Sociologue et historienne de la santé au travail, co-directrice du Giscop 93, Anne Marchand publie un livre intitulé Mourir de son travail aujourd’hui, enquête sur les cancers du travail aux éditions de l’Atelier. Elle a accepté de répondre à nos questions.
Le titre de ton livre évoque une enquête sur les cancers professionnels. De quelle enquête s’agit-il ? Comment as-tu procédé ?
Ce livre rend compte d’une recherche que j’ai menée durant dix ans dans le cadre d’une reprise d’étude au terme de laquelle j’ai rédigé une thèse en sociologie et en histoire. J’ai eu la chance de pouvoir conduire cette recherche dans le cadre du Giscop 93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis), un dispositif de recherche-action construit en partenariat avec des services hospitaliers du département (renvoyer au n° 17, avril 201, p. 5-6). Concrètement, les médecins partenaires signalent au Giscop tou-te-s leurs patient-e-s nouvellement diagnostiqué-e-s d’un cancer sur certaines localisations (broncho-pulmonaires durant ma recherche, urinaires aujourd’hui) et, avec celles et ceux qui acceptent de participer à l’étude, un-e collègue va conduire un entretien visant à reconstituer le plus finement possible leur parcours professionnel. Cette reconstitution est soumise à une expertise collective de spécialistes des conditions de travail et d’exposition qui vont identifier (ou non) des expositions aux cancérogènes. Au terme de leur expertise, au regard de ces expositions et de la réglementation, iels vont préconiser (ou non) l’engagement dans une démarche de reconnaissance en maladie professionnelle. Il s’agit ensuite d’en informer le ou la médecin et la personne malade et de suivre leur parcours dans l’accès au droit de la réparation.
C’est le poste que j’ai occupé dans ce dispositif durant près de 7 ans et c’est à partir de ce formidable observatoire que j’ai pu mener mon enquête. Dans ce contexte de maladies graves et mortelles, avec le soutien financier de l’Institut national du cancer, j’ai pu développer une forme d’enquête particulière, davantage impliquée, qui m’a permis d’accompagner près de 200 salarié·e·s, retraité·e·s et leurs proches dans leurs démarches. Accompagner, cela signifie les écouter dans leurs hésitations, leurs doutes, les soutenir dans la rédaction de leurs courriers, entendre leurs difficultés, se rendre avec elle et eux au guichet des administrations, rencontrer leurs enfants, leur conjoint-e à leur domicile, explorer avec eux des fonds d’archives, etc. En parallèle, dans le cadre d’un partenariat construit avec le service risques professionnels de la Caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis (CPAM 93), j’ai pu échanger avec les professionnel·le·s en charge de l’instruction des dossiers, les questionner sur tel ou tel aspect des dossiers transmis par les assuré·e·s que j’accompagnais. Au final, cette configuration d’enquête m’a donné accès à une somme d’observations et d’échanges qui n’auraient pas été possibles autrement.
Chaque année, selon un dernier rapport remis au Parlement, de 50 000 à 80 000 nouveaux cas de cancer seraient liés au travail alors que moins de 1 800 cas de cancer sont effectivement reconnus en « maladie professionnelle ». Qu’est-ce qui freine cette reconnaissance ?
