiapart, connu pour le sérieux de ses enquêtes, et le site internet de l’Union syndicale Solidaires, cohérent avec le sujet et l’appartenance syndicale des intervenants et offrant un large réseau de diffusion.
Comment avez vous travaillé le contenu du web documentaire?
Il y a d’abord eu une longue étape préparatoire, qui a duré environ deux ans. Mon amie inspectrice du travail m’a présenté une dizaine de ses collègues, syndiqués à Sud -Travail Affaires sociales. Dans un premier temps, je ne pensais pas me limiter à ces personnes, mais la richesse des échanges que nous avons eues lors des 17 séances de groupe m’a convaincu que je tenais le bon « casting ». C’est au cours de cette période que j’ai décidé de traiter l’ensemble du documentaire sous forme d’entretiens et de renoncer à aller filmer des contrôles en entreprise. J’échappais ainsi à toute demande d’autorisation, que ce soit celle du ministère du travail ou celle des entreprises. J’avais trouvé un terrain de liberté qui, à ma connaissance, n’avait jamais été exploré. La phase de tournage des entretiens individuels a commencé en 2014 sur la base du contenu des séances préparatoires qui avaient été enregistrées et transcrites. C »était pour moi assez excitant de faire plus ample connaissance avec les intervenants en allant chez eux, à travers la France. Je tenais à ce qu’ils s’expriment dans un cadre familier, leur lieu de vie, pour casser l’imagerie liée à l’inspection du travail, impersonnelle et anonyme. Je voulais aussi éviter de tomber dans un discours tout fait et trouver un ton naturel, comme lorsqu’on vous raconte une histoire. Chaque tournage durait une demi-journée ou une journée, ce qui était beaucoup trop court pour pouvoir aborder avec chacun l’ensemble des thèmes. Il m’a fallu retourner plusieurs fois chez les uns et les autres afin de compléter. Les entretiens individuels ont été achevés à la fin de l’été 2015. En parallèle, je montais la matière recueillie lors de ces tournages. Le montage s’est étalé sur trois ans, pendant mes périodes d’inactivité professionnelle. Le matériel était considérable, varié, complexe, et malgré les presque 5 heures de durée totale, il a fallu faire des choix drastiques. Et puis, il restait à concrétiser ce qui allait devenir le chapitre 1 (La guerre du droit du travail). Je tenais à ce qu’il y ait un entretien en groupe sur l’état du droit du travail et son actualité. Là aussi, nous avions fait une séance préparatoire, le 1er juillet 2015. Le tournage a eu lieu quasiment un an plus tard, en mai 2016, en pleine lutte contre la loi « travail », immédiatement suivi par trois semaines de montage intenses. Médiapart m’avait demandé d’être prêt début juin.
Qu’y trouve-t-on?
Rencontrer des inspecteurs du travail, c’est raconter leur(s) histoire(s) à travers un double regard. Un regard porté sur eux-mêmes, leurs parcours, leurs choix ou non choix de ce métier, les conséquences dans leurs vies quotidiennes, et un regard sur le monde du travail tel qu’ils le perçoivent, l’observent. C’est aussi découvrir leurs moyens d’action, leurs limites, et les dilemmes dans lesquels ils sont souvent plongés.
Le web-doc chemine entre 7 thématiques regroupées en chapitres :
La guerre du droit du travail
Portrait de groupe
Mais, c’est quoi ce métier ?
Le monde du travail dans les yeux
Du contrôle à la sanction
Etranges fonctionnaires
Questions de droit
Chaque thématique est constituée de plusieurs séquences. Il y en a 33 en tout, balayant un large spectre, ce qui me fait dire qu’il s’agit d’une sorte de fresque. La plupart des séquences sont construites autour d’une succession d’intervenants, la parole y tient donc une part prépondérante. C’est un choix assumé, même s’il va à l’encontre de ce que les diffuseurs (chaînes de télévision) demandent. Selon eux, des intervenants qui parlent face à la caméra ne peuvent générer que de l’ennui. Les premières réactions après la diffusion du web-documentaire m’ont prouvé le contraire. Mais outre la parole, il y a aussi des photos de situations de travail prises par les inspecteurs du travail eux-mêmes, et dont ils font le récit, en particulier sur les accidents du travail. Il y a aussi la lecture de certaines lettres reçues dans les services de l’inspection qui prétendent dénoncer du travail « au noir ». Et deux séquences en voiture nous font visiter les territoires de contrôle d’une inspectrice et d’un inspecteur, à Nancy et à Tourcoing.
Quels sont les témoignages qui vont ont le plus marqué?
Je ne pensais pas au départ que le monde du travail était encore aussi violent. Lors des premières séances de groupe, je trouvais que la vision des inspecteurs était peut-être un peu déformée, ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils doivent agir en priorité là où ça va mal. Depuis les années 80 tout un discours médiatique s’est peu à peu imposé, décrivant les entreprises comme un monde apaisé, où salariés et employeurs oeuvrent en bonne intelligence. Ce discours est extrêmement bien construit, s’appuyant sur des exemples concrets qui existent certainement, mais ne sont qu’une toute petite partie de la réalité. Les rapports sociaux décrits par les inspecteurs du travail sont bien différents, âpres, et soumis au lien de subordination. J’ai pris conscience du rôle primordial de ce lien de subordination et de ses effets délétères, y compris sur les relations entre salariés. Les nouvelles organisations du travail, l’externalisation de pans entiers des activités des entreprises, dont les inspecteurs parlent dans la séquence « évolution du métier » sont un exemple éloquent de la transformation graduelle du lien de subordination juridique vers un lien de subordination économique, pour le faire échapper au droit du travail, construit pour tenter de réajuster partiellement un déséquilibre fondamental. J’ai aussi été surpris du poids étouffant du silence et du secret dans les entreprises (séquence « le monde du silence ») et frappé par les récits des accidents du travail, dont certains mortels, qui auraient pu facilement être évités. Au final, ce qui m’a le plus marqué est l’esprit de résistance et d’engagement des inspecteurs du travail, qu’on retrouve dans certaines séquences : « Code maudit », « La dernière tribu marxiste-léniniste », « Convictions », « Indépendance », « Généraliste ». C’est peut-être le point positif, la marque d’espoir, dans un documentaire à la tonalité un peu sombre, même si les personnalités diverses des intervenants l’éclairent de leur humanité.
Pensez vous avoir fait le tour du sujet et si non lequel souhaiteriez vous aborder?
Non, bien sûr, c’est impossible de faire le tour du sujet, il est tellement vaste qu’il faudrait encore y consacrer des heures. S’il y avait une suite à réaliser, j’aimerais faire le lien entre les inspecteurs du travail et les métiers connexes : médecins du travail, DRH, avocats, magistrats… C’était d’ailleurs dans le projet d’origine, mais j’ai dû provisoirement y renoncer. Et je voudrais également croiser leurs regards avec celui de certains sociologues et philosophes sur l’avenir du salariat. Le monde du travail, la place du travail dans les rapports sociaux sont en pleine période de transition. Personne ne peut dire vers où on se dirige, mais les transformations seront probablement plus rapides qu’on ne l’imagine. Il va devenir urgent de les questionner.
Jean-Pierre Bloc, Monteur.