Les facteurs sont très nombreux et de nature diverse. Déjà, pour la plupart des personnes que j’ai accompagnées, le cancer du travail est de l’ordre de l’impensé. Il faut dire que la maladie survient des décennies après que ces personnes aient été exposées aux substances, jusqu’à 40 ou 50 ans dans certains cas. Elles ont le plus souvent ignoré avoir été au contact de ces toxiques. Bien peu d’entre elles sont alors en mesure d’imaginer un lien entre leurs activités passées et la survenue de leur maladie, d’autant plus dans un contexte où les campagnes de prévention sont exclusivement centrées sur les facteurs dits individuels comme le tabagisme, l’activité physique, l’alimentation. Ensuite, c’est quand elles sont gravement malades qu’elles sont censées se lancer dans les démarches de reconnaissance, au moment où elles sont très affaiblies par la pathologie et les traitements, que leur quotidien — mais aussi celui de leur entourage — est fortement bouleversé, que leurs revenus chutent… Surtout, c’est parce que cette reconnaissance dépend pour une grande part de leur capacité à trouver les preuves de leurs activités et de leurs expositions passées, preuves qui sont très souvent inaccessibles, parce qu’elles n’ont pas été fabriquées ou qu’elles n’ont pas été conservées. Il faut garder en tête que l’instruction de leur dossier se déroule selon le principe du contradictoire, c’est-à-dire que les deux parties concernées, l’employeur et le ou la salarié·e — aux intérêts divergents — sont invitées à argumenter sur la réalité du travail et des expositions : leur position est ici très inégale. La reconnaissance est un espace conflictuel qui ne dit pas son nom. C’est d’ailleurs souvent pour cette raison et parce que les barèmes d’indemnisation en maladie professionnelle sont peu élevés que bien des médecins du travail ou des assistant·e·s sociales préfèrent orienter les personnes victimes du travail vers les dispositifs d’invalidité, financés par nous tout·e·s et non par les seuls employeurs, et où la responsabilité du travail est rendue invisible.
Et, au contraire, quels sont les facteurs qui favorisent la reconnaissance de l’origine professionnelle de ces cancers ?
Ne pas rester seul·e, être soutenu-e par une association, un syndicat. C’est très important notamment pour cette question des preuves à fournir : ce fardeau ne doit pas reposer sur les personnes malades, à l’échelle individuelle. Au contraire ! Face aux carences des pouvoirs publics en matière de traçabilité des expositions cancérogènes — regardez par exemple la valse des réglementations concernant les attestations d’exposition —, il est important de construire une mémoire du travail, d’être attentif à la conservation des archives syndicales, notamment celles des CHSCT aujourd’hui disparus, de veiller à conserver du lien entre retraité-e-s, d’organiser des échanges sur les conditions de travail et d’exposition professionnelle, de formaliser progressivement l’expertise détenue par ces (ancien-ne-s) salarié-e-s, comme ont pu le faire par exemple les verriers de Givors, les mineurs de Moselle, les dockers de Nantes/Saint-Nazaire… Plus largement, il faut remettre du collectif dans ces démarches, dont la portée ne se limite pas à l’indemnisation des personnes malades du travail.
Est-ce que tu peux préciser ?
Obtenir réparation, c’est pour la personne concernée obtenir une indemnisation et d’autres droits annexes, différents selon qu’elle soit encore en activité ou déjà retraitée. Et ce n’est pas rien dans le contexte de la maladie ! Mais c’est aussi faire reconnaître la responsabilité du travail et cela revêt un intérêt collectif. Il n’y a aujourd’hui pas d’autres indicateurs que le nombre d’accidents du travail et de maladies professionnelles effectivement reconnu-e-s pour évaluer les effets du travail sur la santé. Dans ce contexte de sous déclaration et de sous-reconnaissance, ces indicateurs contribuent fortement à déformer la réalité. Chaque déclaration en maladie professionnelle peut constituer un formidable moteur à l’échelle syndicale pour lancer une enquête sur les conditions de travail quand l’entreprise et l’activité existent toujours. Chaque maladie reconnue peut être considérée comme l’indice par excellence d’un danger à supprimer, dans une perspective de prévention. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit les enjeux de financement. Le coût des maladies professionnelles (les rentes mais aussi les soins et traitements) est pris en charge par la branche AT-MP financée par les seuls employeurs. Les maladies du travail, non déclarées ou non reconnues, pèsent, elles, sur la branche maladie, financée par la collectivité.
En conclusion de ton ouvrage, tu en appelles à une « bifurcation écologique »…
Oui ! Le dispositif de réparation des maladies professionnelles doit faire l’objet de refontes et d’améliorations. Mais il faut surtout se donner les moyens de supprimer les dangers du travail à la source, de faire en sorte que plus personne ne meure demain de son travail. La crise écologique nous oblige à remettre en question nos modes de production et les process de travail, voir nos productions elles-mêmes. Ce pourrait être l’objet d’un débat public sur les productions utiles, qui ne nuisent pas à la santé des travailleurs/euses, des riverain-e-s, des consommateurs/trices, de l’environnement plus largement.